Et d’abord, une « Une » comme on les aime :
Nous avions déjà noté cette propension médiatique à se poser en défenseur de la veuve et de l’écolier. C’était le cas du Parisien du 22 janvier, qui semble avoir inspiré Libération :
Mais Le Parisien se contentait de renvoyer tout le monde (journalistes mis à part) dos à dos : ministre, parents, enseignants, incapables de se mettre d’accord, comme « dans un mauvais divorce, où l’on s’étripe sur le dos des enfants ». Alors que pour Libération, la cause est désormais entendue : ce sont bien les « enseignants de primaire et maternelle » qui sont coupables de négliger l’intérêt de l’élève, en luttant « contre la semaine de quatre jours et demi ». Un « combat » d’autant plus « difficile à justifier », en effet, que comme nous l’avions déjà noté dans notre article précédent, les médias se préoccupent davantage d’expliquer pourquoi il est incompréhensible que d’informer sur ses motifs réels et les arguments qui le fondent. Pour ne prendre qu’un exemple, la « Une » de Libé contient une erreur factuelle grossière : les enseignants ne sont pas en grève « contre la semaine de quatre jours et demi », mais contre les conditions de la mise en place de cette réforme en 2013, et pour son report en 2014. Voici par exemple ce que disait le communiqué du Snuipp, syndicat majoritaire, le 8 février :
Mardi 12 février, près de 6 enseignants sur 10 (58 %) seront en grève pour demander une réforme des rythmes réussie pour tous les élèves sur tout le territoire et prenant en compte l’avis des enseignants et des parents. […] Alors que nous avons besoin d’avancer sur une amélioration des temps de l’enfant, les annonces contradictoires et le flou longtemps entretenu sur de nombreux points ont davantage semé le trouble que permis de construire de la confiance envers la réforme. […] Ce vendredi 8 février, devant 1 400 inspecteurs de l’Éducation nationale rassemblés à Paris, le ministre lui même a reconnu que « Nous allons commettre des erreurs (...) Nous n’aurons pas les meilleurs rythmes [dès la rentrée de 2013] (...) On fera des choses approximatives. On y reviendra. » Et de poursuivre, « nous avons le temps d’agir (...) ». C’est bien pour donner à la réforme le temps de réussir, Monsieur le Ministre, que le SNUipp-FSU estime qu’un report à 2014 est nécessaire, ainsi qu’une réécriture du décret. […] Cette réforme des rythmes insuffisamment préparée relègue au second plan des sujets essentiels pour une meilleure réussite des élèves : révision des programmes, scolarisation des tout-petits, revitalisation de la maternelle, avenir des Rased, éducation prioritaire, direction d’école.
Mais cette « Une » inexacte, ou plus exactement mensongère, n’est qu’une mise en bouche. À l’intérieur, deux doubles pages, dont la première est un chef-d’œuvre.
Dans la colonne de gauche, des « Repères » – c’est-à-dire une suite de « brèves » sans lien entre elles, qui n’apprennent rien ou pas grand-chose : trois phrases sur « une mobilisation variée » (qui manifeste et pourquoi : c’est le seul « espace » accordé aux revendications des syndicats), une citation de Peillon (qui « ne croi[t] pas à ces histoires de corporatisme » – il faut dire qu’il n’a pas encore lu Libé), et des chiffres : 144 (le nombre de jours de classe en primaire) ou 29 (la place de la France pour les performances en lecture). Le premier expliquant sans doute le second. Ou pas.
Un autre encadré achève de présenter « L’essentiel », en deux parties et quarante mots : « Le contexte » (« une nouvelle grève […] ») et surtout « L’enjeu » (« le ministre vaincra-t-il les corporatismes pour imposer une réforme globalement soutenue par les parents d’élèves ? »). Le lecteur s’étant ainsi bien « repéré », on peut passer aux commentaires : ceux de l’expert universitaire et de l’expert éditocratique. Dans quel ordre ? Peu importe, car ils sont interchangeables.
