Le journalisme est censé tenir le pouvoir comptable de ses actes. C’est le principe, implicite dans la Constitution des États-Unis, qui singularise une presse libre nécessitant d’être protégée.
Si ce principe était respecté, l’aveu du Washington Post (6-02-2013) selon lequel, avec “plusieurs groupes de médias”, il a convenu avec la Maison blanche de garder pour lui des informations sur la présence d’une base de drones américaine en Arabie saoudite, aurait dû être un signal d’alerte et générer un large débat sur la déontologie des médias.
Mais ces accords sont devenus tellement courants que le sujet a causé moins de préoccupation chez les journalistes que le refus de laisser la presse accéder à une récente sortie présidentielle sur un terrain de golf. Cet outrage-ci s’est traduit par une lettre de protestation en bonne et due forme de la part du groupe des journalistes accrédités à la Maison blanche (Huffington Post, 18-02-2013).
Comme l’a expliqué le Washington Post, il fut convaincu de garder sous silence le sujet sur la base de drones par les préoccupations de l’administration, qui craignait que “cette révélation ne nuise à des opérations en cours contre un groupe affilié à Al-Qaida, considéré comme la menace la plus importante du réseau terroriste pour les États-Unis, et qu’elle n’interfère potentiellement avec la collaboration contre le terrorisme avec l’Arabie saoudite.”
Les principaux leaders d’Al-Qaida ont historiquement des liens étroits avec l’élite saoudienne (Wall Street Journal, 18-03-2013) – donc l’existence de la base de drones n’était sans doute pas réellement un secret pour eux. Quant aux Saoudiens, ils auraient pu devenir moins coopératifs avec les États-Unis si leur collaboration dans ce domaine était devenue publique. Mais la protection des gouvernements de l’impact de leurs actions sur l’opinion publique est-elle vraiment une des tâches des journalistes ?
Retenir la publication d’informations pour des préoccupations éventuelles de sécurité nationale n’est pas une nouveauté. Et dans de nombreux cas, aucune demande officielle n’est même nécessaire – les éditeurs de presse semblent avoir intégré la notion selon laquelle la préservation des secrets de l’exécutif fait partie de leur métier.
Le reporter William Laurence, du New York Times, qui couvrit les attaques nucléaires sur les populations civiles japonaises de Hiroshima et Nagasaki en 1945, était un admirateur enamouré de la bombe. Selon le livre Atomic Cover Up, du journaliste Greg Mitchell, Laurence se démena vigoureusement pour éliminer toutes les informations sur les effets des radiations résiduelles laissées par les bombardements. Mitchell cita Laurence, relatant avec beaucoup de franchise un “séminaire” de propagande, organisé par l’armée, pendant lequel le reporter du Times et trente autres journalistes reçurent des éléments de langage afin de pouvoir, selon les mots de Laurence, “démentir” la propagande japonaise qui affirmait “que les radiations étaient responsables de décès même après” les attaques nucléaires.
Pendant les auditions Church au Sénat américain, en 1975-1976, la Central Intelligence Agency (CIA) admit rémunérer 400 journalistes et faire publier régulièrement des éditoriaux et des articles dans certains des médias les plus prestigieux du pays – comme c’est détaillé dans l’article fondamental de Carl Bernstein “The CIA and the Media” (Rolling Stone, 20-10-1977).
Rapportant le coup d’État mené par la CIA en 1953 pour mettre fin aux fonctions du Premier ministre iranien démocratiquement élu Mohammed Mossadegh, en faveur du Shah Mohammad Reza Pahlavi, les journalistes américains – et pas seulement ceux payés par la CIA – dissimulèrent le rôle de l’agence dans l’affaire. Comme l’écrivit le reporter du New York Times, James Risen (15-04-2000) presque cinquante ans plus tard, cela aurait pu faire une différence : “Les correspondants occidentaux en Iran et à Washington ne révélèrent jamais qu’une partie des troubles avaient été mis en scène par des agents de la CIA se faisant passer pour des communistes, et ils n’insistèrent pas outre mesure sur des informations exactes et contemporaines des faits rapportées dans les journaux iraniens et sur la radio de Moscou, affirmant que les puissances occidentales organisaient secrètement le retour au pouvoir du Shah.”
