« L’Europe de la rigueur est une nouvelle fois attaquée » s’exclame Le Monde dans son édition électronique du 26 avril. En quoi consiste donc cette terrible attaque ? Il s’agit d’un texte destiné à être discuté par la commission chargée de préparer la convention du PS sur l’Europe du 16 juin et que Le Monde s’est procuré : « Il constitue une base de travail claire qui invite la gauche européenne à "s’indigner" contre "les recettes qui ont conduit au pire : le libre-échange commercial comme seul horizon des relations extérieures, l’austérité comme étalon à l’intérieur de nos frontières" ».
Le texte, cité par le quotidien, renvoie dos à dos David Cameron et Angela Merkel : « Le projet communautaire est aujourd’hui meurtri par une alliance de circonstance entre les accents thatchériens de l’actuel Premier ministre britannique – qui ne conçoit l’Europe qu’à la carte et au rabais – et l’intransigeance égoïste de la chancelière Merkel – qui ne songe à rien d’autre qu’à l’épargne des déposants outre-Rhin, à la balance commerciale enregistrée par Berlin et à son avenir électoral. » Il conclut : « Les socialistes français veulent l’Europe. Ce qu’ils combattent, c’est l’Europe de droite et son triptyque : dérégulation, désindustrialisation, désintégration. »
Les réactions médiatiques provoquées par la publication de ce texte, qui n’est somme toute qu’un document de travail intermédiaire, en disent long sur la manière dont les éditocrates contribuent à baliser le débat démocratique sur les politiques économiques et européennes : formules hors-contexte à la clé, ils font du texte du PS un brûlot anti-Merkel, pour mieux dénoncer une « dérive » anti-allemande, anti-européenne voire belliciste du Parti socialiste…
C’est Le Monde qui dégaine le premier pour défendre « l’Europe de la rigueur » injustement attaquée. Dans son éditorial du 27 avril titré « Ne tirez pas sur Angela Merkel », le quotidien vespéral nous livre ses angoisses : « soit ce langage belliciste est autorisé en haut lieu, et c’est inquiétant. Soit il ne l’est pas, et c’est tout aussi inquiétant, puisque cela impliquerait que le président ne tient pas ses troupes. » Une « inquiétude » qui fait écho au titre en Une : « Juppé dénonce le "péril mortel" d’une confrontation avec Berlin ».
Deux expressions sont montées en épingle par l’exégète du Monde pour justifier une polémique aux accents tragi-comiques. L’« intransigeance égoïste » imputée à Angela Merkel, et la suggestion d’un « affrontement démocratique » avec la droite européenne [1] sont ainsi interprétées comme autant d’appels à un affrontement guerrier avec l’Allemagne.
Le quotidien fustige également le « petit jeu infantile extrêmement dangereux » qui consisterait à faire de l’Europe, à travers la figure d’Angela Merkel, un « bouc émissaire ». Le texte du PS prend pourtant garde à ne pas confondre l’Europe et les politiques menées par les conservateurs européens et le consigne noir sur blanc, mais visiblement, la nuance a échappé au Monde. En tenir compte aurait sans doute obligé le quotidien vespéral à ouvrir un débat d’idées plutôt qu’une futile controverse.
C’est que, pour Le Monde, la critique de la politique de l’Allemagne ne permet pas de « poser les vraies questions », ni de « mettre à plat les termes réels et non pas fantasmés du débat sur la stratégie à suivre pour surmonter la crise de la dette. » Voici donc les « termes réels » du débat (« fantasmés » par Le Monde) : pas d’alternative à la rigueur allemande - ou alors, c’est la guerre.
Dans l’éditorial de Libération du 28 avril, François Sergent emboîte le pas au Monde : « À quel jeu dangereux jouent les socialistes français, prêts à transformer Angela Merkel en bouc émissaire plutôt que de débattre de la politique de leur gouvernement ? » Pour l’éditorialiste, « on peut – on doit – pouvoir discuter des politiques de rigueur, mais il est démagogique d’en faire porter le chapeau à Berlin ou à Bruxelles. » Un édito qui inspire la Une tapageuse du quotidien : « Le PS dérape ».
