Fin 2011, la Scam (Société civile des auteurs multimédia), l’une des principales sociétés de gestion de droits d’auteur audiovisuel, publiait une enquête réalisée auprès de ses adhérents, réalisateurs et réalisatrices de documentaire. Cette enquête révélait l’emprise croissante des diffuseurs, et d’ailleurs, la plupart de celles et ceux qui avaient accepté d’être interrogés pour la partie qualitative de l’étude n’avaient accepté de s’exprimer que sous couvert d’anonymat.
José Chidlovsky : Ce n’est pas si surprenant, mais c’est effectivement quelque chose qui me semble paradoxal, et en même temps plus qu’inquiétant. C’est même totalement antinomique. On ne peut pas être à la fois réalisateur de documentaires, chercher à faire émerger ce qui est invisible dans le réel et se cacher lorsqu’on doit afficher un point de vue ou une opinion. Donc, je pense que cet état de fuite est non seulement évidemment significatif de la condition de la majorité des réalisateurs de documentaires aujourd’hui en France, mais est aussi un signe très inquiétant sur la manière dont est pratiqué, de fait, le documentaire. C’est-à-dire qu’on ne peut pas demander à ses personnages de s’afficher et d’aller voir ce qui se passe dans leur vie ou derrière leur vie et, soi-même, se dissimuler.
Moi, ça m’attriste profondément. Ce fait existait dans les années 90 de la part des producteurs. Lorsqu’il fallait signer des pétitions individuelles, beaucoup de producteurs qui avaient des contrats en cours de signature avec France 3, Arte ou Canal +, se défilaient et refusaient de signer. Tout ça pour dire que dans les années 90, le producteur était à peu près dans la même situation que les réalisateurs aujourd’hui. Un producteur ne pouvait avoir réellement ses entrées dans une chaîne de télévision que s’il faisait profil bas face aux diffuseurs. Personnellement, j’en sais quelque chose parce que la société que j’avais à l’époque, qui s’appelait « Les films à Lou », a été interdite de facto d’antenne pendant plusieurs mois et menacée de l’être par l’un des responsables d’Arte parce que, publiquement, nous avions refusé certains de leurs diktats.
Aujourd’hui, c’est une sorte de débâcle, mais dont les origines remontent aux années 1990. Début 1990, le documentaire commençait à prendre ses lettres de noblesse sur les chaînes de télévision, notamment par le biais d’Arte et le travail de son unité documentaire, autour de Thierry Garrel, qui avait une politique délibérée d’auteur. Et donc, Arte produisait et diffusait des films d’auteur. Arte c’est un peu le point de référence. Et Canal +, à l’époque, enviait Arte et commençait aussi à développer une politique d’auteur. Les chaînes publiques qui étaient plus timorées, comme France 3, couraient malgré tout après Arte. Ça s’est inversé au milieu des années 90. La dictature de l’audience s’est imposée aux chaînes publiques, qui a touché aussi bien le documentaire que certains magazines comme « Qu’est-ce qu’elle dit Zazie ? », mais aussi la disparition d’« Océanique » sur France 3. Ça me rappelle des discussions avec Patrick de Carolis (qui venait d’être nommé directeur des programmes, avec un contrat léonin d’ailleurs, sur France 3) à propos du contenu de « Qu’est-ce qu’elle dit Zazie ? » qui, je le précise, était une émission magazine documentaire, c’est-à-dire qu’il n’y avait pas de plateau… Lorsqu’il nous parlait des entretiens par exemple, qui étaient des entretiens menés par le journaliste de Libération Jean-Baptiste Harang, il nous disait : « Mais c’est incroyable. Les entretiens durent parfois quinze minutes, parfois vingt minutes, parfois sept minutes. Il faut réduire tout ça. Vous pouvez très bien les faire en trois minutes. » On lui répondait : « Non, on ne peut absolument pas les faire en trois minutes. L’entretien dure ce qu’il doit durer. » Et lui : « Mais moi j’ai traité sur M6 la deuxième guerre mondiale en six minutes. »
Et, lorsque les conversations s’éternisaient, au moment où ils ont programmé nos disparitions, on restait des heures entières dans leurs bureaux, ils nous parlaient de tout et de rien. Et Carolis et Duhamel étaient par contre très intéressés par ce qui se passait derrière nous : un grand poste de télé où il y avait des retransmissions de matchs de football sur le continent latino-américain, des trucs comme ça, d’équipes locales, plus que par la littérature. Et, environ tous les quarts d’heure, le responsable des audiences de France 3 rentrait et rendait compte des fluctuations d’audience des programmes de la veille, fluctuations d’audience qui étaient mesurées minute par minute. Et, en fonction de ces fluctuations, ils avaient des commissions d’étude, etc., qui faisaient qu’un film, une fiction télé, un documentaire ou un magazine devaient, à tel moment, modifier son cours, modifier son écriture, pour adapter son écriture afin que le public ne quitte pas la chaîne.
