XXI affirme, dans un manifeste publié mercredi 9 janvier, qu’”un autre journalisme” est possible. “Il est possible de refonder une presse post-Internet conçue pour les lecteurs, et non à partir des annonceurs”. Ce manifeste a lancé une énième polémique sur la presse web contre la presse papier. Seulement, les gens qui en parlent le plus n’ont pas passé toute leur carrière sur le web. Moi, si. Alors, avant de rejouer la querelle des Anciens et des Modernes, il serait bon de se pencher sur ce qu’est réellement le journalisme web. Voici comment nous travaillons VRAIMENT tous les jours.
Planté derrière mon écran
Aujourd’hui, j’en ai ras-le-bol d’être planté derrière mon écran. Mais je ne vais pas démissionner. Parce que j’aime internet et que je suis persuadé qu’on peut faire mieux que ce que l’on fait actuellement. Mais également, de manière plus cynique, parce que si j’avais le malheur de vouloir évoluer, on n’hésiterait pas à me dire qu’il fait froid dehors. Le marché du travail, ce n’est pas la fête quand on est journaliste ces jours-ci.
Quand je suis entré en école de journalisme, j’avais l’espoir de devenir grand reporter, de filmer les guerres. Nous étions plusieurs à dire ça… des rêves de gosses. Bien vite, ceux qui assuraient notre formation – des journalistes avec des années et des années d’expérience – nous ont expliqué qu’il y avait peu d’élus : “ll faut être passionné.”. Et chaque année, avec environ 40 personnes diplômées dans les 13 écoles reconnues par la profession, ce sont plus de 400 journalistes qui entrent sur le marché du travail.
À ma sortie de l’école, tout le monde ne parlait que de web ; les médias se lançaient sans toujours savoir ce que ça pourrait leur rapporter. C’était soit “l’avenir”, soit le “tout-à-l’égout de la démocratie”. Des médias ont investi très tôt dans le web : Le Monde se dote d’un site en décembre 1995, le New York Times en 1996 et des sites ouvrent encore aujourd’hui : Bfmtv.com, Francetv info ou Le Huffington Post.
Tout d’abord, n’oublions pas que le web, pour les sites de presse, a longtemps été un placard. Créer des rédactions web avec des gens qui n’y connaissent rien ou n’y croyaient pas, fallait déjà gérer ça. Cela dit, pour une récente génération de journalistes – dont je fais partie –, il a au contraire été une aubaine : des postes ont rapidement été créés dans des rédactions historiques (Le Monde, Le Figaro, Le Nouvel Observateur, L’Équipe), qui semblaient auparavant inaccessibles à de jeunes journalistes. Et de nouvelles rédactions se sont constituées avec le fonctionnement de start-up : les “pure-player” allaient laisser entrer un peu d’air frais avec le savoir-faire de journalistes issus de la presse écrite. Cinq ans après sa création, Rue89, pure-player lancé par des anciens de Libé, vient d’être racheté par Le Nouvel Observateur. Non sans quelques pressions.
Or, que se passe-t-il aujourd’hui dans les rédactions web ? Plus de dix ans après la création des sites de presse, pas mal de journalistes web en ont marre du boulot qu’ils effectuent chaque jour. Et pourtant, ils aiment internet.
Alors oui, les effectifs des rédacs sont beaucoup plus importants qu’il y a quelques années, allant, pour certaines, jusqu’à près de 70 personnes (LeMonde.fr, LeFigaro.fr). Les reportages sont plus fréquents qu’avant, et certains journalistes web arrivent parfois à travailler pour la version papier du quotidien ou du magazine ; chose impensable il y a encore cinq ans.
Vous ne me ferez pas dire “c’était mieux avant”. Mon but n’est pas non plus de travailler pour un mook : j’aime trop le web pour ça. Écrire pour le papier ne devrait pas être une fin en soi (même si on y fait des choses bien). Mais disposer de plus de temps pour écrire et enquêter comme nos collègues des journaux, c’est une libération ! Les conditions sont donc loin d’être ce qu’elles étaient au début, quand le web n’était qu’un truc de nerds, ou le fameux placard. Le bi-média et les fusions de rédactions sont de plus en plus encouragés.
Problème : où est le fric ?
Aujourd’hui, la presse en ligne n’a pas vraiment trouvé son modèle économique. Et ça commence à faire un moment qu’elle le cherche, maintenant. Au point que certains éditeurs de presse veulent créer un “droit voisin numérique” (ou taxe Google) qui consiste à demander de l’argent au géant américain en échange des liens vers les articles des sites d’info qui nourrissent le moteur de recherche. Faire payer des liens, mouahahahaha. Faites d’abord payer à Google des impôts sur leurs bénéfices en France, et après on voit.
