Seattle, Davos, Washington, Bruxelles ou encore Prague. Les mobilisations "citoyennes" contre la mondialisation libérale se multiplient. Autant de contre-sommets au pouvoir des dominants dont la presse belge francophone a eu à rendre compte les mois derniers. Autant d’occasions de ressasser à l’opinion publique les lieux communs de la vulgate néo-libérale triomphante. Avec comme ligne de force, la dissociation artificielle du politique et de l’économique, ayant pour effet d’assurer la légitimation de l’Etat en ces temps troubles de "globalisation" des échanges.
L’intérêt ici porté aux connexions symboliques entre les médias, les mouvements sociaux et les pouvoirs politiques et économiques s’inscrit dans un cadre général, celui de la construction journalistique des mobilisations sociales. Toute une tradition d’analyse critique des médias s’est attachée à rendre compte de la façon dont le discours médiatique construit et met en scène les phénomènes sociaux et, singulièrement, les plus spectaculaires d’entre eux tels les manifestations ou émeutes. Une constante se dégage de ces réflexions : cette construction et cette mise en spectacle sont bien faites, non tant dans le but de relayer les aspirations et les valeurs de combat des groupes en action, que pour cautionner sinon conforter les valeurs et les représentations de la classe dominante.
La couverture médiatique par la presse belge francophone du contre-sommet au Millennium Round de Seattle, fin novembre dernier, ainsi que de la mobilisation contre l’European Business Summit de Bruxelles, organisé en collaboration par l’UNICE (Union des confédérations industrielles et d’employeurs d’Europe) et la FEB (Fédération des entreprises de Belgique), a semble-t-il, comme on le verra, largement confirmé le diagnostic. L’objectif du présent article est donc triple. Il s’agit, non seulement, de préciser très brièvement quelques-unes des figurations des manifestants imposées à l’opinion, comme autant de types idéologiquement marqués ; de revenir sur le discours de presse relatif au dit phénomène de la " mondialisation ", enfin, d’étudier la représentation journalistique de l’économique ou, plus exactement, des principaux acteurs du champ de l’économie, à savoir les pôles respectifs du capital, du travail et de l’Etat, telle que proposée par la presse. Ces différents thèmes s’épaulant les uns les autres, on s’attachera moins à analyser chacun de ces propos séparément qu’à discerner les lignes de force se dégageant du discours médiatique.
Dans tout mouvement social, la capacité du groupe mobilisé à s’affirmer dans l’espace public, par la voie du rassemblement, constitue un atout de première importance. Il s’agit, la plupart du temps, pour les organisateurs de l’événement d’évaluer leur représentativité réelle et, en cas de succès, de s’appuyer sur la légitimité déléguée par l’opinion publique, pour s’assurer une position avantageuse dans le cadre du rapport de forces établi avec les pouvoirs interpellés. Le groupe mobilisé trouve ainsi dans la manifestation le moyen d’y affirmer son identité et dans l’identification d’un adversaire la raison d’être du mouvement et de la contestation. On ne sera dès lors pas étonné que pour la grande majorité des quotidiens francophones, la couverture des manifestations de Seattle se soit traduite par l’imposition au grand public de l’idée d’un consensus général. S’y retrouveraient aussi bien les anti- que les pro-mondialisation, " les thèses des premiers, souvent plus nuancées étant partagées par certains des seconds ", le front commun des manifestants étant parallèlement présenté comme regroupant " quantité d’intérêts différents, parfois corporatistes, à la limite contradictoires " [1]. Diviser pour régner et homogénéiser pour mieux dénaturer - rien de très contradictoire au demeurant - telles semblent bien être deux des mamelles du discours bourgeois dans sa stratégie d’encadrement des masses.
Des mouvements sociaux criminalisés et dénaturés
Dans le cadre de cette construction symbolique, les médias sont par conséquent loin d’être des miroirs sur lesquels viendraient, naturellement, se refléter les discours du groupe mobilisé. Dans la plupart des cas d’ailleurs, sans réellement censurer ou même faire l’impasse sur certaines revendications, les médias préfèrent se focaliser sur les incidents d’une minorité qu’ils jugent bon de criminaliser, traduisant ainsi l’incorporation par le corps journalistique du nouveau sens commun carcéral que traduit à sa manière le basculement de l’Etat social à l’Etat pénal. On évoque alors les "débordements par des groupes non contrôlés ", le " climat de haute tension générale ", ou encore l’" immense champ de bataille " [2]. Mais plus généralement, la masse des manifestants est réduite à l’expression d’une foule suggestive placée sous l’emprise d’un leader omnipotent. José Bové faisant figure de gourou, " véritable vedette américaine" d’une foule " de fans aux anges " dont il prend congé " d’un geste symbolique " [3]. On le voit, le cadrage de l’événement répond ici, en partie, aux intérêts relatifs au champ médiatique lui-même, le caractère théâtral des manifestations s’expliquant, dans une large mesure, par l’importance prise depuis plusieurs années par les médias, la télévision en tête, et le besoin d’être remarqué afin de répondre à la logique de l’audimat et du spectaculaire.
