Le « papier d’angle » de l’Agence France presse commence par un constat sans complaisance :
« Les caméras du monde entier restent braquées sur les ravages de Sandy à New York, objet de tous les fantasmes et capitale médiatique, un contraste saisissant avec le traitement journalistique a minima des 50 morts en Haïti laissés dans le sillage de l’ouragan. Images choc de toitures ou de murs arrachés, de voitures inondées, d’incendies, interventions “live” d’envoyés spéciaux, journalistes évoquant “cauchemar” et “champ de destruction”... : les reportages, souvent apocalyptiques, encombrent les journaux télévisés, la presse écrite et en ligne sur le passage de Sandy aux États-Unis, où l’ouragan a fait au moins 42 morts, dont 18 à New York. En comparaison, ses ravages en Haïti, où l’on compte plus de 50 morts, sont passés relativement inaperçus. L’International Herald Tribune consacrait mercredi sa “une” et plusieurs articles aux États-Unis, contre une maigre colonne à la situation d’Haïti, rédigée de Mexico. »
Fort bien. Mais à quoi il aurait fallu ajouter que ce n’est pas seulement le passage de Sandy sur les États-Unis qui a donné lieu à une couverture médiatique démesurée, mais aussi, durant les jours qui ont précédé, sa trajectoire et ses caractéristiques, la perspective effrayante de son passage, les préparatifs en vue de son passage ou encore les conséquences de son futur passage sur des évènements aussi importants que l’élection présidentielle ou le marathon de New York. Or, pendant ce temps, l’ouragan était bel et bien passé sur Haïti… Presque une semaine sépare les deux catastrophes. Une semaine durant laquelle Sandy n’a pas quitté le cœur de l’actualité, mais où l’on n’a rien appris ou presque sur le sort des Haïtiens. Mais comme on nous le suggère ensuite…
… C’est la faute au gouvernement haïtien !
« Professionnels et observateurs des médias mettent en avant notamment la communication lente autour de la situation à Haïti », déclare l’auteure du « papier d’angle ». Et que peut l’information indépendante sans communication gouvernementale ? Pourtant, un journaliste – au moins – était « sur place » :
« “Effectivement, l’ouragan a fait plus de victimes en Haïti [...], mais les autorités sont venues avec ces chiffres plusieurs jours après le passage de Sandy. Faute de moyens sans doute elles n’ont pas réussi à informer à temps”, explique un journaliste sur place, ajoutant que le gouvernement a décrété l’état d’urgence seulement mercredi, une semaine après le passage de Sandy. »
Comme s’il était possible d’informer, surtout dans un pays où l’État est déliquescent, en se contentant de conférences de presse officielles. Pourtant, même quand les autorités ne « communiquent » pas, il reste toujours des fonctionnaires internationaux, des représentations diplomatiques, des ONG, et parfois même une population… Mais à quoi bon, puisque, de toute façon…
… C’est parce qu’on n’avait pas d’images !
« Par ailleurs, poursuit la dépêche de l’AFP, si nombre de journalistes étaient déjà aux États-Unis au moment du passage de Sandy, notamment pour couvrir la campagne présidentielle américaine, peu étaient présents en Haïti. » S’il y en avait « peu », c’est donc qu’il y en avait… Si BFM TV ou TF1, comme la suite nous l’apprend, ne disposaient ni de correspondant permanent, ni d’envoyé spécial, on aurait pu penser qu’ils pouvaient disposer d’informations par d’autres sources et proportionneraient leur « couverture » aux enjeux. Que nenni ! Quant à informer, en temps réel, sur les difficultés à informer, plutôt que d’ignorer, purement et simplement en vertu d’une conception de l’information télévisée qui se rend esclave de « l’image », ce qu’il faudrait savoir, c’est évidemment un vœu pieux…
« “Sur Haïti, on avait très peu d’images et peu d’informations”, souligne Hervé Béroud, directeur de la rédaction de BFM TV, précisant que la chaîne d’info en continu “a commencé par faire un sujet global sur le passage de l’ouragan aux Caraïbes, parce qu’il n’y avait pas de quoi faire un sujet seul” ».
