« Plus de souplesse aux entreprises » et « plus de protection aux salariés », c’étaient les termes du gouvernement pour qualifier la réforme du marché du travail censée résulter des négociations entre organisations patronales et syndicales, lancées le 4 octobre 2012. Cette présentation de la réforme suggère qu’elle opèrerait un équilibre délicat, « gagnant-gagnant », entre les intérêts des entreprises et ceux des salariés – selon des termes (« souplesse », « protection ») qui fleurent bon l’agence de com’.
Que le gouvernement communique autour d’une de ses initiatives est une chose. Que les médias en reprennent unanimement les « éléments de langage » en est une autre… Car depuis l’AFP jusqu’à Reuters, Libération ou Le Figaro, en passant par France Inter, RTL, France Télévisions, c’est la même rengaine : la réforme qui devrait résulter des négociations promet « plus de souplesse aux entreprises, et plus de protection aux salariés » (voir en annexe cette étonnante uniformité lexicale qui est aussi une spectaculaire démonstration d’unanimisme médiatique).
Un accord « donnant-donnant, équilibré et subtil » (Les Échos)
Les éditorialistes, quant à eux, sont unanimes. « Un accord (presque) historique » titre Le Monde, pour qui « l’accord […] a l’imperfection de tous les compromis, mais il est équilibré, gagnant-gagnant » (12 janvier). Même sentence pour Libération, « les Cassandre ne manqueront pas de trouver bien des défauts à ce projet d’accord. Mais elles auront tort. Cette négociation […] apporte une bouffée d’air au dialogue social dans un pays au bord de l’asphyxie » (11 janvier).
Pour Franz-Olivier Giesbert, du Point, « l’accord […] n’est certes pas parfait, mais il a au moins le mérite de sortir la France du formol social dans lequel elle trempe depuis Mathusalem, avec les résultats que l’on sait en matière de chômage » (10 janvier). Christophe Barbier, directeur de L’Express, étale quant à lui son art de la pédagogie : « la flexibilité, c’est la sécurité ! Il ne faut pas opposer la flexibilité et la sécurité. » (éditorial du 11 janvier sur iTélé).
Les Échos, moins pédagogues sans doute, exultent : « la clef de ce compromis se trouve du côté de la flexibilité. À tel point qu’au lieu de parler de flexisécurité, il convient d’évoquer la sécuflexibilité. » Se payant, au passage, le gouvernement : « L’ironie est qu’il appartient à la gauche d’avaliser le mot même de flexibilité qu’elle rangeait dans la case de l’ultralibéralisme il y a un an. Mais, après tout, elle récusait également tout problème du coût du travail et toute idée de hausse de la TVA. »
Haro sur les « archaïques »
Mais Le Monde s’inquiète déjà de la fragilité des acquis de l’accord : « le plus dur est à venir : obtenir des élus socialistes le même respect de la démocratie sociale » (12 janvier). Une démocratie sociale qui a cela de sympathique qu’elle permet à trois syndicats minoritaires en termes de représentativité (au total, 38,7 % aux dernières élections prud’homales) d’endosser un accord refusé par deux syndicats majoritaires (au total 49,7 % aux dernières élections prud’homales, voir seconde annexe).
Libération annonce « que les partenaires sociaux, ou au moins une majorité d’entre eux, s’accordent sur une première négociation sociale, attendue depuis des années » (11 janvier). Une majorité dont le quotidien oublie de préciser qu’elle est, en termes de représentativité, minoritaire.
Même oubli dans le Nouvel Observateur, qui annonce qu’« une majorité de partenaires sociaux a donné un avis positif, vendredi 11 janvier en fin de soirée, sur la signature de l’accord tant attendu sur la sécurisation de l’emploi, actant plus de droits pour les salariés et plus de flexibilité pour les entreprises. »
Aux syndicats signataires, qui ont permis cet accord si précieux, la presse dresse unanimement des éloges : « les signataires ont courageusement pris le risque de la réforme au lieu de s’accrocher à un statu quo mortifère » explique Le Monde (12 janvier). « Medef et CFDT, fins stratèges d’un accord audacieux » titre l’article du Figaro du 13 janvier. Franz-Olivier Giesbert est à deux doigts d’adhérer à la CFDT : « Grâces soient rendues à la CFDT d’avoir fait la preuve, une fois de plus, de son patriotisme et de sa maturité en signant le projet » (Le Point, 10 janvier).