Mais le travail idéologique de la presse ne s’arrête pas là. Les médias ont également une propension à rejeter l’effectivité des manifestations de masse et à nier la possibilité d’un renversement ou d’une modification de l’ordre social par le truchement de l’action collective. L’isoloir plutôt que la rue. C’est ainsi que le quotidien financier et économique L’Echo présenta Seattle comme une victoire de l’OMC : " au risque de décevoir les opposants -de tout poil- à la mondialisation, les 135 délégations présentes à Seattle se sont engagées à reprendre au plus vite des pourparlers pour le lancement d’un cycle de négociations " [4]. Bref, c’est la bonne vieille thèse de l’inanité chère à la rhétorique réactionnaire mise en évidence par Albert Hirschman [5] : toute tentative de modification du monde est vaine.
Pour la grande presse, la solution réside alors souvent dans un dialogue renoué entre tous les partenaires, invitant syndicats, patronat et ministres autour de la table ou, plus exactement dans le cas présent, représentants des multinationales, des organisations commerciales mondiales et des ONG. Soit une mise en scène exemplaire de ce qu’Erik Neveu appelle le problème de communication [6], catégorie idéologique visant à masquer le malaise réel et le conflit d’intérêts par de prétendues difficultés des acteurs de l’Etat, du travail et du capital à conserver avec autrui des relations d’attention et d’écoute appropriées. Cette logique visant à réguler le système capitaliste par un travail de nature thérapeutique rend alors, bien évidemment, vaine toute dénonciation substantielle du libéralisme économique et de son fonctionnement objectif. Pour dire les choses plus simplement : les politiques ne peuvent se tromper, tout est une question de pédagogie, reste donc l’interpellation du pouvoir et l’espoir d’ " être entendu ".
Un Etat victime des multinationales ?
Mais, Seattle fut aussi et surtout pour la presse l’occasion de revenir sur les " bienfaits " du libéralisme économique et de reconduire un mythe, celui d’un marché tout-puissant autonome à la sphère de l’Etat. Soit une figure désormais classique de la rhétorique journalistique et, plus généralement de la doxa, celle qui instaure la dissociation artificielle du politique et de l’économique, réduisant alors frauduleusement la globalisation des échanges commerciaux et la déréglementation des marchés financiers au niveau planétaire à des processus indépendants, inéluctables et quasi naturels ! C’est ainsi que l’on pu lire dans un éditorial d’un grand quotidien bruxellois, si " le marché reste le mode d’organisation le plus efficace de la vie économique - notamment parce que tous les autres ont montré leurs limites " (comme si les crises pétrolière et asiatique n’avaient jamais existé), il est " grand temps que les politiques s’organisent pour conserver la maîtrise de ce torrent " [7].
Ce qui se traduit, comme l’a très bien dit Jean Sloover, pour " les partisans du laissez-faire, pour les libéraux ", par " l’idée que les marchés sont supérieurs aux interventions de l’Etat et, pour les adversaires du libéralisme, que la politique, si elle est expulsée pour l’heure de la globalisation, peut, si elle le veut, reprendre le cours des choses en main " [8]. Ce qu’exprimèrent, à leur manière, aussi bien le président de la Table Ronde des Européens, lors du sommet de l’Unice à Bruxelles, à travers son " Messieurs les politiques, laissez faire le marché ", que le représentant d’Attac Wallonie-Bruxelles en appelant au contrôle de l’Etat sur " la liberté individuelle d’entreprendre ", cette liberté " sans protection ne profitant qu’aux forts " [9]. Mais l’Etat-providence victime des multinationales n’est qu’un mythe.
Peut-être faut-il dès lors se demander si cet appel au " politique " lancé par une large majorité des manifestants n’est pas au principe de la relative sympathie des rédactions à leur encontre, ces derniers ne remettant pas fondamentalement en cause la puissance publique mais en appelant au contraire au compromis historique et idéalisé de l’Etat et du capital. On remarquera, toujours dans le même ordre d’idées, la convocation du concept de la " citoyenneté " masquant une stratégie de consolidation et de préservation de l’ordre établi, la notion étant organiquement liée à celle de l’Etat. Sans compter que ce recours au générique (" Le Citoyen ") vise à nier symboliquement les divisions réelles du corps social et la nature même de la manifestation.
