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Lire : Les patrons de la presse nationale. Tous mauvais, de Jean Stern

par Jean Pérès,

L’auteur du livre Les patrons de la presse nationale. Tous mauvais [1], Jean Stern, est journaliste. Il a travaillé comme tel à Libération, à La Tribune, au Nouvel économiste, à Gai Pied. Son ouvrage s’appuie donc sur son expérience. Mais c’est surtout le produit d’une enquête réalisée avec la collaboration d’Olivier Tosas-Giro (pseudonyme d’un journaliste) qui présente en 190 pages, un véritable panorama critique de la presse nationale et de ses principales composantes, comme de son histoire depuis la fin de la guerre.

Les patrons de presse dont il est ici question sont aussi bien les patrons de presse traditionnels, comme Hubert Beuve-Méry, Robert Hersant ou Émilien Amaury, que les journalistes « managers », genre Serge July ou Jean-Marie Colombani, ou encore les patrons de groupes dont la presse n’est qu’une activité parmi d’autres, comme Lagardère, Bernard Arnault ou François Pinault.

 Après un avant-propos dans lequel l’auteur évoque sa vie professionnelle et les grandes lignes de l’ouvrage, le chapitre I, « Automne 2011 : le plus grand plan social de France », décrit à travers les mésaventures de La Tribune, de France-Soir et de la Comareg (groupe Hersant, 2400 suppressions d’emplois) la situation actuelle de la presse en France et les stratégies hasardeuses des trois patrons concernés : Bernard Arnault, l’homme le plus riche de France, Philippe Hersant, fils de Robert, et Sergueï Pougatchev, le tragi-comique oligarque...

 Retour en arrière avec le chapitre II : « Sainte alliance à la Libération ». À la fin de la guerre, le sort de la presse, largement collaborationniste, est géré par la coalition alors au pouvoir : « On s’est contenté à la libération d’un partage des tâches dans une sainte alliance entre gaullistes et communistes : aux premiers, les rédactions, aux seconds, la distribution, les ateliers et les imprimeries. » (p. 31). Dans ces circonstances, les nouveaux dirigeants de journaux issus de la Résistance n’ont pas su, aux yeux de Jean Stern, assurer les conditions économiques de la pérennité de leurs journaux : « Sous-capitalisée, sans fonds propres, la presse écrite perd au fil des décennies toute possibilité de véritable indépendance économique et donc éditoriale » (p. 32). Ils n’ont pas su faire élaborer une grande loi pour la liberté de la presse : « La résistance veut sa loi, pour compléter celle de 1881 et repartir sur de bonnes bases. Elle ne l’obtiendra pas. Dès 1947, deux titres, Combat et France-Soir vont tomber entre les mains de patrons tout à fait traditionnels : un millionnaire et la Librairie Hachette » (p. 32). Ils n’ont pas davantage réussi à promouvoir de nouvelles formes de propriété des journaux qui permettent aux journalistes d’en garder le contrôle. Jean Stern évoque ces tentatives quand il écrit à propos de Combat que « Pia et Camus rêvent d’une nouvelle organisation pour le journal. Ils songent un moment à une coopérative, mais ne réussissent pas à faire avancer le projet ». Ou bien à propos de Hubert Beuve-Méry « qui incarnera l’intransigeance journalistique face aux pouvoirs politiques et économiques et sera dans les années 1960 le défenseur d’un statut spécifique pour les entreprises de presse ». Une proposition que l’auteur précise en note : « Il s’agissait, dans l’esprit du projet de loi élaboré en 1966 par le fondateur du Monde de pouvoir créer des "sociétés civiles et commerciales sans but lucratif" où "l’intérêt que présente la réalisation d’un objet l’emporte pour ceux qui ont fondé la société sur le désir d’un accroissement de richesse et la recherche d’un rendement financier" ». La porte était ouverte au retour des vieux chevaux d’avant-guerre…

 … que l’on retrouve au chapitre III : « Les trois H montent en puissance ». Les groupes Hersant, Hachette, et Havas, tous trois collaborateurs avec l’occupant reviennent sur le devant de la scène, construisent leurs empires respectifs et bénéficient de la protection du pouvoir mitterrandiste. Pendant les années 1980 et 1990, ils seront au sommet de leur puissance. C’est aussi une période de grande prospérité pour la presse, son « âge d’or » selon l’expression de Jean Stern. Mais cette prospérité, basée essentiellement sur les recettes publicitaires, est fragile : il lui manque « les piliers d’une presse économiquement saine et donc indépendante, que sont les lecteurs et les diffuseurs, kiosques et marchands de journaux. » (p. 47).

