Le lancement de David Pujadas indique assez quel sera l’angle du reportage : « Gros plan sur un atout qui manque souvent aux élèves dans les zones sensibles : la confiance, la confiance en soi, la confiance en son potentiel. Eh bien le CAC 40 s’en mêle. Depuis quelques années des cadres de très grandes entreprises viennent parler aux collégiens, ils viennent les coacher comme on dit aujourd’hui, les secouer aussi parfois : les managers au service des élèves […] »
Nous voilà prévenus : il ne s’agit nullement d’interroger le principe même de faire intervenir des patrons au sein d’un collège, mais uniquement de rendre compte de l’initiative, et sous un angle positif, puisqu’elle est d’emblée jugée (ou, en tout cas, présentée) favorablement : le sujet est cet « atout », la « confiance en soi », que des cadres supérieurs, se mettant « au service » d’élèves de « ZEP » [1], sont en mesure de leur apporter. Quitte à les « secouer » quelque peu, car on ne le sous-entend jamais assez, les « élèves de ZEP », s’ils ont leurs problèmes (que le reportage n’évoquera pas), gagneraient tout de même à se secouer un peu.
Signe de cet a priori positif, le titre du reportage tel qu’il apparaît derrière Pujadas : « Réussite : les patrons enseignent en ZEP ».
On commence par un aperçu du collège « de banlieue parisienne au bord de l’autoroute », et où pourtant « on a des rêves, comme ces élèves de sixième » – qui déclarent à l’écran ce qu’ils veulent devenir plus tard : architecte, cosmonaute, etc. Un problème, une solution : telle semble être la logique implicite du commentaire qui enchaîne : « Pour accroître les chances de réussite de ses élèves, le collège a mis en place des séances de coaching avec des cadres supérieurs de grands groupes. Ses méthodes pour gagner, cette responsable du groupe Orange les a adaptées des adultes aux enfants, du CAC 40 à la cité. »
Sans présentation synthétique de la part des journalistes, il est difficile de se faire une idée précise du contenu exact des « séances de coaching ». Mais ce que l’on en voit, par bribes, est assez consternant. Ainsi l’on peut admirer l’intervenante, descendue des sommets du groupe Orange, conseiller aux élèves de « se brosser les dents », « faire de l’exercice et manger équilibré », et le commentaire de résumer : « se coucher tôt, ne pas regarder la télé pendant qu’on fait ses devoirs, des règles simples mais difficiles à appliquer dans certaines familles [2]. »
Que des grands patrons se déplacent en banlieue parisienne pour apprendre aux collégiens à se brosser les dents ne laisse pas de surprendre – et n’est pas sans évoquer un certain paternalisme qui, au XIXe siècle, prêchait aux pauvres l’hygiène et les bonnes mœurs… Mais que ne ferait-on pas pour la « réussite » des élèves ?
Autre aperçu du contenu de ces séances de coaching : « Pour encourager ces élèves à s’accrocher, Hélène s’appuie sur la vidéo d’un psychologue, le professeur Marty : “Cette idée qu’on a envie de devenir quelqu’un, c’est une idée qu’il faut conserver et qu’il faut conserver toute sa vie, cette idée qu’on veut devenir le meilleur par exemple.” » « Devenir quelqu’un » (cadre chez Orange par exemple), « devenir le meilleur », voilà en effet de belles idées saines, négligées par l’Éducation nationale, et que seuls des « winners » du monde merveilleux de l’entreprise pouvaient transmettre aux élèves qui décrochent parce qu’ils ne « s’accrochent » pas.
Ces « méthodes pour gagner »… gagnent, évidemment : c’est la conclusion tirée par tout le monde. Le commentaire, d’abord, qui tire un bilan qu’il est « trop tôt pour tirer », sur la base d’un sondage rigoureux de « l’équipe enseignante » : « S’il est encore trop tôt pour tirer un bilan, l’équipe enseignante a remarqué que les élèves sont déjà plus attentifs, moins fatigués. »
Par la principale du collège, ensuite : « En ZEP on a de nombreuses problématiques, donc on doit avoir de nombreuses réponses diversifiées, donc les professeurs en sont une, les intervenants extérieurs en sont d’autres. »
Par David Pujadas enfin, qui conclut logiquement : « Voilà. La rencontre de deux mondes et chacun visiblement y trouve son compte. » Et c’est en effet ce que montre le reportage. Sans jamais paraître se poser la moindre question sur le bien-fondé de ce genre d’intervention, qui, à écouter son commentaire et les intervenants qu’il filme, semble aller de soi. Aucune prise de distance, à moins de considérer comme telle la question posée à l’intervenante : « Ce sont des messages que les profs, que l’Éducation nationale ne peut pas passer ? »
Si cette question est l’occasion pour l’intervenante de servir sa soupe (non sans dévoiler quelque peu ses batteries : « je crois qu’on est complémentaires […] Pourquoi ne pas amener des méthodes d’entreprise dans l’Éducation nationale, ça s’appelle du management, tout simplement »...), elle montre que même un journaliste de France 2 peut s’interroger. En creusant un peu, il pourrait se demander ce qui peut pousser des patrons de grandes entreprises, leur légendaire philanthropie mise à part, à enseigner le secret de la « réussite » à des élèves de quartiers défavorisés. Sur sa lancée, il pourrait se renseigner sur la gentille cadre d’Orange et sa gentille association, « Énergie Jeunes », qui, à la différence d’Acrimed, est reconnue d’intérêt général [3], et qui a, selon son site internet, « pour mission principale la prévention du décrochage scolaire », sur la base d’un diagnostic imparable : « L’échec scolaire résulte le plus souvent d’un cercle vicieux dans lequel se mêlent un manque de travail, de mauvais résultats, la perte de l’estime de soi et le découragement. Sa meilleure prévention est la régularité dans l’effort. Cela suppose l’engagement, c’est-à-dire l’implication personnelle dans l’action, ainsi que l’autodiscipline [...] ».
Diagnostic qui fait de l’échec scolaire un problème individuel, en évacuant toute considération sociale ou sociologique, diagnostic parfaitement neutre par conséquent, partagé par les partenaires de l’association qui l’aident à mener à bien sa mission, comme L’Oréal [4], Manpower, Orange, etc. Enfin, mais cela va sans dire, « l’association est indépendante et n’a aucun caractère politique, religieux ou commercial. »
Parvenu à ce point, notre valeureux journaliste pourrait se demander, non seulement si les messages d’une association subventionnée par les grandes entreprises, qui propage sous couvert de soutien pédagogique les fondements idéologiques du capitalisme néo-libéral, « sont des messages que les profs, que l’Éducation nationale ne peut pas passer » toute seule, mais aussi, et surtout, si c’est bien le rôle de l’Éducation nationale de les faire « passer », que ce soit par le biais de ses « profs », ou par le truchement de cadres dirigeants intervenant non pas seulement comme témoin, interrogé par un professeur, mais en situation d’enseignement, seul face aux élèves, comme dans le reportage de France 2. Un dispositif qui serait à bon droit mis en cause s’il s’agissait de curés de toute obédience ou de militants de tout bord (comme ceux d’Acrimed par exemple…) Mais c’est bien connu, les patrons ne font pas de politique, ni d’idéologie. Et le 20h de France 2, encore moins.
Fort de toutes ces questions, notre journaliste ne tiendrait-il pas là un beau sujet de reportage ?