“Et si la ‘conversion numérique’ était un piège mortel pour les journaux ?” se demande XXI. Il n’y a pas de piège mais bien des investissements indispensables (comme le souligne Pierre Haski de Rue89 en réponse à XXI) pour un modèle qui ne se trouve pas. “La presse sans numérique, ce n’est pas un débat, c’est une erreur factuelle”, dit même Johan Hufnagel, co-fondateur de Slate.fr.
Les chiffres, le clic
La plupart des sites d’infos généralistes recherchent le clic car les revenus publicitaires dépendent de cela. LE CLIC ET LES CHIFFRES, LES CHIFFRES, LES CHIFFRES. Or la pub est à des prix tellement bas sur internet que la plupart de ces sites ne sont même pas à l’équilibre. Mediapart s’est distingué en mettant en place des abonnements, le New York Times a créé un “mur payant” (une limite de papiers après laquelle il faut payer) et Buzzfeed, le modèle qui a notamment inspiré Melty et Minutebuzz, aide les marques à “parler le langage du web” pour gagner de l’argent.
J’ai de l’estime pour le travail des journalistes de Mediapart, mais hormis pour quelques infographies et expériences de data journalisme, font-ils du véritablement du journalisme web ? Ne font-ils pas plutôt du journalisme papier diffusé sur le web ?
Un journaliste web d’un site d’info généraliste traite et enrichit de la dépêche, et publie entre 1 et 7 papiers par jour : il est là pour produire toujours plus de contenus. Seulement, laissez-moi vous dire qu’après avoir édité quatre dépêches, rédigé trois articles à partir de liens (“vigies“, “lu, vu, entendu“, “vus sur le web”) et torché un papier en deux heures, on a pas toujours le sentiment d’apporter une information originale au lecteur. Surtout quand tous les concurrents ont la MÊME info. Les rédactions où l’on vous donne le temps d’enquêter sont de plus en plus rares : Mediapart le fait, Rue89 a mis en place un pôle investigation, Le Monde a les moyens pour laisser travailler les journalistes et les effectifs grandissants permettent de partir en reportage.
Tout le monde publie le même papier
Mais du point de vue d’un lecteur qui ne saurait pas comment fonctionne un média en ligne, il est possible qu’il ait régulièrement l’impression de lire le même papier s’il se rend sur L’Express.fr, LeMonde.fr, le Nouvelobs.com, le Figaro.fr ou 20minutes.fr (lire ces articles à propos de Jérôme Cahuzac : là, là, là, là, là), pour la simple et bonne raison que beaucoup de sites (Le Point, 20minutes.fr, le Nouvelobs.com) publient les dépêches des principales agences de presse brutes, sans editing et signées par l’AFP ou Reuters.
Ces agences alimentent la plupart des sites pour les infos les plus chaudes. Chaque site se dote ensuite d’éditeurs et de “Front page editor” pour enrichir et éventuellement valoriser en une ces dépêches. Ces journalistes hyper-réactifs éditent plus vite que leur ombre, apprennent aussi à faire du copier-coller comme personne, font de la veille, traitent et relisent de l’info à toute allure. À se demander si les journalistes qui sont le plus publiés sur le web ne sont pas au fond les agenciers.
GOOGLE : le grand méchant qu’on drague
Google a changé le journalisme sur Internet : les sites dépendent pour beaucoup du trafic et savent que la plus grande part de leur audience vient du moteur de recherche. L’important est ainsi de titrer un papier avec les bons mots-clés, de publier des articles qui sont susceptibles d’être référencés par Google, et d’être repéré par l’algorithme qui mettra un article dans la page Google actualités (et le plus haut possible sur la page).
Le fonds de commerce des fermes de contenu ? La production de titres avec des contenus pauvres derrière. Cela fait baver les rédacs-chef qui ont des contraintes de résultats chiffrés. Paradoxalement, les éditeurs continuent quand même à demander de l’argent à Google alors qu’il font tout pour draguer ses robots qui référencent leurs papiers habilement titrés.
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“Il faut que les journalistes arrêtent de s’accrocher à leur carte de presse. Il n’y a pas qu’eux qui pourraient faire ce qu’ils font”, n’hésite donc pas à lancer un directeur de médias si un journaliste a le malheur de la ramener et de souligner ce fonctionnement aliénant : “Dans la vie, je suis éditeur de dépêche de journalistes à l’AFP, créateur de liens hypertexte et d’url magiques du genre kristen-stewart-seins-nus-consulte-son-iphone-5-qui-merde-à-cause-de-Free.html” (CLIC, CLIC, CLIC, CLIC).
