Au cours du congrès du Parti de gauche qui se tenait le week-end dernier à Bordeaux, Jean-Luc Mélenchon conviait une douzaine de journalistes à une discussion à bâtons rompus de plus d’une heure. Dans une dépêche du 23 mars, l’AFP relatait quelques éléments de cette conversation et indiquait notamment que le président du PG aurait affirmé à propos de Pierre Moscovici : « "Qu’a fait le Français dans la réunion ? Il s’est pris pour un petit intelligent qui a fait l’ENA... c’est un comportement de quelqu’un qui ne pense pas français, qui pense finance internationale", a-t-il dit. »
Ces deux phrases de la dépêche suffirent pour que deux des plus « éminents » journalistes que compte la presse française, qui n’avaient pourtant pas assisté à la rencontre, sautent sur leurs claviers pour aussitôt faire part au monde de leur indignation sur Twitter…
Le premier à dégainer, Jean-Michel Aphatie, envoyait ainsi une salve de messages pour dire d’abord son sentiment profond : « Écœurant », puis pour oser cette mise en perspective historique du propos de Jean-Luc Mélenchon : « Jadis, Léon Blum subissait ce genre de critiques. Quelle tristesse d’en être revenu là », avant de poursuivre avec deux questions tout en subtilité : « Un ministre "qui ne pense pas français" est-il autre chose qu’un traitre à sa patrie ? Que mérite-t-il sinon 12 balles dans la peau ? »
Le second à se signaler par sa vigilance anti fasciste fut Jean Quatremer, qui reconnut sans hésitation dans la prose de Mélenchon des « relents d’antisémitisme », avant de se livrer à cette « analyse » d’une grande finesse politique : « Comme toujours les crises sont révélatrices. Celle de l’euro montre qu’entre le PG et le FN, il n’y a plus grand-chose ».
Ainsi fut instruit le procès en antisémitisme, sous-entendu par l’un et explicite pour l’autre… Pour que le reste des médias puisse se saisir de l’accusation et construire une affaire qui allait occuper une bonne partie de l’actualité jusqu’à lundi, il ne manquait plus que quelques responsables politiques ne se saisissent de ces « petites phrases » et qu’ils n’y répondent par les leurs.
Ainsi le premier secrétaire du PS, Harlem Désir, dénonça dès le samedi « un vocabulaire des années 30 ». L’offensé présumé lui-même, Pierre Moscovici, affirma dimanche sur Canal + : « C’est plus qu’une dérive ou une surenchère », avant d’ajouter que Jean-Luc Mélenchon « est en train, par détestation de la sociale démocratie, par détestation du Parti socialiste, de franchir certaines bornes ».
Dès lors, tous les grands médias pouvaient se repaître de la polémique et l’entretenir, en continuant à diffuser les « petites phrases » prêtées à Mélenchon selon la version donnée par l’AFP. Du Monde, à France Info, en passant par les JT de 20h de TF1, de France 2 et de nombreux autres, la meute médiatique s’en donna à cœur joie (si l’on ose dire…)
Jusqu’à ce rebondissement : d’une part, comme l’a révélé Michel Soudais sur son blog de Politis, la petite phrase relevée par l’AFP, objet du scandale, était tronquée ; et d’autre part, le contexte du propos, non rapporté dans la dépêche, ne laissait subsister aucun doute sur le sens réel des déclarations de Jean-Luc Mélenchon [1] ! Voici donc la retranscription exacte livrée par Michel Soudais :
« Le fond de l’affaire est le suivant, qu’a fait le Français dans la réunion ? Il s’est pris pour un petit intelligent, économique, vachement responsable, qu’a fait des études à l’Ena, qui sait comment on doit organiser la rectification des comptes d’une nation, gna gna gnagna gna gna gna… Ben va dans une administration, tu ne représentes pas le peuple français quand tu fais ça ! Il faut dire : « Non, pas question. Je refuse. Je ne suis pas d’accord. » Pourquoi ? Pas en se disant « les Grecs, je sais pas quoi », mais en se disant « mais demain c’est moi ». Comment le même homme demain à la même table si on lui dit « mais M. Moscovici vous n’avez pas fait ci, vous n’avez pas fait ça, vous avez accepté telles dépenses sociales et tout… » Comment il va pouvoir dire « non » vu qu’il a déjà dit « oui » pour les chypriotes ? Donc il se met dans leurs mains. Donc c’est un comportement irresponsable. Ou plus exactement c’est un comportement de quelqu’un qui ne pense plus en français… qui pense dans la langue de la finance internationale. Voilà. »
Quoi que l’on pense de la position de Mélenchon, il devient alors manifeste que le petit épisode d’hystérie politico-journalistique était sans objet... Peu importe la manière, pourvu qu’on ait l’ivresse du « clash » ! Et l’entreprise de diversion et de dépolitisation médiatiques tourna à plein régime : la « clash attitude » tint lieu de compte-rendu du congrès du Parti de gauche, pratiquement passé sous silence, et plus précisément du discours précis de Mélenchon, beaucoup plus explicite (quoi que l’on pense, une fois de plus de celui-ci), que l’échange réservé aux journalistes. Mais qu’importe à ces derniers !
