Taddéï parrain, recruteur et produit d’appel
Mai 2012, le compte Twitter de Frédéric Taddeï affiche ce tweet énigmatique : « Recherche de futur(e)s Taddeï ». Intriguée, je réponds, et Taddeï me demande alors de lui faire parvenir des idées de sujets et d’invités originaux pour des débats. Je me prête assez facilement au jeu qui est plutôt amusant. Après quelque temps, je reçois un nouveau message : il souhaite me rencontrer. Le rendez-vous a lieu, après maintes péripéties et oublis de sa part, dans les locaux de Newsring, rue de Rome.
Newsring, c’est un site de débats né en en décembre 2011, en même temps qu’une floppée de sites d’information participative tels que Le Plus du Nouvel Observateur ou encore le Huffington Post. En d’autres termes, il s’agit de faire participer l’internaute, blogueur ou autre, pour réduire les coûts. La particularité de Newsring ? Le site est parrainé par Frédéric Taddeï dont l’objectif est, selon le discours qu’il me tient, d’en faire l’équivalent en ligne de Ce soir ou jamais, à la seule différence que chacun pourrait s’y exprimer. Il me propose d’y lancer des débats sur l’histoire, puisque telle est ma spécialité, tout en étant rémunérée. En tant que doctorante toujours en quête de petits boulots, c’est le genre de proposition qui ne se refuse pas.
Cependant, plusieurs éléments me posent question. Taddeï aime à dire qu’il ne regarde pas la télévision mais il semble aussi qu’il ne fréquente pas le web très souvent. Ainsi, je suis assez interloquée lorsque, au fil de la conversation, il m’explique que « de toute façon, le web penche toujours naturellement à gauche » et que c’est pour ça qu’il ne faut pas hésiter à laisser s’exprimer des gens d’extrême droite. Ma lecture des commentaires d’internautes sur divers sites de presse, terrains privilégiés des groupuscules extrémistes de tout poil, étaient loin de me laisser cette impression. Lorsque j’invoque cette objection, il réplique : « Non, il n’y a pas de danger sur Newsring parce qu’on est obligé de s’inscrire sous sa véritable identité par Twitter ou Facebook, tout ce qui est publié sur Newsring l’est aussi sur vos réseaux sociaux ». Dans ma tête, je me disais : « Comment te dire, Frédéric ? Les faux comptes Twitter et Facebook sont légion… ».
Je rencontrai ensuite Julien Jacob, PDG de Newsring, qui m’expliqua le fonctionnement du site et m’annonça les tarifs : 500 euros les huit débats, comptabilisés comme des piges : « Ca n’est pas beaucoup mais c’est calculé pour que vous n’y passiez pas trop de temps, le but c’est que vous vous amusiez. Et puis, ça pourra être renégocié plus tard », me dit-il.
Un directeur de la rédaction sachant prendre des risques
Julien Jacob quittait Newsring moins d’une semaine plus tard. En juin 2012, déjà, Chloé Leprince, rédactrice en chef, et Pierre-Antoine Souchard, son adjoint, avaient également quitté le navire. Rappelons que le premier rédacteur en chef, Philippe Couve, avait abandonné l’aventure seulement un mois après la création du site. Un site d’information qui perd deux rédacteurs en chef et son PDG en moins d’un an, ça ne sent pas très bon...
Ces départs consécutifs consacrèrent un nouveau Grand Chef, anciennement en charge de la rubrique politique, à la tête de la rédaction. Il devenait mon principal interlocuteur et j’appris très vite qu’avec lui, la donne avait changé. Hors de question de faire dans le débat historique, il fallait ratisser large et surtout, mouiller sa chemise pour jouer les community managers [1]. Le but était clair : du flux et du clic au prix d’un racolage sans faille. Embarrassé par les récentes recrues de Taddeï, le Chef n’hésita pas à nous téléphoner pour nous pousser à partir si nous ne voulions pas de ces nouvelles conditions, allant jusqu’à menacer certains d’entre nous de ne pas nous payer si nous persistions. En suivant ce nouvel objectif, il se conformait exactement aux directives de Webedia, principal actionnaire de Newsring aux côtés de Frédéric Taddeï et Julien Jacob, propriétaire de Pure People et Pure Media.