La ligne éditoriale est directement modifiée par Google, faut pas déconner : certains articles n’existeraient pas sans l’injonction de ces mots qu’il faut avoir à tout prix sur son site. Et il est de plus en plus fréquent que les personnes du service marketing suggèrent des “idées” aux rédacteurs en chef. Si vous avez déjà fait 12 papiers sur un sujet qui clique, le lendemain on va vous demander d’en faire un 13e même s’il n’y a qu’une ligne d’info à ajouter. Mais il faut un titre.
Et c’est assumé dans les rédacs : vous “écrivez pour être lu”. (C’est vrai que mon but dans la vie était de n’être lu que par ma mère. No shit sherlock). L’accès aux statistiques du site est donné aux journalistes. Surveiller sans cesse l’article le plus lu sur le site à la minute près est encouragé, via des outils comme Xiti ou Chartbeat. Plutôt que d’être félicité par un rédac-chef parce que mon papier a été beaucoup lu (des gens lisent tous les jours, merci chef), je préfèrerais plutôt être félicité parce que j’ai bien enquêté (sans que les deux ne soient incompatibles).
Le modèle économique semble donc tellement difficile à trouver qu’on se demande où les sites de presse vont s’arrêter avant de devenir des fermes de contenus. Certains de ces rédac-chefs lorgnent sur Melty, un site qui est tout sauf journalistique, mais qui draine un trafic important. Newsring, site de débats lancé fin 2011, évolue clairement dans ce sens, en sollicitant les internautes pour les faire réagir sur des sujets d’actualité. Ce témoignage d’une pigiste est assez édifiant quant au nombre de réactions demandées. Le problème, c’est que les lecteurs ne sont pas forcément intéressés par ce que les autres internautes ont à dire sur des sujets tels que : “Palestiniens, Israéliens, qui a raison ?“
Les réseaux sociaux ont aussi modifié la journée d’un journaliste web : il faut être en veille permanente. Certes, ces outils sont utiles, ce sont des sources inépuisables d’infos et je suis bien content d’y passer du temps, mais les formats qui en découlent le sont-ils tous ?
La revue de tweets, l’arme du paresseux
La revue de web – comme la revue de presse avant elle – est aujourd’hui le format facile employé par certaines rédactions pour évoquer des sujets qu’elles ne savent pas vraiment comment traiter. Car le bon journaliste web est celui qui sait repérer un bon buzz qui monte. C’est celui qui mettra moins de temps que les autres à publier un papier de 500 signes, en insérant trois tweets et une capture plus vite que ses confrères. Quatre heures plus tard, tout le monde a fait le même papier avec les mêmes tweets, de Melty.fr au Nouvelobs.com. Et les rédactions qui ont assez d’effectifs auront laissé d’autres journalistes travailler sur des angles plus précis.
Slate.fr s’est distingué des autres en prenant le parti dès le début de faire du long avec des angles originaux, différents de ceux de ses concurrents : l’affaire Bettencourt via le faux facebook d’Eric Woerth n’est qu’un exemple parmi d’autres. Pendant les campagnes présidentielles française et américaine, ils multiplient pourtant les lives et les brèves et se rapprochent de ce que fait la concurrence.
Je ne veux pas travailler pour un mook ou ne faire que des webdocs
Il y a quelques années, le webdocumentaire et les diaporamas sonores étaient présentés partout comme “l’avenir”, le moyen de faire du terrain et de mixer sons, photos, vidéos : c’était prétendument le format qui utiliserait toutes les possibilités d’internet.
Les webdocumentaires existent toujours, se développent et sont diffusés sur des sites de médias, mais ils ne sont pas l’eldorado attendu (sauf ceux diffusés par ARTE peut-être, Prison Valley a été diffusé sur la chaîne après diffusion sur sa plateforme web – une première – et a reçu de nombreux prix). Les responsables des sites de presse ont compris que ce n’était pas ce qui allait attirer un lectorat avide d’une info à consommer rapidement.
J’aimerais faire des webdocs, mais il n’y a pas que ça pour produire de l’info sur internet. Nous ne sommes pas victimes de quoi que ce soit, nous ne sommes pas non plus des “forçats de l’info“ : nous sommes arrivés sur le marché du travail au moment où le développement du web s’est fait tout azimut. Chaque étudiant pouvait ouvrir un blog et publier ses papiers, faire connaître son talent, travailler.
Mais aller sur le terrain (même à une fête de centre de loisirs à Clermont-Ferrand pour La Montagne), c’est aussi comme ça qu’on apprend le métier, et pas forcément en éditant 5 papiers d’un journaliste de l’AFP. Le web nous a aussi apporté beaucoup de données. Les analyser prend du temps mais donne des enquêtes intéressantes.
Et, pour motiver les troupes qui s’éclatent au quotidien, les contrats sont toujours plus précaires et les stagiaires occupent parfois des postes qui devraient faire l’objet de CDD ou CDI. C’est bien utile dans les rédactions web qui publient de plus en plus d’articles et qui ont besoin de petites mains.
