Les deux « affaires » sont si différentes qu’il semble, de prime abord, arbitraire de les rapprocher. Dans le premier cas, des décisions politiques du gouvernement bafouent le droit d’asile. Dans le second, une décision judiciaire condamne deux organes de presse. Dans le premier cas, Edward Snowden est traité en criminel indésirable sur (et au-dessus) du territoire français, pour avoir révélé, certes illégalement, l’ampleur de l’espionnage des systèmes mondiaux de télécommunication par les États-Unis. Dans le second, Mediapart et Le Point sont traités en délinquants de droit commun pour avoir rendu publics des enregistrements obtenus certes illégalement par leur source, mais qui n’en mettent pas moins en évidence de graves malversations politico-financières.
Mais aussi dissemblables qu’elles soient, ces deux affaires convergent. Le droit d’informer ne se divise pas : c’est parce qu’il constitue un droit de tous les citoyens qu’il fonde le droit et le devoir d’informer des journalistes. C’est pourquoi il est regrettable qu’Edward Snowden n’ait pas au moins autant bénéficié de l’indispensable solidarité [1] que de nombreux organes de presse et associations ont manifesté à l’égard de Mediapart et du Point.
Répression politique à peine masquée au titre de la raison d’État, répression judicaire sans fard, sous prétexte de protection de la vie privée : quelle latitude est laissée aux citoyens, aux médias et aux journalistes (ou du moins à ceux qui le souhaitent) pour exercer leur droit d’informer ?
Faut-il comprendre qu’il est condamnable de menacer la « vie privée » de la NSA et de rendre publiques les malversations de l’oligarchie ?
Retour sur les faits.
1. Répression politique à peine masquée
Les 6 et 7 juin derniers, Edward Snowden, ex-informaticien de la CIA, révélait au Guardian et au Washington Post l’existence d’un programme de la NSA baptisé Prism, donnant accès aux serveurs des géants américains d’Internet (Google, Yahoo !, Microsoft, Apple, Facebook), afin de surveiller les télécommunications électroniques à l’échelle mondiale. Après avoir quitté Hawaï où il résidait, Edward Snowden se rendait à Hong-Kong d’où il fit ses premières révélations. Immédiatement, son passeport fut annulé par les autorités américaines qui l’inculpèrent pour espionnage, vol et utilisation illégale de biens gouvernementaux.
Alors qu’il trouvait provisoirement refuge en Russie, tout en cherchant l’asile dans d’autres pays, comme l’Équateur [2], le 29 juin, Edward Snowden révélait au Spiegel que les États-Unis ne se contentaient pas de surveiller les communications des citoyens, notamment en Europe, mais espionnaient aussi systématiquement les institutions de l’UE et les gouvernements européens.
Les premières révélations n’avaient provoqué que de molles réactions et de vagues inquiétudes des autorités en Europe. Cette fois, l’indignation, quoique fort diplomatique, fut officielle. Pas au point toutefois de remettre en cause les négociations pour un accord de libre-échange transatlantique, qui débuteront bien le 8 juillet, comme prévu. La volonté du gouvernement français, annoncée le 3 juillet, d’en repousser le lancement en guise de protestation n’aura pas tenu 24 heures face à la « bonne volonté » de la Commission européenne et des autres gouvernements…
Pour ajouter à ce glorieux courage, dans la nuit du 2 au 3 juillet, plusieurs pays européens, dont la France, avaient interdit durant plusieurs heures le survol de leur espace aérien à l’avion du président bolivien Evo Morales, en raison « d’informations » selon lesquelles Edward Snowden était à bord [3] ! À croire que tous les moyens devaient être mis en œuvre pour empêcher l’évasion d’un dangereux criminel !
En 24 heures, les gouvernements européens se sont soumis au calendrier états-unien. En 24 heures, le gouvernement français confirmait le sens de sa décision d’interdiction de survol de l’espace aérien en repoussant la demande d’asile qu’Edward Snowden avait fait parvenir à la France (comme à vingt autres pays).
Les raisons diplomatiques ont leurs raisons que le courage politique ne connaît pas. À croire que le gouvernement considère que la liberté des journalistes ou des « lanceurs d’alerte » d’informer les citoyens sur les agissements des gouvernants doit s’arrêter là où commence celle des gouvernants d’espionner qui bon leur semble, y compris leurs propres compatriotes ! Hypothèse complémentaire : si la France a envoyé Edward Snowden se faire voir chez les Équatoriens ou les Boliviens, c’est vraisemblablement aussi parce qu’il pourrait trouver des imitateurs en France même, où, selon Le Monde, la très officielle Direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE) disposerait de son propre système d’écoute et d’interception systématique et généralisé.
Quoi qu’il en soit, le gouvernement a ainsi confirmé de façon spectaculaire et scandaleuse ses reculades sur la question du secret des sources : reculades qui font des intérêts supérieurs de la nation (dont il serait le seul garant) la limite absolue au droit et au devoir d’informer.
