I. Aveuglements sexistes
Qu’un procureur de la République ou une revue américaine de sociologie professe des énormités sexistes, et aussitôt, sans s’interroger un instant, ni émettre la moindre réserve, les médias les reprennent en chœur…
1. Sexisme de source judiciaire
« Une agression sexuelle qui a mal tourné » : c’est en ces termes que le 31 janvier, le procureur de Nîmes expliquait lors d’une conférence de presse, le meurtre d’une joggeuse survenu une semaine auparavant… Aucun journaliste n’a visiblement songé à lui demander ce qu’est une agression sexuelle ayant « bien tourné », et la lamentable formule relayée par l’AFP a si peu choqué qu’elle a même été reprise dans tous les (nombreux) articles consacrés à l’affaire – ainsi du Monde, de Libération, de 20Minutes, de France Bleu, de BFMTV, de RMC, etc. Avec une mention spéciale pour Elle qui a trouvé la tournure si percutante, qu’elle a été reprise jusque dans le titre de l’article :
2. Sexisme de source « savante »
D’une manière générale, les résultats de la recherche sociologique n’intéressent guère les grands médias. Et lorsque c’est le cas, c’est visiblement pour le pire… Ainsi, d’un article du numéro de février de l’American Sociological Review, prétendant établir que… moins un homme participe aux tâches ménagères, plus il a de rapports sexuels !
Relayées par l’AFP le 30 janvier dans une dépêche du bureau de Washington, les conclusions fantaisistes de cet article seront reprises le jour même sur un ton badin en guise de conclusion du journal de 13h de France Inter où on l’on apprendra ainsi que « chacun doit rester dans son rôle social » parce que « les codes sociaux ont la vie dure », ou qu’en lâchant la tondeuse « vous risqueriez de provoquer l’insatisfaction de vos épouses et d’ainsi diminuer la fréquence de vos ébats amoureux »…
Sans jamais émettre la moindre interrogation sur la méthodologie employée dans cette enquête et sur le sens même de cette prétendue découverte Libération, Le Point, L’Express, Le Parisien, Ouest France, et sans doute bien d’autres encore, ont emboîté le pas de l’AFP pour faire part à leurs lecteurs de cette remarquable avancée de la sociologie – qui ne fait finalement que vérifier ce que le bon sens machiste le plus douteux prétend depuis longtemps !
3. Sexisme et publicité
Un choix de publicité particulièrement judicieux en p. 107 du numéro de Paris Match de la semaine du 30 janvier au 6 février… Moins de dix jours avant, deux invités des « Grandes Gueules » avaient tenu des propos mysogines et sexistes, scabreux et révoltants sur Nafissatou Dialo, sans que les deux animateurs en photo ci-dessus n’y voient rien à redire, ce qui valut à l’émission une mise en demeure du CSA – comme nous le relations dans notre article : « À quoi sert RMC ? À quoi sert le CSA ? ». Dans ces circonstances, on appréciera cette pleine page aguicheuse qui vante RMC comme une « radio d’opinions » (et quelles opinions !), et qui promeut sans retenue un programme qui est effectivement un « phénomène »… de pollution médiatique !
II. L’art du remplissage dans les JT de TF1 (et ailleurs)
Fabriquer des images pour mettre en scène l’information et fabriquer de l’« information » pour utiliser le flot d’images disponibles : ces deux procédés ont en commun de faire de l’information un divertissement, et comme avantage de remplir les JT à peu de frais.