À partir de ces années-là, c’est-à-dire 1995, 96, 97, France 3 a commencé à considérer le documentaire, non plus comme un genre, mais comme un produit. Et le mot « produit » revenait dans toutes les lettres et les discussions : « Oui, c’est un bon produit. Non, ce n’est pas un bon produit. » Ce qui veut dire que concrètement, le producteur et le réalisateur perdaient leur qualité d’auteur pour le réalisateur, d’indépendant pour le producteur, et se voyaient cantonner dans un statut de simple prestataire de service.
Ce mouvement, cette dérive observée sur France 3 a été suivie à la fin des années 90 par une dérive d’une tout autre nature sur Arte et plus précisément dans l’unité de programme dirigée par Thierry Garrel qui avait tant fait pour l’image du documentaire. Il n’était pas encore question de placer l’audience comme autorité suprême opposable à toute velléité d’auteur, ni de chercher à concurrencer les autres chaînes. Pour autant, on a assisté à une volonté délibérée d’assujettir les auteurs à une esthétique dominante, élaborée et théorisée par les responsables de l’unité de Thierry Garrel ! Les films devaient peu ou prou s’adapter à leurs partis pris formels, ce qui, bien entendu, imposa des limites aux écritures singulières des auteurs, et appauvrit le dialogue bien souvent profitable aux films entre réalisateurs, producteurs et diffuseurs.
Dans le même temps, sur Arte, de nouvelles collections sont apparues, dont l’écriture était toute faite, avec des diktats qui faisaient qu’il y avait impossibilité à transgresser quoi que ce soit. On a donc assisté, là aussi, au niveau formel, à des films qui étaient des copies conformes. Simplement, on changeait le lieu, on était une fois à Venise, une fois à Pékin, mais on avait toujours le même film. Et, en ce sens, il y a eu dans ces années-là un appauvrissement de la notion d’auteur sur Arte.
Par la suite, Arte a découvert la nécessité d’acquérir une audience. Et donc, il leur a fallu trouver un cœur de cible… Sur TF1 il y avait la ménagère de moins de 50 ans, sur France 2 aussi. Mais pour Arte, c’était difficile de défendre ce cœur de cible là, de chercher à l’atteindre. Donc ils ont mobilisé des cabinets d’études, ça leur a coûté très cher et ils ont défini un cœur de cible absolument unique qui était la cible « familiale ». Donc il fallait faire des films qui répondent à une attente, qui retiennent l’attention de « la famille française », si tant est qu’elle existe…
Un changement de logique de production
Par exemple, j’avais à l’époque produit un film sur Henri Cartier-Bresson pour Arte. À l’issue de la projection, un responsable éditorial d’Arte, très remonté, s’étonna du grand âge du photographe. Puis, il a demandé au réalisateur de raccourcir le film d’une quinzaine de minutes, ce en quoi il n’avait pas forcément tort. Mais au delà de ses raisons, c’est leur motivation qui me laissa rêveur : « Pensez à nos téléspectateurs ! Le film va être diffusé à 22 h 30… » Déjà, il y a une dérive des programmations des documentaires qui, pour certains, voire beaucoup, étaient diffusés en première partie de soirée et se sont retrouvés, pour la plupart aujourd’hui, autour de 22 h 30/23 h, quand ce n’est pas plus tard. « Donc, pensez à nos téléspectateurs parce qu’à cette heure-là, ils ont sommeil. » J’ai répondu : « Ben, s’ils ont sommeil, passez un spot et dites-leur d’aller se coucher. Pensez à leur santé. »
Arte est donc rentré dans cette logique d’audience qui fait qu’on est arrivé à un point où l’ensemble des chaînes publiques (je ne parle même pas des chaînes privées) sont maintenant totalement conditionnées par des questions d’audience. Ça a des conséquences très précises. D’une part, les chaînes cherchent de nouvelles formes de documentaires, qui vont à l’encontre de ce qu’est le documentaire, c’est-à-dire qui se basent sur le spectaculaire. On assiste à ça depuis plusieurs années sur Canal +, avec leur collection du jeudi, où il faut absolument du sensationnel. On assiste à ça aussi avec Arte, pour certains films. Je me rappelle notamment d’un film qui avait été présenté à l’Arlequin, devant 500 ou 600 personnes, qui faisait partie d’une collection de 90 minutes, donc de grands formats, lancée sur… la police dans le monde – un sujet qui se prête évidemment bien au « spectaculaire ». On ne diffusait pas des séries américaines policières mais on faisait du documentaire policier. C’était l’histoire d’un commissaire de la Criminelle dans je ne sais plus quel pays africain. On assistait à des scènes de torture, sans aucun recul, au milieu du film. Le réalisateur, dont je ne donnerai pas le nom, reprend les torturés six mois après, leur demande s’ils ont eu mal, si maintenant ils sont rentrés dans le droit chemin, etc. Enfin, le flic conclut en disant : « Mais vous comprenez, nous en Afrique on est contre la torture mais on n’a pas votre méthode scientifique, on ne dispose pas de l’ADN. On se passerait de la torture mais on ne peut pas faire autrement. » Sans aucune distanciation, mais avec un tir nourri d’applaudissements de la salle. Au bout du compte, Arte tenait un film où le spectaculaire piétinait l’éthique propre au documentaire, ce qui ne lui permit pas toutefois de franchir la barre des 1 % d’audience.
