Parce que la construction « méditative » de l’ouvrage est parfois déconcertante, il parvient, fort à propos, à déconcerter, c’est-à-dire à défaire des croyances. C’est assez dire l’insuffisance du résumé suivant.
(1) Dans les pays arabes, les jeunes – les shebabs – ont rendu visible un internet arabe, irréductible à son évaluation quantitative, à la mise en exergue de la censure ou de « la pieuvre islamiste ». (Chapitre 1 : « Les shebabs ont fait fleurir le désert… numérique ! »)
(2) Or, le rôle du Web dans le monde arabe ne commence pas au printemps 2011 et ce rôle en ce printemps ne peut pas être compris sans connaître ses antécédents (Chapitre 2 : « Le Web arabe avant le Printemps ») : l’invention de l’activisme arabe en ligne, le développement des blogs, l’usage des réseaux sociaux.
(3) L’importance prise par l’usage des technologies numériques, lors des soulèvements de Tunisie et du Caire a nourri des récits de légende et une version optimiste du cyberactivisme (Chapitre 3 : « Cyberoptimisme et révolutions de légende : Tunis et Le Caire »). En découle la question suivante : « Le numérique, une technologie de libération ? » Il semble que cela soit le cas « à condition de fabriquer la grande geste numérique à partir des seuls cas tunisien et égyptien, et au détriment de tous les autres ». Dans ces cas, la technologie s’exerce dans trois domaines selon trois séquences qui se chevauchent : mobilisation, coordination, documentation.
(4) À l’opposé, nombre d’arguments et d’analyses incitent à la prudence, voire à la suspicion (Chapitre 4 : « “Le côté obscur de la force” : le cyberpessimisme »). Comment ne pas observer, en effet, le rôle joué par « les acteurs de l’univers numérique globalisé », notamment par certains responsables de Google et par certaines ONG qui bénéficient de soutiens extérieurs, au point que certains acteurs s’interrogent sur les conséquences d’alliances passées avec des acteurs étrangers, en particulier nord-américains. Mais il importe peu que l’on partage ou non, la thèse de la libération ou celle de la manipulation : toutes deux reposent sur une même croyance dans l’immense capacité des réseaux numériques de changer la politique. » Or, dans de nombreux pays, les mobilisations numériques s’essoufflent, ne parviennent pas ou plus à peser sur les événements, comme c’est le cas au Maroc et surtout en Syrie.
(5) Faut-il en conclure que le dernier mot doit revenir aux commentaires désabusés ? L’auteur soutient au contraire qu’il faut déplacer les termes du débat entre cyberoptimistes et cyberpessimistes et « envisager une transformation plus essentielle du politique, tel qu’il se forge dans la société en conversation du Web arabe. » (Chapitre 5 : « Les origines numériques des soulèvements arabes »)
Pour le lecteur peu familier des questions qu’il aborde, peut-être les lignes de conclusion de cet essai peuvent-elles permettre d’en cerner l’objet et les enjeux :
[…] les réseaux numériques – et c’est encore une des leçons du Printemps – font apparaître un autre monde arabe, à proprement parler “virtuel”, ou encore en puissance.
Son existence n’est pas déterminée par la seule géographie. Espace fluide, il ne s’arrête pas aux barrières physiques et aux frontières. Il rassemble les “emmurés” palestiniens aussi bien que les émigrés des multiples diasporas. Quel que soit leur destin, les manifestations qui ont parcouru toute la région durant l’année 2011 ont révélé son existence, et c’est en ce sens qu’on a pu parler à juste titre d’un “Printemps arabe” : les nouvelles techniques numériques informent un nouveau monde arabe qui ne se réduit pas à la seule affirmation politique. En négatif, on pourra dire que c’est une patrie de substitution, à l’image de ces critiques qu’on adresse à une jeunesse qui s’enferme dans ses réseaux sociaux pour échapper aux impasses de son présent. À l’opposé, on affirmera que les soulèvements du monde arabe ont montré, en dépit des défaites électorales et des difficultés à mettre en place un nouvel ordre politique, l’espoir que portent en elles ces nouvelles arabités numériques.
Le pluriel s’impose en effet, d’abord parce qu’il s’agit de phénomènes en gestation, qui se rassemblent en une même dynamique régionale mais selon des formes à l’évidence très variées. Mais aussi parce que ces arabités ne se reconnaissent pas dans un type unique érigé en norme ; à la place du modèle “vertical” qui a porté l’arabisme politique un siècle plus tôt, on observe aujourd’hui une masse de circulations “horizontales”, en vagues de propositions multiples qui s’échangent au sein de la “société en conversation”. L’année 2011 s’est refermée et l’écheveau des transformations politiques reste toujours aussi difficile à démêler. Mais sur la trame de la Toile se dessine, sans doute possible, un nouveau monde arabe. »
Un monde arabe qui fait l’objet du carnet de recherche que l’auteur tient en ligne : « Cultures et politiques arabes ».
Henri Maler
– À suivre, prochainement, un entretien avec l’auteur.