La caisse à résonance du capital
La couverture de l’European Business Summit de Bruxelles et, plus particulièrement, de son contre-sommet s’est, certes, traduite par l’imposition à l’opinion des idées reçues et autres clichés décrits précédemment. Mais si la presse se transforma pour l’occasion en une véritable caisse à résonance des intérêts patronaux, certains journalistes entretenant au demeurant des relations avec les élites entrepreneuriales et financières du pays (voir encadré), elle se contenta, la plupart du temps, d’ouvrir ses colonnes aux représentants les plus prestigieux du capital belge. C’est ainsi que l’on vit Georges Jacobs, ancien patron de la FEB, actuel président de l’UNICE, du groupe chimique UCB et porte-parole des administrateurs indépendants de la Générale de Banque, squatter l’ensemble des médias avec pour objectif prioritaire, celui de convaincre l’opinion de l’existence bien réelle d’un retard pris par l’Europe en termes d’ " innovation " et du bien-fondé de son corollaire, la privatisation du secteur éducatif [10].
Mais quelles sont donc les causes avancées par le patronat, et reprises à son compte par l’intelligentsia journalistique, pour rendre compte de ce soi-disant retard ? Elles sont multiples : la " moindre importance de l’esprit d’entreprise ", le " poids de la fiscalité ", les " salaires élevés " et last but not least, l’ " inadéquation entre la formation et les besoins des entreprises " [11]. C’est ainsi que derrière les beaux discours sur " la volonté de rendre la société de l’information accessible à tous et à toutes " et les sempiternelles complaintes sur le " manque de fluidité entre les universités et les entreprises ", il faut voir non seulement le souci de transformer l’enseignement en un nouveau marché pour les entreprises des NTIC (Nouvelles technologies de l’information et de la communication) mais également, l’objectif encore moins avouable d’utiliser l’Ecole comme premier fournisseur d’une main-d’oeuvre flexible.
Du Soir à l’ "hagiographie" patronale : connivences éditoriales
Christine Simon et Béatrice Delvaux ont toutes deux couvert, avec d’autres, les événements de Seattle et Bruxelles pour Le Soir. La première, journaliste économique, est l’auteur d’un livre sur Philippe Bodson, big boss de Tractebel de 1989 à 1999, dont le titre, Philippe Bodson, le patron qui ose (Bruxelles, Labor, 2000) en dit long sur l’impertinence onctueuse du propos. Béatrice Delvaux, quant à elle, spécialiste de l’actualité financière, directrice du service économique depuis 1990 et, l’information n’étant pas anodine, ex stagiaire du FMI, a écrit en collaboration avec Stefaan Michielsen, ancien responsable du service économique du Standaard, un livre intitulé Le bal des empires. Les dessous du capitalisme belge paru aux éditions Racine en 1999. Présenté comme " une histoire d’hommes et de rapports de force, d’enjeux financiers et industriels, de lutte entre l’amour du drapeau et l’esprit de conquête ", l’ouvrage se terminait par un vibrant appel " à doter la Belgique, même à l’intérieur de l’Europe, de structures capitalistiques modernes de manière à ce que les entreprises puissent se développer et croître sans que leurs centres de décision partent à l’étranger ". Ce patriotisme bourgeois s’exprimera à nouveau dans sa postface élogieuse au livre de José-Alain Fralon, ex correspondant du Monde à Bruxelles, sur Albert Frère. Le fils du marchand de clous (Bruxelles, Lefrancq, 1998), dans lequel elle concluait sur la nécessaire " construction d’un capitalisme fort et conquérant, permettant d’assurer la pérennité d’entreprises qui conservent leur centre de décision au pays ". L’ un des objectifs, assurait-elle à l’époque, " majeurs pour un pays et ses travailleurs ".
Ses travailleurs ?
Le recours à la théorie réactionnaire de la psychologie des foules, la dissociation du politique et de l’économique se traduisant au pire, par une propagande, à peine voilée, en faveur de l’ultra libéralisme, au mieux par une forme idéalisée de keynésianisme très modéré visant à légitimer l’Etat, ou encore, le socio-économique masqué par le pseudo problème de communication, tels sont donc les nouveaux lieux communs du prêt-à-penser patronal séduisant plus que jamais nos élites médiatiques. La théorie du complot n’est pourtant d’aucune aide pour expliquer l’ampleur du phénomène. L’omniprésence quotidienne de ces réflexes mentaux conditionnés, de ces idées trop bien reçues peut par contre s’éclairer à la lumière d’un processus déjà dénoncé, celui de l’imbrication croissante entre groupes de presse et groupes industriels et financiers. Quant à l’appel au consensus, le primat du dialogue, la négation de l’action collective, la mise en spectacle ou encore la criminalisation des résistances sociales, si ces phénomènes s’expliquent, en partie, par la nécessité de répondre à la logique commerciale de l’audimat, ils sont aussi la traduction d’un mépris de classe propre aux membres des classes moyennes dont relèvent les élites journalistiques pour lesquelles les masses populaires sont " l’objet à la fois et contradictoirement d’une forme de fascination et d’une forme de répulsion " [12].
Geoffrey Geuens, assistant et doctorant à l’Université de Liège