Et on serait sans doute à bon droit de se demander à quel jeu joue François Sergent, qui esquive les questions de fond de telle façon qu’il interdit d’en débattre réellement. Comment, en effet, discuter des politiques de rigueur si toute velléité critique à leur égard doit être circonscrite à leur application en France, et si la remise en cause des politiques promues en Europe par les conservateurs allemands est caricaturée en « populisme », en « xénophobie » voire en « douteuse germanophobie » ? Une nouvelle loi de Godwin appliquée au bavardage médiatique en somme…
Notons que lorsque le gouvernement allemand remet en cause la politique économique française, Libération ne s’offusque pas d’un regain de « douteuse francophobie » outre-Rhin… il s’en fait le porte-voix. Ainsi le 11 novembre 2012, Jean Quatremer se faisait l’écho dans les colonnes du quotidien des « mots durs de Berlin sur les maux français » en citant un « sage » allemand : « Il faut profondément réformer le marché du travail et couper dans des dépenses publiques que la France n’a plus les moyens de s’offrir […] Le problème le plus sérieux de la zone euro en ce moment n’est plus la Grèce, l’Espagne ou l’Italie, mais la France ».
Après Le Monde et Libération, c’est au Figaro de tressaillir d’indignation. Dans son éditorial du 29 avril titré « Les apprentis sorciers », Pierre Rousselin s’indigne : « Rien n’est plus irresponsable que de faire d’Angela Merkel et de la politique européenne de l’Allemagne le bouc émissaire des difficultés qui s’accumulent sur notre pays. » Le même jour, l’éditorialiste des Échos ne choisit pas la carte de l’originalité et de la nuance pour évoquer une « logorrhée anti-Merkel, voire anti-allemande, qui commençait à prospérer au sein d’un Parti socialiste livré à lui-même. »
Mais une fois de plus, c’est à Franz-Olivier Giesbert que revient la palme du mérite éditocratique : là où ses éminents confrères sont excessifs, lui est outrancier ; là où eux sont caricaturaux, lui choisit le registre burlesque… Son éditorial du 2 mai dans Le Point fustige ainsi une « conjuration des imbéciles ».
« Crétinisme », « hystérie », « mauvaise foi », Giesbert n’a pas de mots assez durs pour évoquer le texte du PS : « les socialistes ont décidé d’inoculer aux Français le venin de l’europhobie et de la germanophobie ». En dénonçant « l’Europe de droite », le PS « tourne la page de son héritage européen » explique Giesbert. L’Europe serait-elle donc nécessairement de droite ?
On ne peut qu’être frappé par la violence des réactions médiatiques à la publication d’un texte où, somme toute, un parti qui se revendique de gauche en appelle à une « confrontation politique » avec la droite en Europe, et en particulier avec la droite allemande, dont les orientations ont une empreinte forte sur les politiques prises à l’échelle européenne.
Cette violence ne fait que révéler l’extrême pauvreté du débat sur les politiques européennes tel que les médias contribuent à l’orchestrer : le consensus autour des politiques de rigueur impulsées par les conservateurs allemands (et acclamées bruyamment, jusqu’à peu, par l’éditocratie française) est tel qu’une remise en cause publique prend des allures d’outrage : il ne peut s’agir que d’une manœuvre « populiste », « anti-allemande » ou « anti-européenne » pour détourner l’attention du bon peuple, voire le détourner des nécessaires sacrifices dont l’Allemagne a donné l’exemple.
Cette invraisemblable uniformité des prises de position de l’« élite » de la presse est évidemment un affront à toute idée de pluralisme médiatique… Pis, au lieu de contribuer à animer le débat public et d’en expliciter les enjeux, une poignée d’éditocrates s’est livrée à son sabotage en règle au cours d’un épisode d’hystérie politico-médiatique dont, une fois n’est pas coutume, le Parti socialiste a fait les frais… Ou quand loin de jouer son rôle de ferment démocratique, un certain « journalisme » pollue le débat public.
Frédéric Lemaire et Blaise Magnin