Ces éloges n’ont d’égal que l’opprobre jeté sur les syndicats qui ont refusé de signer l’accord. Si la CGT s’y oppose, c’est par pur calcul interne croit savoir Le Nouvel Observateur « Le secrétaire général de la CGT, dont la succession a affaibli l’organisation, est soucieux de montrer les muscles. » (11 janvier).
Pour Giesbert, la CGT et FO « décidemment hors d’âge » refusent l’accord par « logique boutiquière » (11 janvier) ; « C’est encore cet autisme français qui, cadenassant le pays dans l’archaïsme, l’a jusqu’à présent empêché d’accepter les solutions qui s’imposent en matière de compétitivité ou d’emploi » (10 janvier).
Pour Le Monde, c’est bien évidemment un mauvais pari : « ce compromis va légitimer le syndicalisme réformiste et le dialogue social, si bien que la stratégie de la CGT et de FO pourrait s’avérer perdante. »
Dire « non » au projet du patronat n’est semble-t-il pas une option dans le « dialogue social » tel qu’il est conçu par les éditorialistes. « Il faut donc une nouvelle fois constater que la principale organisation syndicale française s’est mise hors du jeu de la négociation quasiment à l’instant où elle a démarré. C’est étrange, et pour tout dire condamnable » (Les Échos, 14 janvier).
Chroniqueurs, experts et éditorialistes « pédagogues » patentés s’accordent donc unanimement pour donner leur bénédiction à l’« accord sur l’emploi ». Juges autoproclamés de la « démocratie sociale », ils distribuent bons et mauvais points, acclamant les signataires et condamnant les syndicats « archaïques », défenseurs d’un « statu quo mortifère ». Oubliant, au passage, de préciser que ces syndicats représentent une majorité de salariés…
Dans le traitement médiatique de cet accord sur la réforme du marché du travail, le commentaire a « écrasé » l’information. Comme si expliquer le contenu de l’accord revenait à s’en féliciter. Comme si présenter les positions des différentes organisations syndicales exigeait d’adouber les unes et de vilipender les autres, ou comme si rendre compte des grands dossiers économiques et sociaux commandait de se lamenter systématiquement sur l’obsolescence du « modèle français »…
Ce journalisme d’opinion recouvre et étouffe le reste de l’information. Il trouve appui dans les automatismes d’une langue journalistique, censément « neutre », qui reproduit pourtant servilement les éléments de langage gouvernementaux : « flexibilité » et « souplesse » pour évoquer les licenciements ; « dialogue social » comme ratification par les syndicats des exigences patronales ; et aux accents parfois orwelliens (« La flexibilité, c’est la sécurité ! » annonce Christophe Barbier).
Ses victimes collatérales sont doubles : ceux qui au sein de la profession journalistique cherchent à informer plutôt qu’à influencer l’opinion ou à intervenir dans le débat politique ; et le public, pris en otage par une clique bavarde et partisane, qui impose une version subjective de l’actualité.