Je persistai donc, tout en essayant de ne pas trop sacrifier au racolage. Le Chef et moi avions des visions tout à fait opposées. Il ne cessait de me parler d’attraper des « gros poissons » - entendre par là des personnalités médiatiques - pour insérer leur contribution dans les débats. La perspective d’envoyer un SMS à Luc Chatel et à Luc Ferry, un appel téléphonique à Tariq Ramadan, le mettait en transe alors que tout cela me laissait de marbre : une contribution originale et argumentée d’un universitaire méconnu me parlait bien plus que le énième ressassement d’un habitué des plateaux télé. Comme j’avais probablement tout de l’étudiante sérieuse prête à se laisser exploiter sans se plaindre, le Chef paria sur moi quitte à prendre des risques, ou du moins ce qu’il considérait comme tel. Je pus ainsi lancer le débat « Michel Onfray est-il vraiment libertaire ? » qui, selon lui, lui aurait valu d’être grondé par le directeur général de Newsring s’il l’avait appris.
Coups de ciseaux et pêche aux « gros poissons »
Le meilleur était à venir avec un autre débat que je voulais lancer à propos de Libération : « Libé est-il toujours de gauche ? » qui, toujours selon le Chef, n’était pas pertinent parce que « personne ne s’entend sur la définition de la gauche. » Après bien des discussions, il fut finalement validé sous le titre « Libé a-t-il perdu son âme ? », un débat que la rédaction avait précédemment renoncé à lancer. Toutefois, s’il fut accepté cette fois, ce ne fut pas sans un profond remaniement de l’argumentaire que j’avais développé pour l’accompagner, ce que je ne découvris qu’une fois le débat en ligne.
Alors que je me plaignais par courriel de ne pas en avoir été informée et d’être associée à un texte que je ne cautionnais pas, le Chef me répondit : « C’est pourtant ainsi qu’on travaille dans la presse, depuis toujours : il faut que vous sachiez que nous sommes responsables des écrits que vous publiez. » Certes, mais dans la mesure où l’essentiel de l’argumentaire – comme tous ceux de Newsring en général - consistait en citations et liens vers des articles déjà publiés ailleurs qui n’avaient pas fait l’objet de poursuites, le risque était quasi inexistant. Autocensure ? Certainement pas, me réplique le vaillant journaliste : « Non, si vous me connaissiez, vous sauriez que je n’ai peur de personne ». Diantre… Mais quelle raison alors ?
L’un des principaux points de désaccord résidait dans le retrait d’un lien vers Le Nouveau Jour J, journal des étudiants nancéiens, qui donnait une critique de DSK, Hollande, etc, de Pierre Carles. Cette référence l’avait rendu fou : « ne pas parler de ce salaud de banquier de Rotschild, ça manquait dans votre petit procès de Moscou. La motion de défiance des salariés était plus convaincante. Ne citer qu’un admirateur de Pierre Carles, par contre, c’était décisif : Demorand, il était mort avec votre enquête. » J’étais loin de soupçonner ce pouvoir à un petit groupe d’étudiants de l’université de Lorraine qui venait de découvrir le documentaire…
Mais puisque leur critique était bonne, le Chef les assimilait à de vulgaires groupies de Pierre Carles, sans même envisager qu’ils aient simplement pu apprécier le documentaire, indépendamment de tout lien et de toute connivence avec son auteur. Voilà qui en dit long sur sa conception de la critique dans les médias... Sans doute aurait-il préféré que je renvoie aussi à une recension négative, mais les détracteurs de ce documentaire choisissent visiblement le silence plutôt que des critiques publiques que j’ai vainement recherchées. Le Chef préféra donc renvoyer directement à un extrait du documentaire sur le site de Pierre Carles, ce qui revenait aussi à le présenter comme un homme seul, un hurluberlu s’agitant vainement dans son coin.