En effet, si Jean Quatremer daigna présenter – dont acte ! – ses excuses à Jean-Luc Mélenchon (tout en se défaussant sur l’AFP, comme si la vérification des infos n’était pas du ressort d’une vedette des rédactions comme lui), il trouva un nouvel angle d’attaque, toujours sur Twitter : Mélenchon « est brutal, populiste, nationaliste ». Presque en même temps, son compère Aphatie eut une révélation semblable sur son blog : « Impossible d’expliquer comment le Parti de gauche en est arrivé là. Ce qui est clair désormais, c’est que la teinte dominante du parti de gauche est une teinte nationaliste, défendue avec une violence qui peut aller jusqu’à l’insulte. »
Ce sont, à n’en pas douter, des commentaires que le vent emporte. Mais le journalisme de commentaires (à sens unique) écrase une fois de plus le journalisme d’information : on attend en vain que les grands médias restituent vraiment les propositions du Parti de gauche et les propos de son porte-parole sur l’Europe. C’est-à-dire qu’ils fassent, sur ce parti comme sur d’autres, leur boulot !
Résumons : sur la base d’une transcription fausse de l’AFP et en omettant de contextualiser la phrase litigieuse, deux journalistes politiques accusèrent Jean-Luc Mélenchon d’avoir tenu des propos antisémites à l’encontre du ministre de l’Économie et des Finances, Pierre Moscovici ; alertés, des responsables politiques y allèrent de leur réplique ; et l’ensemble des médias reprirent le tout pour faire « l’évènement » politique du week-end.
Qu’ils s’indignent directement contre le présumé « dérapage » du président du Parti de gauche, ou qu’ils relaient complaisamment les réactions outrées d’un personnel politique socialiste trouvant là un angle d’attaque commode contre un opposant virulent, les médias se sont encore vautrés au cours de cet épisode dans un journalisme politique « de petite phrase » qui personnalise, privilégie le jeu sur les enjeux et échoue finalement à… informer – que ce soit sur le congrès du Parti de gauche, sur les positions de Jean-Luc Mélenchon, ou plus grave, sur le fond même de l’affaire, c’est-à-dire sur les politiques économiques concoctées par les autorités européennes et validées par les représentants français…
Mais ce n’est pas fini ! Une polémique médiatiquement orchestrée peut en chasser une autre. Doit en chasser une autre. Et elle le fait… Désormais, ce sont de prétendues insultes et invectives qui nourrissent le non-débat, et notamment l’expression de « 17 salopards » [2] utilisée par un secrétaire national du Parti de gauche, François Delapierre, pour qualifier les représentants des gouvernements européens – dont… Pierre Moscovici – qui ont avalisé le traitement infligé par l’UE aux Chypriotes. En revanche, que qualifier des militants progressistes de toujours de « nationalistes » ou de « populistes » parce qu’ils s’opposent à l’Europe telle qu’elle va puisse être offensant n’effleure visiblement pas la courtoisie journalistique...
C’est ainsi Patrick Cohen qui ouvre son entretien matinal du 26 mars avec Jean-Luc Mélenchon en lui demandant, faussement naïf : « À quoi ça sert les invectives en politique ? », avant de passer plus de six minutes (sur dix) à l’interroger sur le vocabulaire et ton qu’il emploie ou ne devrait pas employer… Ou encore Libération qui, le 26 mars, s’inquiète en « une » du risque de voir se « déliter le débat public » du fait « des insultes et des injures », et qui pourtant les relaie toutes, les décortique et en fait commerce, tout en donnant dans son éditorial du 25 une définition de la politique qui est un involontaire et pathétique aveu de la responsabilité des médias dans la fabrication de ce qu’ils dénoncent : « La politique est histoire de mots. Les bons et les vifs qui font des petites phrases grotesques ou ciselées. Des saillies parfois drôles et souvent plus efficaces qu’une longue tirade. Ce sont ces mots qui viennent pimenter et animer le débat public. »
Et quand le débat public n’est plus qu’affaire de « piment » et « d’animation », le journalisme n’est plus que commentaire futile et superficiel, et la vie démocratique, victime de ce cirque médiatique, une triste pantalonnade…
Blaise Magnin et Henri Maler