Libération est un média d’opinion (ou, si l’on veut, de parti pris) : c’est le droit le plus strict de sa rédaction de l’afficher. De sa rédaction ou de sa chefferie ? Et de quelle opinion ?
Disons-le tout net : on trouve de tout dans Libération. Le pire côtoie le meilleur. Et tous les journalistes de Libération ne sont pas des adeptes de sa chefferie. Mais c’est la direction de Libération qui trace le périmètre des prises de position politiques du journal et choisit les « Unes », le cas échéant sensationnalistes, sur ce qui, à ses yeux, fait l’événement.
(1) Il fut un temps où Laurent Joffrin, au cours de l’un de ses allers-retours entre Libération et Le Nouvel Observateur, prétendait fixer le cap à la fois managérial et éditorial, comme nous le relevions en novembre 2006 sous le titre « Libération, d’un Joffrin à l’autre » : il multipliait alors les déclarations d’allégeance à la fois au propriétaire du quotidien et à la gauche libérale. Pourtant le 28 novembre 2006, il annonçait fièrement sur France Culture que Libération serait désormais la « maison commune de la gauche ». Toute la gauche ? De quoi s’interroger, comme nous le faisions alors dans l’article suivant : « Laurent Joffrin règne sur Libération : changement ou faux-semblants ? ». Excès de suspicion de notre part ?
Les mois passent et l’inquiétude gagne le grand stratège de Libération. C’est pourquoi, le 4 mai 2009, sous le titre prémonitoire « La résistible ascension de Nicolas Sarkozy » , il expliquait « comment battre Sarkozy » (comme le montre l’url de l’article) et en appelait, à cette fin, à une « grande coalition de l’après-Sarkozy, rassemblée, non dans une combinaison d’appareils mais par un projet de rupture avec le libéralisme, les forces écologistes, les socialistes à l’ancienne comme Jean-Luc Mélenchon, le PS, les partisans de François Bayrou et même les gaullistes sociaux et républicains tentés par un Dominique de Villepin. » Le quotidien Libération allait-il devenir la « maison commune de cette large coalition (à laquelle manquait déjà quelques forces sur sa gauche) ? Il n’en fut rien et l’on peut deviner que nombre de journalistes de Libération qui n’avaient pas été consultés sur la proposition stratégique du réformateur permanent de la gauche en furent soulagés.
(2) Les années passent et Libération change de capitaine. Nicolas Demorand, qui gravit depuis longtemps les sentiers de la gloire accède, en mars 2011, à la direction du quotidien. Sans surprise, assumant comme c’est parfaitement son droit, un parti pris affiché contre Nicolas Sarkozy et en faveur François Hollande (avant et après l’élection), Libération poursuit sa route. Mais les options politiques de ses éditorialistes rétrécissent à vue d’œil.
Le 5 mars 2013, face aux effets socialement désastreux de la crise économique, Nicolas Demorand, dans un éditorial d’anthologie sobrement titré « Compromis », fixe le cap à l’intention des « partenaires sociaux »… et de la rédaction de Libération :
En attendant, dans la panade, il faut travailler à sauver le travail. Ou ce qu’il en reste. Oui, pour cela, il faudra rendre des droits chèrement acquis et des protections sociales. Oui, il faudra bâtir des compromis au sein des entreprises sans quoi celles-ci fermeront. Oui, pour le dire avec ces mots autrefois clinquants, il faudra travailler plus pour gagner autant et peut-être même moins.
Cette orientation ne se borne pas à accompagner celle du gouvernement : elle la devance. Mais comme le libéralisme économique suinte entre les phrases, une précision s’impose : « Aucune des phrases qui précède n’est dictée par l’idéologie qui normalement les inspire ». Ni par celle qui jusqu’alors semblait inspirer les éditoriaux de Libération.
(3) « Volte-face » : tel était le titre de l’éditorial que signait… Nicolas Demorand le 31 janvier 2012. Un autre éditorial d’anthologie que le blog Politeks (relayé par « Arrêt sur images ») comparait judicieusement au précédent. Il n’a pas fallu un an pour que Nicolas Demorand retourne sa veste. Voici ce que l’on pouvait lire sous le règne de Nicolas Sarkozy :
À moins de trois mois de l’élection présidentielle, les masques du paternalisme tombent. Et les euphémismes sont à nouveau de sortie : « compétitivité », « modernité ». Comprendre : traiter le chômage par la précarisation du marché du travail. Laisser le choix au salarié entre la dégradation de ses conditions de vie et la perte de son emploi. Au passage, le faire contribuer, via la double peine de la hausse de la TVA, à des allégements de charge aux effets plus qu’incertains. Le cœur de cette vision du monde est simple : salariés et citoyens ont trop de droits pour que l’économie fonctionne correctement. Eux seuls sont, en dernière instance, responsables des déséquilibres de la balance commerciale, des points de PIB manquant à l’appel, de la croissance atone. Dans la grande volte-face de cette fin de quinquennat, en dépit des crises profondes du capitalisme, des discours vibrants sur l’État, des rutilantes commissions de Nobel d’économie sur la mesure du bien-être et le progrès social, nous voici revenus au socle idéologique de la bonne vieille droite française. Qui ose encore, en 2012, nous faire le coup de la « modernité ».