En 1954, l’année suivante, la conspiration du silence médiatique se poursuivit autour du rôle de la CIA dans le coup d’état qui destitua le président élu du Guatemala, Jacobo Arbenz. Faisant son mea culpa plus de quarante ans après les faits, l’éditeur du New York Times Arthur Sulzberger (7-06-1997) admit avoir obéi à un ordre du directeur d’alors de la CIA, John Foster Dulles, en couvrant le rôle de l’agence. Sulzberger garda hors du Guatemala le correspondant du Times pour l’Amérique latine, Sydney Gruson, pour s’assurer du silence total. Comme le résuma Robert Parry (Consortium News, 30/06/97) : “Dans les jours précédant le coup d’État, Dulles fit appel personnellement à Sulzberger, et l’éditeur du Times fit cette faveur à la CIA. Je téléphonai à Allen Dulles et lui dis que nous garderions Gruson à Mexico, précisa Sulzberger dans un mémo dicté.”
Depuis le début de la Guerre froide, les administrateurs de médias, comme l’éditeur du Washington Post, Phil Graham, travaillaient en lien étroit avec la CIA dans un état d’esprit que résuma le successeur de Graham, son épouse Katharine Graham, dans un discours adressé à des officiels de haut rang de la CIA le 16 novembre 1988 (Regardie’s, 1/90 ; cité par Extra !, 1–2-1990) : “Nous vivons dans un monde dangereux et corrompu. Le public n’a pas besoin de savoir certaines choses et ne devrait pas les connaître. Je crois que la démocratie est florissante quand le gouvernement est capable de prendre des décisions légitimes pour conserver ses secrets et quand la presse peut décider de publier ou non ce qu’elle sait.”
Il est difficile de savoir avec quelle fréquence des journalistes dissimulent des faits pour raison d’État, ou bien combien de demandes officielles sont faites. Ces arrangements étant faits pour rester secrets, il est raisonnable de supposer qu’ils sont plus communs qu’on ne le sait. Pourtant, dans la dernière décennie, les preuves de ces interventions semblent avoir émergé avec une fréquence de plus en plus grande.
En décembre 2005, le Times (16-12-2005) admit avoir retardé la publication d’un sujet sur les écoutes effectuées par la National Security Agency (NSA), lors d’un programme qui, en opposition avec la loi fédérale, utilisa des systèmes d’écoute sur le sol national sans contrôle par une autorité judiciaire. Pourtant, l’aveu lui-même fut tout sauf spontané : comme on l’apprit plus tard, la révélation de l’affaire, très embarrassante pour l’administration du président G.W. Bush, avait été retardée pendant plus d’un an, depuis les semaines précédant l’élection présidentielle de 2004.
L’émission 60 Minutes de la chaîne nationale CBS fit à peu près la même chose avec une enquête exposant l’utilisation par l’administration Bush de documents falsifiés qui lui permirent d’accuser l’Irak d’essayer d’obtenir de l’uranium au Niger – retenant le sujet pour une diffusion postérieure à l’élection de (FAIR Action Alert, 28-11-2004). Des représentants de CBS News suggérèrent (New York Times, 25-09-2004) que le sujet n’avait pas été diffusé de peur d’influer sur le choix des électeurs : “Nous pensons désormais qu’il serait inapproprié de diffuser un tel reportage aussi près de l’élection présidentielle.” La notion selon laquelle le journalisme devrait informer le public d’une manière qui peut avoir une influence, en particulier politiquement, semble avoir échappé aux dirigeants de CBS.
En 2005, le Washington Post (2-11-2005) défia en quelque sorte le gouvernement en publiant un article sur les prisons secrètes de la CIA en Europe de l’Est (Extra ! Update, 12/05), mais le papier ne contenait qu’une partie du scoop du reporter Dana Priest, le sapant en ne mentionnant pas les noms des pays impliqués, “à la demande de responsables officiels américains,” expliqua-t-on, en précisant que “dévoiler ces noms pourrait miner les efforts du contreterrorisme dans ces pays et ailleurs et en faire des cibles de représailles terroristes possibles.”
Le Washington Post retarda également la publication d’un article de Bob Woodward en 2009 (21-09-2009) à propos d’un rapport militaire très pessimiste sur la situation en Afghanistan. Répondant à la demande de l’armée, les éditeurs de Woodward repoussèrent la publication de 24 heures, invoquant la sécurité nationale. De plus, avant de mettre en ligne la copie du rapport qu’il avait obtenue, le journal autorisa l’armée à s’insérer dans le processus éditorial en caviardant le texte à sa convenance.
