En guise de préambule, sans doute doit-on évoquer la manière dont les médias dominants avaient, en quelque sorte, préparé le traitement de cette grève, quelques jours auparavant, en ayant recours au discours, lui aussi largement éculé, de la « France en faillite » (ou de « l’État en faillite ») [2].
La « France en faillite »
Les propos tenus quelques jours auparavant par le ministre du Travail Michel Sapin, affirmant que l’État français serait « totalement en faillite », tombaient en fait fort à propos pour délégitimer préventivement la grève des travailleurs de la fonction publique. Du moins fallait-il pour cela qu’ils soient largement relayés par de « grands » journalistes, avides de « discours de vérité », tels que le chroniqueur économique d’Europe 1 Axel de Tarlé (ou encore Jean-Michel Apathie, qui se fait longuement l’écho de la déclaration de Michel Sapin sur RTL le même jour).
Car pour ces journalistes, il est hors de doute non seulement que l’État français est en « faillite », mais que seules des « réformes de structure » (comprendre les réformes néolibérales de dérégulation et d’austérité budgétaire) seraient susceptibles de « remettre le pays sur la bonne voie » (pour reprendre les propos de Tarlé dans sa chronique du 28 janvier.
En effet, ces marchés financiers « commencent à trouver que nous sommes trop endettés, et ils veulent bien continuer à nous prêter de l’argent mais à une seule condition : c’est que nous fassions ces fameuses réformes structurelles ». Plus besoin donc de prôner des politiques économiques dont les populations ne veulent pas (et qu’énumère Tarlé : « économies à tous les étages, souplesse dans les entreprises, gel des pensions de retraite, on parle même de baisser les indemnités chômage des cadres »), il suffit pour le journaliste économique de faire fonctionner (en le justifiant au passage) le chantage auquel se livrent le créancier-gendarme : « on l’a dit, on n’a plus le choix, on est obligés de se réformer sous peine de ne plus pouvoir emprunter ».
Circulation circulaire de la « grogne »
Deux jours avant la grève dont il est question ici, le terrain était donc d’ores et déjà miné pour quiconque aurait eu l’idée saugrenue de revendiquer des hausses de salaires, des créations d’emploi ou la suppression de la journée de carence dans la fonction publique (revendications avancées par les syndicats appelant à la grève).
Comment expliquer dès lors que les travailleurs de la fonction publique s’acharnent à faire grève malgré les réprimandes régulièrement administrées par les chroniqueurs économiques ? C’est que, emportés par un instinct quelque peu animal, ils et elles ont décidés de faire entendre leurs « grognements ». On sait en effet que, appelés à rendre compte des mouvements de protestation sociale, les médias dominants recourent presque en chaque cas à cette thématique de la « grogne ».
Or, dans la langue automatique dont use la plupart des journalistes par temps de grève, la « grogne » constitue non seulement l’ « un des symptômes les plus graves du “malaise” » (et non de la critique ou de la colère), mais surtout « un signe de l’animalité privée de mots des “grognons” ». En effet, « en qualifiant de “grogne” l’action et la parole de centaines de milliers de personnes en mouvement, les journalistes professionnels corroborent l’attitude du gouvernement qui fait celui qui n’entend pas. […] Les manifestants font du bruit, ils ne parlent pas. La “rue grogne” mais est incapable de produire une pensée, une parole, une action politique » [3].
Concernant la grève du 31 janvier, il a ainsi suffi que l’agence de presse Reuters emploie le terme pour que, par un mécanisme de « circulation circulaire » bien décrit par Pierre Bourdieu [4], il soit repris par la quasi-totalité des « grands » médias. Aussi fastidieux que cela puisse paraître, il importe d’en donner un aperçu, seul moyen de prendre la mesure de la diffusion de cette langue automatique dont nous parlions plus haut :
- Le Figaro en fait sa « une » : « La grogne monte chez les fonctionnaires ». Mais aussi : « Les conditions de travail, les suppressions d’emplois dans les secteurs non prioritaires, la baisse du pouvoir d’achat suscitent la grogne des agents du public ».
- Le Monde, L’Expansion, Le Point : « un mouvement de grogne qui se cristallise principalement autour des rémunérations et de l’emploi ».
- TF1 : « Elle [la gauche] est en effet confrontée à la grogne de ses bataillons électoraux ».
- France TV : « Pour la première fois depuis son élection, François Hollande doit faire face à la grogne des 5,2 millions de fonctionnaires ».
On pourrait poursuivre presque à l’infini car, fidèles en cela aux tendances que nous décrivions dès 2007 dans le livre Médias et mobilisations sociales, sur la base d’une analyse des mouvements sociaux de l’hiver 1995 et de 2003, médias dominants et « grands » journalistes n’ont pas d’autres mots à la bouche, lorsqu’il s’agit de caractériser un mouvement de grève, que celui de « grogne ».