Manifestement la « vie privée » de la NSA (et de des comparses) devait rester un secret d’État. Qui peut croire, en effet, que les gouvernements européens ignoraient qu’ils étaient espionnés, tout comme la vie privée de leurs citoyens ?
2. Répression judiciaire sans fard
La décision de la cour d’appel de Versailles de condamner Mediapart et Le Point à des amendes substantielles pour avoir rendu publics des extraits enregistrements clandestins du majordome de Liliane Bettencourt, mais aussi de les enjoindre à supprimer de leurs sites internet tous les articles y faisant référence porte atteinte à la liberté de la presse et à la liberté d’informer. Mais elle porte aussi atteinte au droit des citoyens d’être informés.
On peut, il est vrai, émettre des réserves ou des critiques sur les moyens employés par certaines enquêtes, et, plus généralement sur la place accordée et le sens octroyé à un journalisme qui, focalisé sur la révélation des « affaires » et les turpitudes des élites [4], se vit et se présente lui-même comme le principal (quand ce n’est pas le seul) contre-pouvoir, ultime garant de la démocratie. Il n’en demeure pas moins, comme l’ont montré, avant celles de Mediapart, les enquêtes de Denis Robert et de quelques autres, qu’elles peuvent constituer une arme efficace pour comprendre les pratiques et les mœurs des oligarchies politiques et financières. En tout cas, ces réserves et ces critiques ne peuvent s’épanouir qu’au grand air de la liberté de la presse (… et de sa critique), et non à l’abri des condamnations pénales…
… Une condamnation qui s’apparente à de la censure pure et simple, comme l’ont souligné les médias (Libération, Rue89, Arrêt sur images) qui se sont d’ores et déjà déclarés prêts à héberger les enregistrements et les articles censurés, ainsi que les associations et les syndicats qui ont affirmé leur solidarité, comme nous le faisons ici même, avec Mediapart : notamment la Ligue des droits de l’Homme (« Censure des enregistrements effectués dans l’affaire Bettencourt, une atteinte à la liberté de la presse »), le SNJ (« La justice, la censure et l’Histoire ») et Attac (« Mediapart condamné : non à la censure »). À ces prises de position (dont la recension n’est pas exhaustive), il convient d’ajouter des formations ou des responsables politiques qui, du Front de gauche à l’Union des démocrates et indépendants (UDI, fondé par Jean-Louis Borloo), s’insurge contre la condamnation de Mediapart ou, du moins, demande une modification de la législation.
Cette condamnation, est d’autant plus incompréhensible que le 1er juillet 2010, le Tribunal de Paris estimait que les révélations faites par Mediapart relevaient « de la publication d’informations légitimes et intéressant l’intérêt général » et qu’en ordonner le retrait « reviendrait à exercer une censure contraire à l’intérêt public, sauf à ce que soit contesté le sérieux de la reproduction des enregistrements — ce qui n’est pas le cas en l’espèce ». Cette décision de première instance était confirmée par la cour d’appel le 23 juillet 2010. Pourtant, le 6 octobre 2011, ce nouvel arrêt est cassé par la première chambre civile de la Cour de cassation et l’affaire est renvoyée devant la cour d’appel de Versailles – le nouveau jugement prenant alors l’exact contrepied des deux précédents...
Mediapart et Le Point doivent donc faire disparaître les enregistrements, les articles qui et les commentaires qui les mentionnent publiés sur leur site ou à leur initiative. Mais les articles et les commentaires qui ont proliféré partout sur la toile ne sont pas concernés. Faudra-t-il avoir recours à la NSA pour les détecter et les censurer ? Et, quelques heures après le verdict, les enregistrements et les articles censurés étaient d’ores et déjà disponibles « sur le site sur The Pirate Bay, avec 95 pages HTML d’articles, 82 fichiers MP3 permettant d’écouter les enregistrements censurés, 79 images, et 14 pages en PDF ou JPEG », comme le signalait Numerama, ainsi que sur toute une série de plateformes réparties dans plusieurs pays, comme le rapportait Mediapart (article payant).
Ce n’est pas tout. Mediapart et Le Point avaient pris la précaution de ne divulguer que les seules informations d’intérêt public. Celles-ci, à commencer par l’enregistrement illégal, figurent désormais dans l’enquête judiciaire sur les affaires Bettencourt. Mais puisqu’il est difficile d’attaquer comme des violations du secret de l’instruction des documents qui, rendus publics, sont à l’origine de cette instruction, il ne reste qu’à invoquer le secret de la vie privée… deux ans après qu’une partie ait été éventée. La justice est lente et le droit a ses mystères qui, parfois, sont inaccessibles aux non initiés…
Deux décisions donc, que rien apparemment ne relie, si ce n’est leur date, mais qui pourtant tracent les limites fort étroites dans lesquelles le droit d’informer est tenu de s’exercer. Si toutes les transgressions ne se valent pas, il en est d’illégales qui sont parfaitement légitimes. C’est aux citoyens de juger lesquelles et d’en débattre… librement.
Blaise Magnin, Henri Maler