Lors d’un épisode particulièrement instructif, le New York Times utilisa un télégramme du département d’État fourni par Wikileaks pour renforcer son argumentaire sur l’extension continue par l’Iran de ses capacités militaires offensives 29-11/2010) :“Les services secrets américains ont conclu dans leurs rapports de situation que l’Iran a conçu une base clandestine de missiles sophistiqués, de conception russe, qui sont bien plus puissants que tout ce que Washington reconnaît publiquement appartenir à l’arsenal de Téhéran, selon des télégrammes diplomatiques.”
Les preuves du Times dans cette affirmation étaient contenues dans un télégramme de Wikileaks rapportant une rencontre secrète de haut niveau entre des responsables américains et russes. Mais l’article contenait aussi cette mention : “À la demande de l’administration Obama, le New York Times a accepté de ne pas publier le texte de ce télégramme.”
Bien heureusement, Wikileaks publia le télégramme dans son intégralité, révélant, contrairement à l’impression donnée par le Times, que les officiels russes étaient extrêmement sceptiques en ce qui concernait les affirmations américaines sur de prétendus missiles – en partie parce qu’il n’y avait aucune preuve solide que le missile, construit par la Corée du Nord, existait (FAIR Blog, 29-11-2010).
La collusion entre les médias et le gouvernement américain pour empêcher l’information d’arriver au public est défendue, dans quasiment tous les cas, au nom de la “sécurité nationale”. En oubliant même pour un moment que les intérêts du public devraient guider prioritairement les journalistes, il est juste de se demander si cette défense est même correcte. Est-ce que la sécurité nationale, pour ne rien dire de la paix et de la stabilité, a tiré un quelconque profit des efforts des médias américains pour cacher, par exemple, le rôle des États-Unis dans le renversement de démocraties, ou bien dans la calomnie de chefs d’État étrangers, ou encore dans la dissimulation des effets des radiations ?
La réponse courte, selon les quelques rares critiques des médias qui ont eu le courage de faire valoir leur point de vue, est non. Dans un éditorial remarquable, la médiatrice du New York Times, Margaret Sullivan (10-02-2013) a condamné ces pratiques : “La vraie menace pour la sécurité nationale vient d’un gouvernement qui opère en secret, ne doit de comptes à personne, et dont les chiens de garde sont trop pressés de se passer la muselière eux-mêmes.”
Sullivan ne fut pas moins critique en évoquant l’article sur la base de drones évoquée plus haut (6-02-2013), cachée par son propre employeur : “Étant donné le secret illégitime maintenu par le gouvernement sur le programme de drones, dont il n’a jamais officiellement reconnu l’existence, et l’importance significative de ce programme pour la politique étrangère, la sécurité nationale et l’influence des États-Unis d’Amérique dans le tumulte du Moyen-Orient, le Times devrait évoquer ce sujet autant que possible, et avec autant de pugnacité qu’il le peut.”
L’opinion de Jack Lule, professeur de journalisme à l’université Lehigh fut encore plus tranchée (Guardian, 6-02-2013). Lule qualifia la décision de ne pas publier “une honte”, ajoutant : “Le curseur pour en appeler à la sécurité nationale doit être très haut, peut-être un danger imminent. Le fait même que nous ayons cette conversation pour savoir s’il s’agissait d’une question de sécurité nationale ou non aurait dû mettre les éditeurs en alerte. Je pense que la vraie raison de l’administration était qu’elle ne voulait pas embarrasser l’Arabie Saoudite — et le fait que les médias d’information américains soient complices de cela est une preuve de couardise.”
Dans son éditorial à propos de la base de drones, Glenn Greenwald (Guardian, 7-02-2013) fit une rétrospective sur une décennie d’affaires camouflées, observant : “À chaque fois, cette dissimulation du fait des médias réussit effectivement une seule chose : elle permet au gouvernement de diffuser des mensonges sans que personne ne les mette en doute, lui laissant le champ libre pour tromper le public et même pour mener des actions illégales.”
C’est exactement l’opposé de ce que le juge Black voulait signifier quand il affirmait que la presse est protégée “afin de pouvoir mettre à nu les secrets du gouvernement et en informer le peuple.”
Traduction de Charles Rivière