Un site se réclamant du parrainage de Frédéric Taddeï, pouvait-il sérieusement continuer à ignorer une critique des médias de plus en plus connue du public après le succès des Nouveaux Chiens de garde et le passage de Yannick Kergoat sur le plateau de… Ce soir ou jamais ? Cette interrogation ne reçut qu’une réponse ironique : « On m’en parlait encore hier dans un bistrot de Nevers ! Vous avez raison, c’est même devenu un argument électoral, feu sur la presse ! On pourrait en parler des heures, et il n’y aurait pas que Libération au banc des accusés. Je vous propose - très sérieusement : "Les journalistes sont-ils des salauds ?" Frédéric Taddeï proposait : "Les journalistes sont-ils tous des cons ?" Vous trouverez peu de gens pour les défendre. »
Débattre en ligne ou débattre dans le vide ?
Nullement désireux de s’interroger sur les conditions, la teneur et les finalités du débat sur Newsring, le Chef est en revanche toujours à l’affut de nouveaux « gros poissons », ce à quoi il réduisait Kergoat : « Si vous parvenez à nous l’amener pour contribuer à votre débat, j’ouvre le champagne ! Je prends aussi Halimi, Lordon ». L’actualité n’est alors qu’un pourvoyeur de débats « canailles » pourvu que les huiles des médias ne soient pas trop égratignées. À côté de cela, quand je suggérai un débat sur le désintérêt médiatique pour les sans-papiers, on me proposait à la place : « Pour ou contre l’Aide Médicale d’État » que je déclinai pour des raisons éthiques.
Aujourd’hui, Newsring poursuit sa quête de flux en rémunérant les pigistes au nombre de contributions, une offre généreuse à dix euros la contribution que j’ai refusée. En d’autres termes, les pigistes sont réduits au rôle de rabatteurs de contributeurs, arpentant les divers forums du web, en quête de pourvoyeurs de contenu auxquels ils sont dans l’incapacité d’expliquer quel usage Newsring fera des données personnelles transmises lors de leur inscription sur le site. Autant dire que, contrairement à ce qu’en dit Taddeï, le site n’est même pas l’ombre de Ce soir ou jamais, et ne saurait compenser sa réduction au format hebdomadaire. Et quelles que soient les raisons de sa participation à cette entreprise, est-il bien sérieux que Taddeï utilise une notoriété entretenue sur le service public, pour fournir de la main d’œuvre corvéable à merci à Newsring ?
Eurydice Vial
Post scriptum d’Acrimed
Ce témoignage permet d’éclairer utilement les conditions de fabrication de ce site Newsring, qui est en apparence aussi attrayant esthétiquement que richement nourri par de nombreux articles sur tous les grands domaines de l’actualité. Néanmoins, au-delà de cette première impresssion, l’appréciation se gâte nettement… Les articles n’en sont pas réellement et se résument à quelques paragraphes de reprise d’autres médias. Les questions censées amorcer les débats qui accompagnent chaque article sont pour la plupart faussement polémiques (« Éducation nationale : faut-il préciser que Rimbaud et Jules César couchaient avec des hommes ? ») ou vraiment rabâchées (« Rolling Stones ou Beatles ? »), quant à l’omniprésence de sondages permettant d’arbitrer en temps réel chaque débat, elle prête franchement à sourire !
Mais il est vrai que ce n’est pas avec quelque pigistes chichement payés « à la pièce » qu’on peut faire vivre un site d’information et de débat d’actualité digne de ce nom… Ni d’ailleurs connaître un franc succès, à en juger par l’audience enregistrée par les « Débats les plus animés du mois » : avec quelques dizaines de contributions et quelques centaines de votes, les débats ne semblent pas drainer un public excédant celui de blogs ou de forums à succès… mais avec de « gros poissons » !