Ce qui hier encore était condamnable est devenu, avec le Parti socialiste, tristement souhaitable. Le « socle idéologique » de Nicolas Demorand est décidément très friable. Mais puisqu’il faudra, selon notre non-idéologue, « rendre des droits chèrement acquis et des protections sociales », Libération est invité à se protéger contre ceux qui, hors la majorité gouvernementale (et parfois en son sein ), contestent cette « ardente obligation » (dont parlait le général De Gaulle, en 1961, à propos de la… planification).
(4) Hors de la majorité gouvernementale, point de salut ? On ne dira jamais assez que Libération est parfaitement en droit de le penser. Mais la purification éditoriale de son orientation exigeait sans doute que le virage soit pris de l’information à la propagande, et de la propagande au pamphlet.
Un titre choc à la « une », et déjà un mot : « purification »
Vient ensuite cette double page :
La double page intérieure atteint presque la perfection :
- Un titre misérable. Un titre qui entoure de guillemets le terme de « purification » que Mélenchon n’a jamais prononcé et l’associe à « éthique » pour que résonne l’analogie avec un appel à une « purification ethnique ». Un faux-cul de Libération, de sortie sur Twitter, nous a certifié que « purification » était seulement le passage au substantif de l’appel à « purifier l’atmosphère politique ».
- Une fourberie photographique. Une photo de Mélenchon qui lui attribue la fourberie de celui qui l’a choisie.
- Un expert instrumentalisé. Un entretien avec Christian Salmon sur le vocabulaire de Mélenchon, dont il a dénoncé lui-même l’instrumentalisation.
Les frontières politiques, souvent versatiles, de Libération semblent donc être désormais bien gardées par sa chefferie… pour le plus grand déplaisir, sans doute, d’un grand nombre de journalistes qui travaillent pour ce quotidien et qui souhaitent que Libération ne se transforme pas en quotidien à scandale, en renonçant à respecter quelques règles professionnelles.
(5) Le 22 février 2013, ce n’est évidemment par goût du scandale, mais uniquement par amour pour la littérature, que Libération consacra sa « Une » et près de 2 pages au livre de l’une de ses collaboratrice : Marcela Iacub.
Cette contribution au tohu-bohu médiatique provoqué par le « coup médiatique » réalisé par Le Nouvel Observateur, (avec sa « Une » racoleuse et la publication des « bonnes feuilles ») s’est évidemment prévalue de la qualité littéraire attribuée à l’ouvrage : Nicolas Demorand et Sylvain Bourmeau ne sont pas pour rien de vieux amis rescapés de France Culture ! La promotion désintéressée du chef-d’œuvre rédigé par une collaboratrice de Libération, n’a sans doute pas permis au quotidien de récolter les miettes du festin organisé par l’hebdomadaire, mais elle a fortement déplu à la Société civile des personnels de Libération (SCPL) qui, le 26 février, l’a fait savoir dans une communiqué (que nous avons publié ici même).
Mais quand le pli est pris de mener grand tapage, on ne s’arrête pas brutalement.
(6) Le 8 avril 2013, c’est une rumeur et son démenti sur un prétendu compte suisse de Laurent Fabius qui font la « Une ».
Qu’importe si le démenti d’une rumeur, non seulement n’enraye pas sa propagation, mais peut contribuer à l’entretenir ! Cette fois, ce n’est pas l’intérêt supérieur de la littérature qui a guidé le choix de cet « événement », mais le goût pour les enquêtes ethnographiques dans les coulisses de l’Élysée ! Pourtant Nicolas Demorand, rebelle, s’insurgeait en 2008, contre « le journalisme de rumeur » [1] Mais Nicolas Demorand, big boss, en savoure désormais les plats les plus épicés.
Et alors que la Société des personnels de Libération déplorait une fois de plus et sans détour « une faute », Nicolas Demorand, à bout de tergiversations, a courageusement présenté des « excuses » qui, comme nous l’avons analysé, ne s’excusent de rien…
De là à penser que le quotidien Libération est devenu un bateau ivre, il y a un pas que nous ne franchirons pas. Pour l’instant ?
À suivre…
Henri Maler
Prochain article : Libération, mode d’emploi (2) : Une purification économique et managériale ?