Serge July, amateur de feuilletons
L’un des premiers à avoir flairé le « bon coup » n’est autre qu’un vieux routier de l’éditocratie, Serge July qui, dans son édito du 30 juin sur RTL, a humé l’humeur médiatique du moment et perçu avant ses augustes confrères toute l’importance et l’intérêt qu’il convenait d’attribuer, non pas aux méandres politico-financiers de cette bien austère et scandaleuse histoire d’arbitrage, mais… à l’épopée et à la personne de Bernard Tapie ! Il montre ainsi toutes les vertus divertissantes que peut receler cette affaire, pour peu qu’on la recentre sur son acteur principal et que l’on souligne à quel point il est captivant de voir un habile manœuvrier flouer doublement l’État et ses finances chancelantes :
– Serge July : « Écoutez, Tapie c’est un incroyable feuilleton qui dure depuis plus de 30 ans et qui tient ce personnage dix fois triomphant, tombé dix fois, qui se relève, qui ose tout, qui rechute, va en prison , accomplit sa peine et revient comme un vengeur. L’homme est un méga bonimenteur… Ce qui manque à Tapie, c’est Balzac et Zola pour le raconter , avis aux amateurs, si vous cherchez à écrire une série télé, je vous conseille les aventures de Bernard Tapie , voilà une série certaine de faire un malheur. Bernard Tapie dans ce cas devra rembourser, mais ce provocateur est prévoyant puisque toutes ses invraisemblables propriétés, à une exception près, sont toutes domiciliées dans des paradis fiscaux. Si l’Etat veut se rembourser, Tapie rejouera la combine à Nanard, quasi insolvable, quel animal et quel feuilleton ! »
– Présentateur : « Je vous trouve un poil admiratif au fond de vous-même Serge July… »
– Serge July : « Mais, je trouve que c’est un très beau feuilleton, j’ai envie de le voir à la télé très vite… »
Dès le lendemain, l’envie de Serge July fut satisfaite, au-delà de toute espérance…
David Pujadas, juge d’instruction
Le 1er juillet, en effet, David Pujadas réalisait un « coup » en recevant, en exclusivité dans le 20h de France 2, Bernard Tapie, qui venait alors, à l’issue de quatre jours de garde-à-vue, d’être mis en examen pour « escroquerie en bande organisée » dans l’affaire de l’arbitrage Adidas-Crédit lyonnais.
Le juge d’instruction étant tenu au silence, qui, mieux que David Pujadas, pouvait donc le remplacer ? Pour remplir cet office improvisé, David Pujadas offrit donc à l’homme d’affaires 27 min, soit plus de la moitié d’un JT « ordinaire », rallongé de 10 min pour l’occasion. Le « reste » de l’actualité fut donc traité en moins de 25 min… Mais il faut croire qu’un tel scoop valait bien qu’un journal du service public expédie en quelques minutes les dernières révélations sur l’espionnage américain établissant que l’ambassade de France à Washington était écoutée, ou l’ultimatum lancé par l’armée égyptienne au président Mohamed Morsi.
D’autant plus que l’entretien ne fut même pas précédé d’un historique des faits qui aurait pourtant été indispensable pour cadrer la discussion et comprendre une affaire dont l’origine (le mandat donné par Bernard Tapie au Crédit lyonnais pour la revente d’Adidas, qui lui appartenait alors) remonte aux années 1990. Par ailleurs, David Pujadas n’est pas spécialement connu pour ses compétences en droit des affaires, il ne s’appuyait sur aucune enquête de la rédaction de France 2 et ses questions ne reposaient que sur des éléments déjà publiés par d’autres médias. Bernard Tapie avait alors beau jeu de réfuter les éléments à charge que son intervieweur tirait de ces révélations médiatiques, en s’autorisant du dossier que lui seul sur le plateau avait consulté – et pour cause… –, et auquel, en tout cas, Pujadas ne pouvait avoir accès.
Bernard Tapie, prince du folklore
Comme on pouvait s’y attendre, l’interview se transforma rapidement en un one-man-show et permit à l’homme d’affaires d’écrire lui-même un épisode de plus de « saga » qui réjouit tant Serge July. Le présentateur du 20h espérait sans doute briller en montrant qu’il pouvait se mesurer, tenir tête, voire même, par la magie de son seul verbe, obtenir les aveux contrits d’un orateur rompu à la joute télévisuelle… il n’y parvint évidemment pas et la valeur informative de cette interview fut nulle.
Finalement, Tapie parvint globalement à mener l’entretien à sa guise afin d’imposer sa version de l’affaire [1], pendant que Pujadas tentait d’imposer son propre tempo et d’obtenir des réponses aux questions qu’il posait – et que se posent aussi les policiers et les juges. Il a suffi que Bernard Tapie esquive et tonne et que les deux hommes s’interrompent mutuellement pour laisser, à l’issue de 27 minutes aussi longues que pénibles, une impression de grande confusion.
Mais peu importe qu’au cours de cette interview rien n’ait été dit de nouveau et d’un tant soit peu établi sur ce possible scandale républicain. La truculence de Tapie racontant les aventures de Tapie, la gouaille de Tapie associant Pujadas à « la France des aigris » lorsque ce dernier envisage l’annulation de l’arbitrage et la restitution des 400 millions d’euros, ou encore la verdeur du vocabulaire de Tapie lançant par trois fois à Pujadas qui lui demande s’il pense être victime d’acharnement, « est-ce que vous vous foutez de ma gueule ? », le tout avec le frisson du direct, valent bien toutes les informations et les enquêtes du monde.