1. De l’inestimable apport des images de synthèse à l’information
Le 12 janvier dernier, une opération militaire en Somalie visant à délivrer un otage français retenu par les shebab échouait tragiquement. Il y a encore moins d’une décennie, le JT de TF1 aurait sans doute traité le sujet avec l’interview d’un communicant de l’armée ne pouvant rien dire de précis, et celle d’un quelconque expert en défense qui aurait relayé les maigres informations « exclusives » que la hiérarchie militaire aurait bien voulu laisser filtrer ; le tout entrecoupé de quelques images certes spectaculaires, mais pauvrement informatives, de « commandos » à l’entraînement. Mais aujourd’hui, la technologie numérique permet d’exploiter enfin tout le potentiel sensationnel et divertissant que recèle ce genre d’opération clandestine… C’est ainsi que dans le 20h du 14 janvier, Gilles Bouleau put proposer aux téléspectateurs une reconstitution saisissante de l’opération de la DGSE en Somalie, à mi-chemin entre le jeu vidéo et le dessin animé, dont voici les moments-clés :
– « Le porte-hélicoptères Mistral positionné au large la Somalie » ; « À 2h du matin, six hélicoptères décollent »
– Les hélicoptères déposent les soldats français à quelques kilomètres de Bulomarer où est détenu l’otage.
– Les 50 militaires français se heurtent à une centaine de shebab – à noter qu’on peut même voir en transparence ce qui se passe dans les bâtiments !
– L’on comprend que les corps rouges sont ceux des 17 shebab tués, que les deux corps jaunes représentent les victimes françaises, tandis que l’otage est en bleu ciel dans le bâtiment ; dans un second temps, on distingue très nettement l’hélicoptère emmenant le corps d’un soldat français mais devant en laisser un sur place. Les quatre victimes civiles évoquées dans le commentaire, ne sont, elles, pas représentées…
– Et pour finir, l’ingrédient incontournable dans tout bon scénario sur « la guerre contre le terrorisme » : la présence américaine bienveillante, avec l’avion que les États-Unis ont envoyé pour « apporter leur soutien » et « assurer les transmissions radio entre, à droite, le porte-hélicoptères, et, à gauche, le terrain où rien ne s’est déroulé comme prévu. »
Ce simulacre numérique est l’aboutissement d’une mise en forme narrative de l’information qui n’apporte rien à la compréhension de l’actualité, mais vise avant tout à la rendre plus télégénique… Pis : malgré sa grande médiocrité graphique, cette animation en images de synthèse, en se présentant comme une reconstitution des faits, produit un effet de réalité qui contribue à occulter de légitimes interrogations sur la validité du récit des évènements proposé par les journalistes de TF1 et Jean-Dominique Merchet [1] qui tirent nécessairement leurs informations de sources militaires ou gouvernementales que l’on est donc prié de croire sur parole… En somme, dans les JT de TF1, peu importe l’information, pourvu qu’on ait l’image !
2. De l’inestimable apport du « glamour », des « paillettes » et des « stars » à l’information
Avec le recrutement de David Beckham par le Paris Saint-Germain, le 31 janvier, c’est le phénomène inverse qui s’est produit : une avalanche d’images et d’« informations » sur un évènement sans autre importance que celle que les médias ont bien voulu lui accorder… en se prêtant à une opération de marketing.
C’est l’AFP qui amorça et entretint le phénomène de concurrence mimétique entre médias en diffusant plus de 120 photos de la conférence de presse du footballeur, ou en consacrant à son arrivée, alors même que l’intersyndicale de l’agence avait appelé à une grève, une salve d’ « Alertes » et d’« Urgents » [2] tout aussi essentiels les uns que les autres : « Beckham à la Pitié-Salpêtrière, où le PSG fait passer ses visites médicales (source médicale) » ; « Beckham à l’hôpital où le PSG fait passer ses visites médicales » ; « Transfert - David Beckham quitte la Pitié Salpêtrière » ; « Foot/Beckham : "Le PSG va avoir beaucoup de succès dans les 10, 15, 20 ans à venir" » ; « Foot/PSG : Beckham assure qu’il est "toujours en forme et se sent bien" » ; « Foot/PSG - Beckham : "Je ne me vois pas comme un titulaire" » ; « Foot/PSG - Beckham : "Mon salaire ira à une association caritative qui s’occupe d’enfants" » ; « Beckham : "Quelques semaines et je serai à 100 % physiquement" » ; « Foot/PSG - Beckham : "La Ligue 1, un championnat serré, un défi pour moi" » ; « Foot/PSG - Beckham : "Je ne sais pas si ce sera mon dernier contrat" » ; « Foot/Paris SG : David Beckham portera le numéro 32 sur son maillot ».
