Géraldine [1] est restée deux mois chez Slate Afrique. C’est court, certes, mais déjà bien trop long pour elle et si l’attente de ses maigres indemnités de stage ne l’avaient pas retenue, elle aurait claqué la porte bien plus tôt. « Dès le premier jour, ça a été l’enfer » me dit-elle. Pourtant, tout s’annonçait sous un jour plutôt souriant au départ. Ayant déjà une bonne connaissance de l’Afrique et une sérieuse expérience journalistique dans le domaine, Géraldine avait été repérée par des huiles du site. Aussi, à la suite d’un entretien à la rédaction : « On m’a proposé un stage sous prétexte que Slate Afrique existait depuis peu de temps et n’avait pas beaucoup de moyens, mais on me disait que ce n’était qu’une formalité, et qu’on pouvait envisager un contrat par la suite. »
C’est donc pleine d’enthousiasme que Géraldine rejoint la rédaction pour son premier jour ; mais elle déchante vite. Le rédacteur en chef est absent, personne ne semble avoir été prévenu de son arrivée : on la plante devant un ordinateur avec mission de trouver sur le web de nouvelles idées d’articles sur l’Afrique. L’ambiance est pesante, personne n’ose prendre de pause, la rédaction est constamment sous pression. « C’était terrible cette atmosphère, on n’avait pas le droit de parler entre nous, je n’osais même pas demander quand je pouvais partir en pause déjeuner. À 14 h, je ne tenais plus, je suis allée manger quelque chose. Les autres jours, c’est au moment du départ que je sentais des regards lourds. Si je ne faisais pas d’heures supplémentaires, on me regardait de travers, mais déjà que nous ne pouvions pas prendre de pause et que nous ne touchions qu’une petite indemnité de stage, je ne voulais pas rester plus longtemps. Je n’avais plus de vie. »
Mais au moins le stagiaire pourrait espérer trouver un stimulant intellectuel dans son travail, la spécialisation laissait envisager la rédaction d’articles de fond sur l’Afrique, mais là encore, c’est la déception : « Je peux comprendre que le clic soit important pour un site Internet mais j’en avais assez qu’on me demande perpétuellement des articles racoleurs pour meubler. » Il est vrai qu’entre le top 10 des « losers africains », le bikini de Zahia, ou le « boy friend franco-algérien » de Madonna, on ne sait plus très bien si on se trouve sur un site de commentaire et d’analyse d’actualité ou dans un tabloïd faisant commerce de la vie des « people ».
Toutefois, tant qu’à trouver du contenu, autant qu’il soit déjà produit. Arnaud tient ainsi un blog très régulièrement alimenté et bien informé sur un pays africain duquel il est originaire et où il réside. Un de ses amis le met un jour en contact avec le rédacteur en chef de Slate Afrique et une fructueuse collaboration est supposée résulter de cette rencontre. « Début janvier 2012, j’étais à Paris parce que je finissais un stage chez RFI. Je devais rester deux mois de plus en France, un pays où je venais pour la première fois et que j’avais très envie de mieux connaître. Seulement, mes conditions matérielles étaient très difficiles et j’étais donc enchanté quand Slate m’a proposé un stage rémunéré pour ces deux mois. En plus, le rédacteur en chef m’a tout de suite paru sympa, il a proposé de publier mon portrait et d’héberger mon blog sur leur site contre rémunération. »
Mais entre les mots du rédacteur en chef et la réalité, il y a un monde. En fait de rémunération, on lui propose de devenir stagiaire pour Slate, ses indemnités de stage devant couvrir et son travail à temps plein pour Slate et l’usage de son blog par le site. Mais là encore, les paroles ne sont pas des actes et il faudra à Arnaud bien de la patience avant de décrocher une convention de stage en bonne et due forme. À la rédaction, comme les autres, il souffre de l’ambiance : « Au début de mon stage, j’avais beaucoup de problèmes à régler : je devais trouver un logement, une protection sociale et il m’arrivait parfois d’arriver en retard à cause de ça. Le rédacteur en chef adjoint m’insultait sans même chercher à comprendre. J’ai failli partir plusieurs fois tellement je n’arrivais plus à supporter cette pression, mais j’étais coincé, les 430 euros d’indemnité de stage étaient ma seule source de revenu. » Pour le blog d’Arnaud, Slate semble bien plus réactif que pour sa convention de stage : « ils ont commencé à en pomper tout le contenu contre mon gré alors que je n’étais pas encore payé. »
Quand pour la plupart des stagiaires, le calvaire a pris fin avec leur stage, pour Arnaud, le pire était à venir. Slate l’a spolié de son blog et il n’avait pas d’autre choix que d’essayer d’obtenir enfin la contrepartie financière prévue : « Quand j’ai quitté la France, on était convenu que je devais alimenter mon blog, au rythme de trois billets par semaine pour une rémunération mensuelle de 300 euros. Ça n’était pas facile de s’y tenir dans un pays où il n’y a quasiment pas d’électricité ni d’Internet mais je l’ai fait. Cependant, pour obtenir ma rémunération, je devais les inonder de mails chaque mois. J’en avais assez, eux aussi probablement, ils ont fini par me chercher des noises à propos d’un billet qu’ils trouvaient vulgaire et qu’ils me forçaient de retirer. Suite à cette affaire, je n’ai plus rien écrit pendant deux semaines et comme les lecteurs se plaignaient, ils m’ont appelé pour me demander de continuer, me disant qu’ils reconnaissaient leurs torts envers moi. J’ai donc recommencé pendant un mois mais je n’ai plus reçu aucun paiement. J’ai écrit à tout le monde, même à Colombani, des tas de mails, je n’ai jamais rien obtenu. Aujourd’hui, ils me doivent encore 600 euros, mes indemnités pour deux mois. Je leur ai demandé de retirer mon blog de leur site, ils ont toujours refusé et ont juste verrouillé mon accès personnel à celui-ci. Mais bon, à côté de Slate, mon horizon professionnel s’éclaircit un peu. Je suis redevenu actif sur mon tout premier blog et j’ai pu mettre en place une collaboration avec Canal + qui se passe bien. Je ne regrette donc pas Slate car il parait que c’est de pire en pire : avec le nombre de clics qui chute, l’ambiance est encore plus tendue. »
Pour les producteurs d’information officiant sur Internet, les mêmes contraintes semblent produire les mêmes effets. Ainsi que des témoignages publiés récemment ici-même sur les conditions de travail au sein des rédactions de Newsring et du Plus du Nouvel Observateur l’illustraient, la course à l’audience et la rationalisation des coûts semblent peser avant tout sur de jeunes collaborateurs en voie de professionnalisation, précarisés et instrumentalisés sans vergogne. Alors que la presse écrite semble vouloir trouver un modèle économique et de diffusion alternatif sur Internet, ce n’est certainement pas en pérennisant les pires pratiques des éditions papier qu’elle y parviendra.
Eurydice Vial