20 minutes décrète l’inutilité de la grève
Mais les grognements irréfléchis des médias ne s’arrêtent pas là et certains jugent utile d’aller plus loin dans la stigmatisation des luttes sociales. C’est ainsi que le journal 20 minutes, qui n’est « gratuit » que parce qu’il est financé intégralement par la publicité, titrait son article du jeudi 31 janvier consacré à la grève dans la fonction publique : « Les fonctionnaires se mobilisent pour rien » (dans la version papier), et sur son site internet « La grève des fonctionnaires, perdue d’avance ? ».
Pour justifier cette affirmation, 20 minutes recourt à l’expertise d’Agnès Verdier-Molinié, directrice de la Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques (Ifrap). À la question : « une grève massive pourrait-elle le [le gouvernement] faire plier ? », l’experte répond sobrement : « Aucune chance », ajoutant « d’autant plus que leurs salaires ont malgré tout progressé ». Une experte au-dessus de tout soupçon, évidemment, puisque le think-tank dont elle est la directrice a été fondée par Bernard Zimmern (actuellement président d’honneur), auteur d’ouvrages aux titres éminemment poétiques : À tout fonctionnaire son chômeur (en 1999), Les profiteurs de l’État (en 2001) ou encore La dictature des syndicats (en 2003) [5].
Étrange manière de rendre compte d’un mouvement, qui consiste à décréter – et ce avant même qu’il ait lieu – non seulement son inutilité (ils se mobilisent « pour rien ») mais aussi son échec prévisible (ils ont « perdu d’avance »). Le mécanisme est là encore connu, et pourtant efficace : asséner une prophétie avec l’aplomb et l’assurance que procure le pouvoir médiatique – qui consiste dans la légitimité accordée aux médias de dire le vrai – peut dans certaines conditions contribuer à faire advenir ce que l’on prophétise. En effet, briser la croyance dans l’utilité d’une mobilisation sociale constitue à l’évidence le plus sûr moyen d’en affaiblir par avance la portée.
Mais 20 minutes ne s’en est pas tenu là puisque, dès la veille, le journal publiait sur son site un article intitulé : « Les fonctionnaires sont-ils des privilégiés ? ». Le journal faisait ainsi, implicitement, comme si cette grève ne concernait que les fonctionnaires, ce qui conduit à passer sous silence le fait que l’ensemble des travailleurs de la fonction publique n’est pas doté, loin de là, du statut de fonctionnaire : nombre d’agents sont contractuels. Mais plus profondément, ce que le journal contribue à consolider par le choix des termes (« privilégiés »), c’est la concurrence entre travailleurs du public et du privé, et que l’amélioration du sort des seconds passerait par des régressions imposées aux premiers.
« Le beurre et l’argent du beurre »
Aujourd’hui en situation de monopole dans le champ de la presse économique quotidienne (depuis la disparition de la version papier de La Tribune en janvier 2012), Les Echos intitule son éditorial consacré à la grève dans la fonction publique « Le beurre et l’argent du beurre ». Sous la plume de Jean-Francis Pécresse, beau-frère de la députée et secrétaire générale UMP Valérie du même nom, le journal trouve que les travailleurs de la fonction publique « donnent la désagréable impression de vouloir le beurre et l’argent du beurre, par ces temps austères où chacun est appelé à se serrer la ceinture ».
Car « le beurre, les fonctionnaires l’ont eu avec l’élection de François Hollande : c’est le coup d’arrêt donné à la politique de diminution des effectifs de la fonction publique, laquelle, devenue obèse, avait enfin fini par maigrir de 30.000 unités chaque année ». Fonctionnaires et contractuels de la fonction publique pourront donc se réjouir que Les Echos s’inquiètent de leur déplorable régime alimentaire, eux qui ont une tendance naturelle à l’indolence grassement récompensée. En effet, « c’est bien l’argent du beurre que les fonctionnaires veulent aujourd’hui lorsqu’ils se mobilisent pour obtenir des gains de pouvoir d’achat ».
Leur mobilisation n’est donc pas seulement inutile, comme l’affirmait le journal 20 minutes ; elle a « quelque chose d’insolent », mais est aussi « singulièrement déplacée dans un pays où des milliers de salariés de l’industrie ont, eux, de légitimes raisons de protester non pas contre une perte de salaire mais contre la perte de leur emploi ». La grève dans la fonction publique aura au moins eu pour vertu de permettre aux Echos de manifester leur soutien aux travailleurs de PSA, de Goodyear ou de Sanofi dans leurs luttes contre les fermetures de site décidées par les actionnaires de leurs entreprises.
Faisant face à tant d’inconscience et d’insolence, Jean-Francis Pécresse se trouve contraint de menacer : « les 5 millions d’agents de l’État auraient surtout mauvaise grâce à s’estimer maltraités par un pouvoir qui s’abstient soigneusement de s’intéresser à leur statut, à leurs retraites et à leur productivité ». En d’autres termes, chers travailleurs de la fonction publique, estimez-vous heureux qu’un gouvernement ne vienne pas mettre son nez dans votre coupable indolence et vos retraites chapeaux.