Si, pendant plusieurs heures entre le 31 janvier et le 1er février, un nombre impressionnant de médias audiovisuels et de médias en ligne consacrèrent une place disproportionnée à la vedette anglaise, en plaçant son arrivée au centre de l’actualité, il faut reconnaître que le 20h de TF1 a remporté haut la main la compétition… médiatique. La venue de Beckham dans le club de la capitale fit ainsi le premier titre et l’ouverture du JT du 31 janvier (« Le PSG s’offre une icône »), puis donna lieu dans la foulée à trois reportages consacrés à sa première journée à Paris, à son palmarès, et à « la marque Beckham », avant qu’un Christian Jeanpierre dithyrambique ne vienne en plateau expliquer tout le bien qu’il pensait de l’acquisition du PSG – le tout pour une durée totale de près de 7 minutes… À titre de comparaison, même les reportages incontournables traitant du « convoi exceptionnel pour les nouvelles cloches de Notre-Dame » ou de l’arnaque des « faux mails d’EDF » ne dépassaient pas les 3 minutes, tandis que le sujet portant sur la fermeture du site Goodyear d’Amiens, qui suivait immédiatement le « tunnel promotionnel » consacré à Beckham, durait 2 minutes 20, et que la guerre au Mali était expédiée en 2 minutes 30 !
En basculant la hiérarchie de l’information cul par-dessus tête et en adoptant les recettes éditoriales des tabloïds, le journal télévisé le plus regardé de France joue la séduction et affecte la proximité. Dans une conjoncture socio-économique particulièrement dégradée, le quotidien des Français semble pourtant bien éloigné d’une actualité ainsi ramenée au sport-spectacle et à la vie des vedettes…
3. De l’incontournabilité papale
Si les tribulations d’un footballeur britannique ou l’action clandestine des forces spéciales françaises peuvent se prêter à bien des emballements et des mises en scène médiatiques, l’actualité vaticane est par définition hors catégorie…
Ainsi, le 11 février, c’est à une forme ultime et aggravée de remplissage que donnait lieu l’annonce de la prochaine démission papale qui, ce jour-là, a recouvert et éclipsé le reste de l’actualité. Cette démission pontificale, qui représente avant tout un enjeu interne à l’institution ecclésiastique, et qui a priori ne changera rien à la marche du monde, a pourtant saturé les journaux des principales chaînes de télévision et radios – y compris publiques, mais face à l’audimat, que pèse la laïcité… – comme en témoigne ce décompte éloquent :
– TF1
- 13h : (24’30 sur 49’02) 50 %
- 20h : (26’45 sur 40’19) 66 %
– France 2
- 13h : (27’12 sur 50’54) 53 %
- 20h : (31’53 sur 48’51) 65 %
– France 3
- 12/13 : (11’50 sur 25’11) 47 %
- 19/20 : (14’14 sur 25’15) 56 %
- Soir 3 : (13’05 sur 19’33) 67 %
– M6
- 19h50 : (13’00 sur 20’00) 65 %
– France Inter
- 13h : (22’14 sur 32’37) 63 %
(suivi par une édition spéciale de « La marche de l’histoire » 26’25)
- 18h : (11’10 sur 18’15) 61 %
(suivi par une édition spéciale du « Téléphone sonne » 36’10)
– Europe 1
- 12h : (26’20 sur 27’40) 95 % (!)
- 18h : (16’06 sur 22’06) 73 %
– RTL
- Midi : (36’10 sur 43’07) 84 %
Vivement le conclave et la fumée blanche !
Blaise Magnin (avec Benjamin Accardo pour le fastidieux travail de "comptabilité papale")