Accueil > Critiques > (...) > 2008 -... : Les médias et la « crise » économique

Les injonctions libérales et germanophiles du Monde

par Mathias Reymond,

Depuis quelques mois, Le Monde, du moins dans ses éditoriaux (mais aussi dans ses pages économiques), défend avec vigueur une ligne très... singulière - à défaut d’être très originale - sur les questions économiques. Quand il prescrit les politiques macroéconomiques à mener, le journal du soir ressasse les mêmes thèmes et les mêmes termes : « compétitivité », « réductions des dépenses publiques », « rigueur », etc. Et avec toujours pour modèle unique et sublimé : l’Allemagne. Au point que ce journalisme de prescription compromet le journalisme d’information.
Voici un passage en revue qui soulève quelques questions sur l’identité du quotidien, sur les droits réservés à ses journalistes et sur l’avenir du Monde.

Rarement dans son histoire, le journal avait été aussi loin dans la densité de ses injonctions libérales. Pour retrouver de telles prises de position, il faut remonter à la période 1995-2004 et l’ère Colombani-Plenel-Minc. À cette époque, le quotidien avait soutenu le candidat Édouard Balladur, avait célébré le plan Juppé sur la sécurité sociale, avait applaudi les privatisations et les démantèlements des services publics, avait acclamé les licenciements et était devenu la voix de l’Amérique [1]. Aujourd’hui, sous l’impulsion d’Erik Izraelewicz, Le Monde ne fait pas dans la dentelle...

Vive la rigueur, pour que vive l’austérité !

À longueur d’éditoriaux, le quotidien vespéral somme la France de prendre son courage à deux mains et de mettre en place les mesures nécessaires pour relancer l’économie, avec comme modèle l’Allemagne : « Le traitement, c’est un effort de compétitivité et de réformes ainsi que la réduction déterminée des déficits publics. (...) Entourée de voisins qui se réforment tous dans la foulée de l’Allemagne, la France serait bien avisée de s’en inquiéter » (7 septembre). Mais il faut le faire dans la joie et la bonne humeur à l’image de l’Espagne qui « a procédé à d’impressionnantes réformes structurelles » et qui « mène un programme d’austérité budgétaire drastique - sans se plaindre en permanence, comme il arrive à certains » (29 mai). Et si vous voulez du social, il faudra « inventer un pacte social à la française, un compromis gagnant-gagnant, par exemple autour d’une flexisécurité, comme cela se pratique en Europe du Nord » (9 juillet). Pour le directeur du Monde, Erik Izraelewicz, la France « doit s’engager à faire elle-même les efforts nécessaires au redressement de ses comptes publics et de sa compétitivité industrielle » (18 juin).

D’ailleurs François Hollande doit s’inspirer de Gerhard Schröder, explique Izraelewicz  : « Schröder avait imposé à son pays des mesures impopulaires. Il avait tranché, personnellement. (…) François Hollande a pour sa part cinq ans et tous les pouvoirs, ou presque. Le redressement de la compétitivité française passe par de profondes réformes. Il les a esquissées. À lui de les clarifier et de les mettre en œuvre. Avec fermeté. N’est pas Schröder qui veut. » (10 septembre). Cet enthousiasme pour le « modèle allemand » n’est même pas tempéré, comme il devrait l’être... En effet, ainsi que le rappelle Gilles Raveaud - en se nourrissant de nombreuses sources - sur son blog, « depuis 2000, les salaires de nombreux Allemands ont stagné, diminuant même de 20 % pour les bas salaires. Les travailleurs pauvres sont de plus en plus nombreux, sans doute 8 millions (voir ici et ). C’est ainsi l’ensemble de la société allemande qui va mal. »

Pour les journalistes d’opinion du Monde, les entreprises sont « l’avenir de la France  » (25 septembre), et tout doit être fait pour les favoriser... et favoriser une politique de l’offre, en somme [2]. Rapidement, le journal prévient  : « Le "redressement productif" promis par le gouvernement implique d’abord de ne pas alourdir les coûts et charges qui pèsent sur les entreprises » (19 juin). Ainsi, il ne faut surtout pas augmenter le SMIC car « l’emploi risque d’en souffrir, même si les employeurs limitent le "choc" en modulant à la baisse les compléments de rémunération » (26 juin).

Et Le Monde de déplorer, plus ou moins ouvertement, le projet de réforme fiscale prévue par le gouvernement  : « On peut contester cette répartition de l’effort. On peut regretter que l’emballage, quoi qu’en dise le président, laisse ce pénible sentiment d’une gauche qui n’aime pas, ou pas assez, les entreprises et les entrepreneurs » (11 septembre). Puis, quelques jours plus tard  : « Il est normal de partager le fardeau du redressement, mais ces mesures nuisent à l’attractivité économique française » (25 septembre). C’est bien connu  : pour qu’il y ait attractivité, il faut qu’il y ait compétitivité, et pour Erik Izraelewicz, « le choc budgétaire d’aujourd’hui n’a de sens que s’il est complété rapidement par un puissant choc de compétitivité. Pour provoquer l’électrochoc dont la France a besoin » (28 septembre).