Il est vrai que, de la part d’un journal possédé Bernard Arnault, le verdict prononcé par l’éditorialiste pourrait prêter à sourire, s’il n’était pas indécent. Car au moment où leur patron – rien moins que la 4e fortune mondiale – envisage de demander la nationalité belge, ce qui, heureuse coïncidence lui permettrait de bénéficier de plusieurs dizaines de millions d’euros d’économies fiscales, on n’a pas vu les journalistes des Echos s’indigner de son insolence. Autant dire qu’ils ont l’injonction à se serrer la ceinture singulièrement sélective.
« C dans l’air » instruit le procès (à charge) des fonctionnaires
Le comble a sans doute été atteint avec l’émission « C dans l’air », animée par Yves Calvi diffusée le jour même de la grève des fonctionnaires, sur France 5 (qui fait partie, il n’est jamais inutile de le rappeler, du secteur public prétendument de service public). Son titre : « La France des fonctionnaires ». La liste des invités est, à elle seule, éloquente :
- Agnès Verdier-Molinié, directrice de la « Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques » (iFRAP), déjà mentionnée plus haut. Auteur d’un livre dont le titre résume le propos : Les Fonctionnaires contre l’État. Le grand sabotage [6]
- Yves Thréard, directeur adjoint de la rédaction du Figaro.
- Bernard Vivier, directeur de l’ « Institut supérieur du travail », un centre privé de recherche, de formation et d’expertise sur les relations de travail.
Soit une invitée fanatiquement libérale, un invité totalement libéral et un troisième invité, évidemment... libéral. Et pour leur porter la contradiction, Luc Bérille, secrétaire général de l’Union nationale des syndicats autonomes (Unsa) qui, dans le rôle du défenseur des fonctionnaires, avait pour particularité de représenter un syndicat n’ayant pas, pour des raisons qu’il ne nous appartient pas de juger, appelé à la grève !
Outre cette absence totale sur le plateau d’un intervenant soutenant la grève, on notera quelques questions posées par l’animateur Yves Calvi, dont on sait l’amour qu’il porte à la fonction publique :
- « Que dit-on aux fonctionnaires quand on n’a pas de marge ? ».
- « Est-il possible de demander des augmentations de salaires quand un pays traverse une crise si difficile et qu’on a soi-même une garantie de l’emploi qui est importante ? ».
- « Sans un instant songer à vous culpabiliser, aujourd’hui y a encore 1713 emplois qui sautent chez Goodyear. Vous n’appeliez pas à la manifestation et on peut pas dire que ce soit un franc-succès si on évalue la mobilisation aujourd’hui. Est-ce que vous pensez qu’il peut y avoir une indécence éventuelle à aller manifester quand, dans le privé, on est aussi frappé par la crise et par les plans sociaux ? »
- [Lisant une « question de téléspectateur »] : « Ne faudrait-il pas qu’un jour François Hollande touche aux privilèges de son électorat alors qu’il ponctionne toujours plus ailleurs ? ».
- « En vous écoutant, je me disais quand même que cette histoire de chiffres elle est passionnante, parce que vous avez balancé l’un et l’autre des chiffres que je qualifierais d’imparable, c’est-à-dire que je ne sais pas quoi dire quand on me dit "vous vous rendez compte si je fais la moyenne générale ça fera 4,40 euros d’augmentation en moyenne sur les fiches de paye" et quand on me dit "ça fera 1,8 milliards sur le budget de l’État en ce moment", j’me dis mais ça me paraît invraisemblable et ça n’est pas possible ».
Effectivement, Yves Calvi ne sait « pas quoi dire » car il ne lui viendrait par exemple jamais à l’esprit de faire le lien entre l’austérité budgétaire imposée aux travailleurs et aux usagers de la fonction publique et les milliards d’euros mis chaque année, par l’État, au service des entreprises privées, à coup notamment d’allègements de cotisations sociales et de niches fiscales (qui représentaient au total 172 milliards d’euros en 2010 selon un rapport de la Cour des comptes), sans que ne s’en indignent éditorialistes, présentateurs-intervieweurs et autres journalistes économiques...
Pauvreté de l’information et pluralisme anémié : le cocktail médiatique par temps de grève est bien rôdé, jouant le rôle de paravent préventif lors de chaque mouvement social. La mobilisation dans la fonction publique s’est ainsi trouvé prise, comme il est d’usage, entre le marteau des lieux communs les plus éculés et l’enclume de la culpabilisation par l’invocation du privé. On notera d’ailleurs que, les mêmes qui tancent les travailleurs du public au nom des difficultés rencontrées par ceux du privé, ne s’émeuvent généralement de ces difficultés que dans la mesure où les salariés du privé se tiennent tranquilles, ou autrement dit ne contestent pas trop fermement les plans patronaux qui les condamnent au chômage. Quand ce n’est pas le cas, ils savent – comme l’avaient montré David Pujadas il y a quelques années, Audrey Pulvar un peu plus tard, ou de nouveau David Pujadas plus récemment – les rappeler à l’ordre.
Ugo Palheta