Le premier, François Dubet, est longuement interrogé sur… « les crispations des profs », comme le résume – assez justement – le chapeau de l’interview [1]. Une seule question porte sur le projet de loi lui-même (« La réforme du rythme est-elle une bonne réforme ? »), et la réponse, qui se moque des prétendues « arguties » des opposants, sans présenter le moindre élément d’analyse, dit assez ce que vaut cet « expert » :
Les opposants cachent leur opposition derrière des arguties : « ça va être nul », « on n’y arrivera jamais » […] Certaines critiques peuvent être fondées. La loi n’est pas parfaite. Mais on ne peut pas reprocher à Vincent Peillon de passer en force. Il a procédé à une vaste consultation. Et tout est négociable. Surtout, chacun sait que 6 heures de cours par jour […] ce n’est pas un bon système scolaire.
On l’a compris, ce n’est pas en sociologue que parle le sociologue pourtant invité à ce titre, mais en qualité de fabricant d’opinion. Et Libération sait les choisir : celui-là ne se borne pas à dénoncer le « corporatisme » [2] prêté à une partie des enseignants à l’occasion d’une mobilisation particulière : c’est le corps enseignant dans son ensemble qu’il pourfend, ici comme ailleurs. En 2010, il déclarait déjà :
« L’École française est le produit de l’Église. [...] À une période de ma vie, il y a environ 12 ans, j’ai été chargé par un ministre de l’Éducation de gauche de réformer une partie du système scolaire, à savoir le collège [...]. J’ai donc passé beaucoup de temps à discuter avec les syndicats d’enseignants. [...] Je n’ai eu que des discussions théologiques. Je croyais que j’avais affaire à des syndicats ; j’avais affaire à des curés ; à des gens qui avaient des raisonnements symboliques, très peu de raisonnements pratiques. » [3]
Alors, pourquoi faire appel à un « expert » pour dire ce que « chacun sait » et ce que tout bon éditocrate peut gribouiller sur les « crispations des profs » ou l’impossibilité de réformer l’Éducation nationale ? Peut-être pour permettre à l’éditocrate en chef de la « maison commune de toute la gauche » de s’appuyer sur lui pour fustiger le « corporatisme enseignant » – ce qu’on fait tout de même avec un peu plus de complexes qu’au Monde ou au Figaro.
Quoi qu’il en soit, Nicolas Demorand, dans un éditorial simplement intitulé « Paralysie », nous fait part de son inquiétude : « maintenant que les banderoles sont de sortie et que les manifestations s’enchaînent », il y a un « risque » : le risque que s’impose « l’idée, parfaitement décrite par le sociologue de l’éducation François Dubet, […] que le monde enseignant, ou ses syndicats, incarne l’archétype le plus achevé du conservatisme. » Idée vraie ou fausse ? Nicolas reste prudemment ambigu – ce qui ne l’empêche pas, lui et le journal qu’il dirige, de mettre tout en œuvre pour la faire triompher.
Après cette remarquable entrée en matière, la double page suivante apporte quelques nuances. Deux articles (« Des enseignants dans le doute » et « Des parents dans le flou ») qui, malgré leur forme de micro-trottoir à peine amélioré, donnent à entendre quelques critiques, quelques arguments, pour et contre : où l’on comprend qu’il pourrait y avoir un débat sérieux sur cette réforme, son contenu, les conséquences concrètes et pratiques de son application, les solutions alternatives, mais qu’il n’aura pas lieu dans Libération. La dernière page (moins une demi-page de pub) s’attarde sur – « décrypte » – les risques « politiques » de l’échec de cette réforme… pour le ministre.
Et, en terminant le « dossier », on en vient à se dire que le titre de « Une » n’était finalement pas si mal choisi que ça : « Et les élèves dans tout ça ? »