Vive l’Europe libérale pour que vive l’Europe !

Derrière toutes ces prescriptions il y en une qui domine les autres et qui les justifie : la construction de l’Union européenne doit se faire à n’importe quel prix. Par exemple, avec le traité budgétaire, « le sauvetage de l’euro est en bonne voie  » assure le journal (1er octobre). Et Le Monde s’enthousiasme pour « la lente transformation de la zone euro en véritable union monétaire. Évolution nécessaire et positive. (…) Il n’y a pas d’union monétaire sans union budgétaire, bancaire et sans solidarité financière. » (10 octobre). Pour sortir des crises, pour relancer la croissance, pour que la vie soit belle et pour que les oiseaux chantent tous les matins, il faut plus d’Europe. Toujours plus. Et pas n’importe quelle Europe : si le traité budgétaire « dessine les contours d’une union bancaire et budgétaire. C’est la bonne direction. » Il faut d’ailleurs mettre en place « une supervision budgétaire commune. » (27 juin).

Dans le même esprit, Le Monde adore le nouveau directeur de la Banque centrale européenne et chacun de ses gestes est acclamé : « Pour être crédible, il fallait passer de la parole aux actes. Mario Draghi l’a fait, et il convient de le saluer. Le président de la Banque centrale européenne (BCE) a décidé de voler au secours de l’euro. » (7 septembre). Ou encore  : « L’avenir de la monnaie unique est plus que jamais entre les mains du président de la Banque centrale européenne (BCE). C’est plutôt rassurant : cet Italien est un vrai européen - et, par les temps qui courent, l’espèce est rare, très rare, chez les dirigeants des pays de l’Union. » (3 septembre). Mais le « bon docteur Draghi », comme se plaît à le surnommer le journal, a été au début des années 2000, vice-président de la branche européenne de la banque d’affaires américaine Goldman Sachs. Rappelons au Monde que cette banque avait par exemple aidé la Grèce à dissimuler son déficit public [3]...

Si le quotidien du soir adore le patron de la BCE, il n’apprécie guère le comportement des écologistes pour ne pas avoir approuvé le traité budgétaire  : « Les écologistes demandent à être traités en partenaire de coalition, ils se comportent en groupuscule irresponsable. (...) Les Verts formulent des exigences comme s’ils étaient une force de progrès soutenue par 10 % des électeurs. » Et Le Monde va même appeler au renvoi des ministres écologistes  : « Au nom de la cohérence de son action et du respect des électeurs, c’est à François Hollande d’en tirer les conséquences : il doit mettre fin aux fonctions des deux ministres d’EELV, Cécile Duflot et Pascal Canfin. Ils reviendront si leur formation se transforme en parti de gouvernement. Un jour, peut-être. » (24 septembre). C’est la première fois, à notre connaissance, qu’un éditorial du Monde exige l’éviction de ministres pour des raisons strictement politiques...

***

Sauf mention contraire, les phrases citées dans cet article sont extraites des éditoriaux du Monde : des éditoriaux non signés qui engagent l’ensemble des journalistes, sans les avoir nécessairement tous consultés... Qui peut croire que le rôle de conseiller libéral peut représenter tous les journalistes du Monde. Et quand l’éditorial est signé Erik Izraelewicz, directeur du Monde, quel sens accorder à cette signature solitaire ?

Quotidien de parti pris, comme il l’a toujours été et comme c’est son droit, Le Monde l’est plus que jamais. Mais à la différence du Figaro – qui assume son ancrage à droite (et qui le revendique), Le Monde semble toujours vouloir se situer au-dessus de la mêlée et afficher une légendaire neutralité. Ce n’est pas la première fois que le masque tombe. Mais pourquoi s’avancer masqué ? Le Monde, quotidien d’influence, s’efforce de convaincre le gouvernement d’infléchir sa politique, pour qu’elle ressemble à s’y méprendre à celle de tous les gouvernements européens de droite ou sociaux-libéraux. Qui peut croire un seul instant que la crise rampante qui mine le quotidien et qui réduit son lectorat pourrait être conjurée par de piètres tentatives de dissimulation ?

Mathias Reymond

 
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Notes

[1Voir par exemple une compilation d’extraits des éditoriaux du Monde réalisée par le défunt journal PLPL (Pour Lire Pas Lu) en octobre 2000 (n°1).

[2Selon les adeptes de la politique économique de l’offre cela revient à aider les entreprises à produire plus de biens et services en réduisant toutes les contraintes fiscales ou règlementaires (moins de cotisations, moins d’impôts sur les entreprises, des salaires plus bas...). Cette thèse a été développée durant les années Reagan aux États-Unis par les courants conservateurs et les "néo-classiques".

[3Voir à ce sujet notre article sur Jean-Claude Trichet.

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