À TF1, qui n’avait pas non plus d’envoyé spécial à Port-au-Prince, on souligne également qu’“il n’y avait pas énormément de matière, pas beaucoup d’images”, ajoutant : “Aux États-Unis, tout le monde envoie des images, des photos avec son téléphone portable. En Haïti, il n’y a pas cet afflux”. »
Et l’AFP de commenter : « Aux États-Unis, Sandy a interrompu la campagne électorale, et le nombre impressionnant d’envoyés spéciaux se sont massivement recyclés dans la météo. », sans suggérer à l’anonyme de TF1 de demander à Bouygues d’offrir des téléphones portables aux Haïtiens pour qu’ils puissent prendre des photos – comme tout le monde.
… C’est parce que les États-Unis, c’est « majeur » et « symbolique » !
Hervé Béroud ne disposait pas d’images, mais il a des idées. C’est sans doute pourquoi, nous dit l’AFP, il « insiste » :
« “C’est un événement rarissime, un des ouragans les plus violents aux États-Unis, à une semaine de l’élection présidentielle. C’était une double raison majeure pour justifier la couverture”. »
Reconnaissons qu’un violent ouragan sur Haïti n’est pas un « événement rarissime » et qu’il survient rarement « à une semaine d’un élection présidentielle » ! Cela ne justifie en rien qu’on le passe quasiment sous silence. Lorsqu’un ouragan s’abat sur les États-Unis, même ramené aux modestes dimensions de la France, ce n’est pas tout à fait l’équivalent des trombes d’eau qui s’étaient abattues sur François Hollande le jour de son investiture… Mais la « double raison majeure » ne justifie en rien que France 2, puisque nous avons pris cet exemple dans un article précédent (« L’ouragan Sandy a-t-il dévasté France 2 ? ») consacre 30 min aux États-Unis pour 20 s à Haïti. Même en l’absence d’une « double raison majeure », une disproportion équivalente avait prévalu en 2008, comme nous l’avions relevé alors (« L’ouragan Gustav ou la discrimination médiatique selon France 2 »).
Explication supplémentaire ? « À cela s’ajoute une dimension symbolique, liée à la place réelle et fantasmée de New York et des États-Unis », précise la dépêche de l’AFP qui, à défaut d’indiquer qui est la proie de fantasmes (des journalistes, peut-être ?), cède la parole à des spécialistes, pour un peu de « sociologie » au rabais !
François Jost, « spécialiste des médias » :
« “C’est une ville qui vit avec le mythe de l’apocalypse, auquel le 11 septembre a donné une consistance”, […] C’est aussi une ville réputée pour son dynamisme. Le contraste entre cette ville énergique, pleine de monde et le fait qu’elle se retrouve vidée de ses habitants, ça frappe plus qu’Haïti”. »
New York, une « ville énergique », « qui vit avec le mythe de l’apocalypse », se trouvant « vidée de ses habitants. » Il est vrai qu’en comparaison, on connaît déjà si bien Port-au-Prince la populeuse que rien ne vient jamais perturber, la quiétude de son histoire récente et la légendaire indolence de ses habitants... Bref, comparons ce qui est comparable !
Jean-Marie Charon, « sociologue des médias », selon l’AFP, « renchérit » :
« “Il y a toujours dans notre traitement de l’actualité une surreprésentation des États-Unis et en particulier de New York, qui renvoie à une symbolique particulière et à la place des États-Unis dans le concert des Etats actuel”, […] “Il y a un effet d’amplification et de déséquilibre. »
« Amplification » et « déséquilibre », seulement ? Espérons que la géopolitique des symboles n’était qu’une partie des explications fournies à l’AFP par François Jost et Jean-Marie Charon.
Et si, tout simplement, la géopolitique des grands médias coïncidait avec celle des grands puissances, surtout quand elles comptent parmi « nos amies » et fort peu (voire, dans certains cas, pas du tout) avec la géopolitique de la misère, du moins quand font défaut, à l’usage des télévisions, les images sensationnelle des dévastations.
Blaise Magnin et Henri Maler