 Fait également défaut une politique cohérente dans les domaines de l’imprimerie et de la distribution auxquels est consacré le chapitre IV  : « Impression et distribution, les déchirements de la presse ». À la suite de l’augmentation du nombre des pages des journaux et de la modernisation nécessaire (couleurs, photos), de nouvelles imprimeries sont achetées. Mais elles sont très coûteuses et chaque journal veut la sienne : « "On a fait une grosse erreur industrielle de ne pas mettre en commun les moyens d’impression. On a bâti des usines pharaoniques qui ne tournaient que quatre heures par jour" explique Jean Miot, ancien directeur du Figaro. » La distribution est également en grande difficulté en raison de la diminution constante du nombre des points de vente et des difficultés du portage, pourtant largement aidé par l’État. Enfin, du moins selon l’auteur, ces deux secteurs stratégiques sont paralysés par la toute-puissance du Syndicat du livre qu’aucun patron (sauf Amaury avec un succès mitigé) n’ose affronter.

 Avec le chapitre V, « Les journalistes managers, arroseurs arrosés », Jean Stern relate les aventures de ces journalistes, plus ou moins issus du mouvement de 1968, qui n’avait pas non plus réussi à modifier les lois sur la presse. Selon lui, les Colombani, Plenel, July, ont plutôt été les fossoyeurs des quelques structures qui donnaient à la rédaction un droit de contrôle sur la vie du journal, structures qu’ils avaient parfois eux-mêmes édifiées, comme Serge July à Libération : « En une quinzaine d’années, de 1982 à 1996 pour Libération, de 1994 à 2010 pour Le Monde, au fil de crises déprimantes, de compromis boiteux, de plans sociaux, de départs forcés ou sur la pointe des pieds, les deux titres perdent leur indépendance » (p. 71). Conseillés par des experts aussi peu avisés qu’Alain Minc pour Le Monde, ils se sont lancés dans des investissements catastrophiques. En même temps que ces journaux étaient livrés à des industriels ou des banquiers, leurs colonnes affichaient de plus en plus les couleurs du libéralisme.

 Le court chapitre VI, « L’argent de la soumission », explique comment les restrictions financières peuvent infléchir le contenu des journaux, par exemple lorsque des ressources pour de véritables enquêtes font défaut. Il souligne la complaisance de la presse à l’égard des grandes fortunes (en l’occurrence, Maurice Lévy), ainsi que la dépendance de la presse à l’égard des aides de l’État, qui vont aux journaux dont les propriétaires sont les plus fortunés.

 Le chapitre VII, « Le hold-up des holdings », défend l’idée, apparemment paradoxale, selon laquelle les pertes enregistrées par les journaux sont profitables à leurs propriétaires. Au niveau de la holding (parfois plusieurs), les bénéfices de certaines sociétés du groupe sont compensés par les pertes d’autres sociétés du même groupe pour l’application de l’impôt. En simplifiant, les pertes enregistrées par les entreprises de presse viennent en déduction des impôts de leurs propriétaires : « Les hyper-riches ont tout simplement couché la presse dans une niche fiscale. » (p.116).

 Le chapitre VIII explique « Comment règnent les propriétaires » : tractations financières entre gens du même monde, mais aussi concurrences acharnées, suppressions d’emplois sans état d’âme, structures financières complexes (pour 52 % des parts, les propriétaires de Libération sont inconnus !), connivences privé-public. Jean Stern passe en revue les institutions et les nombreux personnages que l’on retrouve dans les grandes opérations de presse : Le Monde et la BNP, Rothschild et Libération, Pigasse, les Inrocks et l’Élysée, Arnault, La Tribune et Les Echos, Pinault et Le Point, Lagardère et son groupe, Dassault et Le Figaro, sont successivement les cibles de ses flèches.

 Le chapitre IX, est consacré aux « Sept familles n’ont pas dit leur dernier mot », et présente la situation économique et successorale des familles Amaury, Bolloré, Bouygues, Hersant, Perdriel, Prouvost, et Berlusconi.

 Enfin, dans un épilogue intitulé « Tous à la ferme ? », l’auteur, face à la précarisation des journalistes, décrit comme un avenir possible de la profession les déprimantes fermes de contenu, « agences de presse d’un genre nouveau [qui] produisent au kilomètre des articles revendus à bas coût, du journalisme low cost sur des contenus secondaires. » (p. 169), qui se développent aux États-Unis. Et il en appelle à un sursaut des journalistes.

À ce jour, la presse a peu parlé (qui s’en étonne ?) du livre de Jean Stern [2]. Sans doute parce que ce petit livre très documenté pointe les responsabilités des patrons de presse soutenus par l’État dans une crise qu’ils ont en partie provoquée et dont, comble du cynisme, ils continuent, via les holdings, de profiter.

Un livre à lire et à méditer.

Jean Pérès

 
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Notes

[1Éditions La Fabrique, 2012, 210 pages, 13 euros.

[2À l’exception de Libération.fr qui mentionne même son patron-banquier en préambule d’une interview de l’auteur (« Les rédactions sont un accessoire pour les patrons »), et du site du Nouvel Observateur (« Crise de la presse : les propriétaires des journaux ne sont pas les seuls responsables »), qui ne mentionne pas le sien. Le Parisien, dont le groupe propriétaire (Amaury) est épargné par la critique de Jean Stern, s’est tu. Sans doute par solidarité avec les confrères. L’Humanité et La Croix, qui ne sont pas mentionnés dans le livre (mais peut-être est-ce pour cela), ne sont, sauf erreur, guère plus bavards.

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