Frédéric Lemaire
– Annexe 1 : une étonnante uniformité lexicale
« Le chef de l’État […] croit aux vertus du dialogue social […] pour donner plus de souplesse aux entreprises, plus de protection aux salariés. » (L’Express, 29 décembre) ;
« Cette négociation, voulue par le gouvernement et entamée le 4 octobre, vise à concilier plus de souplesse pour les entreprises et plus de protection pour les salariés. » (Libération, 1er janvier) ;
« Il s’agit de trouver un équilibre entre plus de flexibilité pour les entreprises et plus de protection pour les salariés. » (La Croix, 7 janvier) ;
« A la recherche d’un compromis historique sur une réforme du marché du travail, syndicats et patronat peinent à s’entendre pour le rendre à la fois plus souple et plus protecteur. » (Direct Matin, 8 janvier) ;
« Les négociations reprennent […] Il s’agit d’offrir à la fois plus de protection aux salariés, mais aussi plus de souplesse aux entreprises » (Leparisien.fr, 9 janvier). L’article est assorti d’un sondage : « Selon vous, faut-il assouplir le code du travail ? » ;
« Depuis le coup d’envoi, le 4 octobre 2012, de cette négociation cruciale, syndicats et patronat peinent à trouver un compromis pour fluidifier le marché du travail en donnant plus de souplesse aux entreprises et de protection aux salariés. » (AFP, 10 janvier) ;
« Une majorité de partenaires sociaux a donné un avis positif, vendredi 11 janvier en fin de soirée, sur la signature de l’accord tant attendu sur la sécurisation de l’emploi, actant plus de droits pour les salariés et plus de flexibilité pour les entreprises. » (Nouvel Obs, 11 janvier) ;
« La négociation sur la sécurisation de l’emploi, destinée à offrir à la fois plus de souplesse aux entreprises et davantage de protection aux salariés, a abouti vendredi à un projet d’accord. » (Le Parisien, 11 janvier 2013) ;
« Les négociations sur une réforme du marché du travail alliant plus de sécurité pour les salariés et flexibilité accrue pour les entreprises ont débouché sur un accord vendredi. » (Reuters, 12 janvier) ;
« Au terme d’une journée marathon et de trois mois de négociations, syndicats et patronats ont arraché hier soir l’accord tant attendu par l’exécutif sur la sécurisation de l’emploi, destiné à offrir à la fois plus de souplesse aux entreprises et davantage de protection aux salariés. » (La Dépêche, 12 janvier) ;
« Au terme de trois mois de négociations, syndicats et patronats sont parvenus à un accord vendredi 11 janvier sur la sécurisation de l’emploi, destiné à offrir à la fois plus de souplesse aux entreprises et davantage de protection aux salariés. » (L’Expansion, 14 janvier) ;
« Destiné à offrir plus de souplesse aux entreprises et davantage de protection aux salariés cet accord "marque l’avènement d’une culture du compromis après des décennies d’une philosophie de l’antagonisme social", s’est félicitée Laurence Parisot, présidente du Medef. » (BFMTV.com, 12 janvier 2013) ;
« Destiné à offrir plus de souplesse aux entreprises et davantage de protection aux salariés, que prévoit exactement cet accord ? » (RTL.fr, présentation de l’émission d’Éric Vagnier, 12 janvier) ;
« Trois syndicats sur cinq, à l’exception de la CGT et de FO, et les organisations d’employeurs, sont convenus d’un dispositif qui offre plus de souplesse aux entreprises et davantage de protection aux salariés. » (RFI) ;
« Plus de souplesse pour les entreprises et davantage de protection pour les salariés. Tels sont les grands axes de l’accord trouvé vendredi après trois mois de négociations entre syndicats et patronats. » (francetvinfo.fr, 14 janvier) ;
« Destiné à offrir plus de souplesse aux entreprises et davantage de protection aux salariés, ce projet de loi sera présenté en Conseil des ministres en mars, puis examiné en urgence par le Parlement en vue d’une promulgation fin mai. » (france24.com, présentation de l’émission « duel de l’économie », 17 janvier) ;
« La semaine dernière, la CGT et Force Ouvrière ont refusé de signer l’accord sur une réforme du marché du travail […] Cet accord est censé offrir plus de souplesse aux entreprises et davantage de protection aux salariés. » (présentation de l’émission du 21 janvier 2013, France Inter).
– Annexe 2 : une majorité de partenaires sociaux... non majoritaire
Trois syndicats sur cinq ont voté l’accord. Une majorité de partenaires sociaux, certes, mais non représentative : en termes de représentation syndicale, les signataires représentent 38,7 % des votants aux élections prud’homales de 2008 [2] :
- La CFDT : 21,8 %
- La CFTC : 8,7 %
- La CFE-CGC : 8,2 %
Les non-signataires représentent 49,7% des votants aux élections prud’homales de 2008 :
- La CGT : 33,9 %
- FO : 15,8 %
Des informations trop rarement rappelées dans les articles consacrés à l’accord...