Des échos que j’ai ici ou là, ce n’est pas plus réjouissant pour les pigistes qui ne trouvent pas autant de piges qu’à une époque. Les contrats sont de plus en plus précaires (comme dans les autres médias : France Télévisions et ses 320 CDD, Patrick Le Lay condamné pour abus de CDD chez TF1, et cela ne concerne pas que les rédactions). Une dizaine de journalistes devraient quitter La Tribune en janvier 2013, un plan de départs volontaires est prévu au Figaro en 2013, et l’agence de presse Sipa news a été mise en liquidation judiciaire. En Angleterre, le constat n’est pas plus réjouissant : 68 postes devraient être supprimés au Guardian en Angleterre.
Je connais peu de journalistes web ayant commencé il y a 5, 6 ans qui ne soient pas déçus par certains aspects de leur boulot. Certains ont quitté le web, d’autres ont déjà quitté le journalisme. Ok, tout n’était pas stimulant non plus pour les journalistes en presse régionale ou de certaines radios il y a 20 ans. Éric Mettout (à L’Express) l’avait souligné quand Xavier Ternisien évoquait les “forçats” pour qualifier les journalistes web dans Le Monde en 2009.
Journalisme open bar
La logique cynique du clic et de la production de contenu ne s’arrête pas là. Pour multiplier les articles et donc le contenu, et donc le clic (LES CHIFFRES), le journalisme citoyen ou participatif a bien aidé les rédactions. Sous couvert d’une ouverture des rédactions aux lecteurs, aux internautes, les médias ont compris que laisser la parole aux internautes permet d’apporter toujours plus de contenus : commentaires, photos, vidéos, billets de blogs, contributions. Un internaute qui commente est un internaute qui revient et donc qui clique. Un journaliste, un expert pourront aussi contribuer ponctuellement et gratuitement, on leur dira que “c’est bon pour leur visibilité” (et LES CHIFFRES du site aussi). Newsring a les ambitions d’audience de sites comme PurePeople (ils font tous les deux partie du groupe Webedia). Le Plus, et feu Le Post avant lui, sont lancés pour aider un média existant en traitant des sujets plus buzz que LeMonde.fr et Le Nouvelobs.com.
Jusqu’au dérapage : le jour où Jean Dujardin meurt (mais en fait non) selon Le Post.fr (en non vérifié). Et Le Plus publie un billet à propos d’une publicité évoquant “cette grosse qui remue me révulse” après une campagne très débattue sur le web. Deux articles, parmi d’autres, qui seront supprimés après publication.
Peut-on être bien relu en 5 minutes ?
Le web s’escrime donc à essayer de faire de la quantité en essayant de conserver la qualité. Peut-on faire un bon article de 3000 signes en une heure ? Peut-il être bien relu en cinq minutes ?
J’aime être journaliste. Ce métier est en train d’évoluer et ça m’éclate d’assister à ça. Mais bordel, j’en ai marre que beaucoup de rédactions publient des papiers qui se ressemblent, que les journalistes restent derrière leur ordinateur, rivés à leur bureau, qu’il n’y ait pas d’argent pour le web, que les idées soient développées timidement et que la seule chose qui compte soit les chiffres, la quantité, peu importe le contenu publié, “ça buzze sur les réseaux”.
Oui, il faut des chiffres, une audience (c’est aussi valable pour le papier, la radio, la télé) mais pour l’instant ce n’est pas ce modèle qui a permis aux sites de gagner ce qui leur permettrait de survivre. Contrôler les audiences web à la minute, c’est plus contraignant que de lire les chiffres de vente des quotidiens et des magazines. Avoir les yeux rivés sur les stats, c’est le boulot des “traffic manager”. J’imagine que ça doit rassurer les investisseurs de savoir que leur site web est dans le top 3 des plus visités.
Je me demande donc s’il est possible de faire un journalisme qui exploiterait véritablement ce média qu’est l’internet et qui n’en ferait pas qu’un simple canal. Les lecteurs sont déçus de lire la même chose, de lire des papiers pas écrits, pas adaptés au web. Johan Hufnagel (Slate.fr) affirme même que “l’innovation journalistique n’existe pas sur le web” (on n’est pas dans la merde). Des pistes de formats qui exploitent le web, il y en a là, là, là, là, là et beaucoup d’autres aussi, auxquelles on a pas encore pensé. Le responsable actu et web social chez Google explique qu’il ne faut pas se concentrer sur l’innovation mais la transformation du modèle. Ouais, faisons-ça, transformons. Explosons le mode de fonctionnement des rédacs web. Des fantasmes de journaliste en début de carrière sûrement…
Et pas la peine de vouloir partir : “il fait froid dehors”. Allez, je vous laisse, j’ai une dépêche à éditer.