Tout ça pour dire que la course à l’audience ne sert à rien en matière de documentaire. La course à l’audience dicte par contre l’écriture et le formatage des documentaires depuis une dizaine d’années en France. Il y a aussi chez les diffuseurs, une notion de moyenne d’audience et de part de marché que doit réaliser tout programme. Alors là, France 3 dégringole mais ils étaient autour de 20 % il y a dix ans, ils sont autour de 10 % aujourd’hui. Et un documentaire, au même titre que n’importe quel « produit », puisqu’ils appellent ça « des produits », doit obtenir la moyenne. Mais en réalité, on n’est plus dans une moyenne justement…
Il y a des genres peut-être plus difficiles et le diffuseur pourrait se dire : « Là, je consacre de l’argent et je vais perdre de l’audience. À la rigueur je diffuse sur 24 heures, grosso modo 18 heures de…, comment pourrait-on dire, de détritus : des jeux, des séries américaines, etc. ; ça va me relever la moyenne. » Mais aujourd’hui, ça ne se passe pas du tout comme ça. Le documentaire doit lui aussi obtenir la moyenne ! On est dans une situation totalement absurde.
Une forme standardisée
D’abord, quand on parle du film documentaire, c’est une généralisation abusive parce qu’il y a beaucoup de genres de films documentaires, dont certains s’inscrivent parfaitement dans la politique d’audience des chaînes de télévision. Je ne veux pas dire en ce sens que ce sont des documentaires de moindre qualité. Mais, par exemple, le film documentaire historique ou le film d’archives, ou le film animalier, ne sont pas antinomiques avec l’écriture aujourd’hui imposée par les chaînes de télévision. Le documentaire à base de commentaires non plus n’est pas antinomique avec la diffusion télévisée.
Et les diffuseurs imposent la systématisation de certaines obligations : quel que soit le film, il faut mettre du commentaire ; s’il est en langue étrangère, il faut qu’il soit « voice overisé » [1] ; quel que soit le genre du film, il faut faire en sorte qu’un plan ne dure pas plus de dix secondes. Au-delà de dix secondes, le diffuseur devient plus qu’inquiet. Pour lui, c’est intolérable. Cette systématisation porte atteinte au documentaire, c’est-à-dire à sa forme, à son signifiant. Le documentaire, aujourd’hui, à la télévision, subit un appauvrissement de son signifiant au profit d’un signifié qui est, par définition, pauvre.
Pour le dernier film que j’ai coréalisé pour France 2 sur des personnes privées de papiers, on a compris ça au bout d’un moment, il fallait tout expliquer avant même que les images ne parlent, avant même que l’expression des personnages ne parle d’elle-même. C’est-à-dire, grosso modo, qu’on vous explique ce qui se passe et après on vous le montre. Lorsque, dans ce type de films, le commentaire parle à la place de l’image, on n’est plus dans du documentaire à proprement parler, on est dans du commentaire-image. Hormis cela, et nous venions de loin car le film avait été conçu pour une diffusion en salles, il serait malhonnête de prétendre que l’intervention de la chargée de programme n’a pas contribué par certains côtés à bonifier certains aspects de notre film.
Il ne s’agit pas de démissionner, mais je pense très sincèrement que s’il n’y a pas une volonté de la part des pouvoirs publics d’assigner réellement des cases aux films documentaires, pour des films d’auteur, la situation ne changera pas et même ne fera qu’empirer. La démission des pouvoirs publics, elle, dépasse les chaînes publiques, qui sont dans une sorte de mimétisme effrayant par rapport aux chaînes privées. Il ne faut pas oublier que les chaînes privées sont des concessions, qu’elles utilisent l’espace public et qu’elles devraient, elles-mêmes, être astreintes à des obligations de programmes qui laissent la place à une politique d’auteurs.
Alors, pourquoi prétendre que les auteurs ont un droit de cité sur les chaînes de télévision ? Tout simplement parce que le documentaire va à l’inverse de ce que la télévision propose comme représentation du monde, qui est une représentation du monde en miroir. La télévision affirme : « Voilà, le monde est tel qu’on vous le montre. » Et effectivement, nous en sommes arrivés à percevoir le monde tel qu’il est mis en scène sur nos écrans. Le documentaire ne se situe pas du tout, théoriquement, dans le spectaculaire. Le documentaire, c’est une plongée dans les apparences et c’est la tentative, parfois réussie, parfois non, de faire émerger des réalités, des causes à des effets, qui n’apparaissent pas et qui trompent l’évidence. À partir de ce moment-là, je pense que, pour appréhender la réalité, le documentaire c’est l’anti-journal télévisé, ou c’est l’anti-magazine, où on nous explique tout et où l’image est réduite à l’état de caution d’un propos qui n’engage que son émetteur.