Que fallait-il espérer d’autre d’un « débat » pensé pour tourner à la confrontation entre un journaliste qui se prend pour un justicier et un mis en examen cherchant à mettre « l’opinion » de son côté ? De l’audimat bien sûr ! Lequel fut au rendez-vous puisque ce 20h aura réalisé un score en hausse de 2,5% par rapport aux éditions précédentes.
Le pire étant que Pujadas n’est même pas dupe du rôle qu’il permet à Tapie de jouer – et que Tapie a tout intérêt à jouer – devant des millions de téléspectateurs…
Débriefé dès le lendemain dans « Le Grand direct des médias » sur Europe 1, Pujadas joue les modestes, et, généreusement donne les clés de ce coup d’éclat professionnel – ou de ce que lui-même et nombre de médias semblent considérer comme tel [2] : « Il y a beaucoup de mise en scène, de folklore dans tout ça. La prise à partie du journaliste est désormais une figure classique […] Ça fait presque parti du genre. C’est un piège […] Il faut rester sur son credo, rester sur les faits, rester sur les interrogations [...] À certains moments j’avais plus envie de sourire que de partir en courant. » Si Pujadas avait envie de sourire, la façon dont il exerce son métier donne plutôt envie de grimacer…
Le Point et BFMTV au spectacle, Jean-Jacques Bourdin à la corrida
Dès le lendemain, l’entretien a un grand retentissement auprès de certains journalistes qui se délectent de l’aplomb, des emportements et des rodomontades du nouveau propriétaire de La Provence. Bernard Tapie se voit alors dérouler le tapis rouge par une cohorte de grands intervieweurs autoproclamés, sans doute alléchés par la perspective d’un pic d’audience. Il pourra ainsi déployer sa stratégie de communication, son point de vue et sa défense – et par la même occasion faire la promotion du livre qu’il vient de publier pour plaider sa cause – sur toutes les antennes de France, sans qu’aucune de ces interviews n’éclaire en quoi que ce soit le fond d’une affaire d’une grande complexité, bien au contraire. …
– Revenant dès le lendemain sur l’évènement politico-médiatique du moment dans sa chronique politique matinale sur BFMTV, Anna Cabana, « grand reporter » au Point, ne sourit pas, elle se pâme devant un « grand moment de télévision », sans autre préoccupation que la qualité du spectacle. Certes, elle concède qu’à « la fin, on n’en savait pas plus – presque moins, même... – sur la vérité de cette affaire », mais peu lui chaut, puisque « c’était physique, c’était viril » et qu’elle pense savoir (au moins) « une chose : Tapie est un des plus grands communicants de notre époque ! »
Anna Cabana, elle, apporte la preuve qu’elle est une grande analyste politique de notre époque, ou qu’elle est en passe de le devenir. Et elle s’en donne les moyens. Un hommage obligé à la pugnacité de son aîné, puis elle poursuit avec audace et enthousiasme sa critique dithyrambique du spectacle dont elle s’est délectée sur France 2 la veille : « Pujadas ne s’est pas laissé faire, pas une seconde, c’est pour ça que c’était un formidable spectacle. Parce que le journaliste avait du répondant. Et il fallait être sacrément chevronné pour résister aux assauts de cette bête de scène qu’est Tapie. Le clou du spectacle, c’est quand Pujadas lui demande pourquoi il se sent persécuté. […] Une réplique de théâtre. On était au spectacle. Un spectacle électrique. » Et une analyse foudroyante !
– Si Anna Cabana ne joue pas encore dans la même cour que David Pujadas, Jean-Jacques Bourdin, l’animateur vedette de RMC, évolue pour sa part dans les mêmes hautes sphères médiatiques. Et il pouvait à bon droit se sentir jaloux du succès de son confrère de France 2 et vexé d’avoir raté cette exclusivité. D’autant que débatteur réputé intraitable, amoureux de l’entreprise et des patrons, Bourdin pouvait se sentir des affinités avec Bernard Tapie – et s’estimait sans doute plus à même que le présentateur du 20h d’affronter la nouvelle terreur des plateaux. Chevaleresque, il commence d’abord par lui lancer… un défi sur Twitter : « Monsieur Tapie, ayez le courage de venir sur BFMTV et RMC info. Pourquoi dites-vous non ? » !
N’obtenant pas de réponse, il interprète en toute modestie le silence de Tapie dans un entretien pour le supplément télévision du Figaro : « Ses raisons, je ne les connais pas et, comme il ne me répond pas, je ne peux pas les connaître. Je sais simplement qu’il a confié à un proche que l’on ne pouvait pas “ mettre deux taureaux dans la même arène ”. Moi, je ne me considère pas comme un taureau. Ni d’ailleurs comme un matador. Il n’y a pas de mise à mort. »
Pas de mise à mort sans doute, mais Bourdin semble tout de même considérer son émission comme une corrida : « Je lui propose un chiffon rouge dans l’arène pour qu’il me rejoigne à 8h35 durant vingt-cinq minutes quand il veut. » C’est donc toujours bien de spectacle dont il est question…
Elkabbach et TF1 raflent la mise
Le 10 juillet, alors que la justice vient de décider de mettre sous séquestre une grande partie de ses biens, Tapie reprend sa tournée de médias qui n’ont jamais cessé de le courtiser en espérant obtenir à leur tour un « clash » et le « buzz » qui va avec. Jean-Pierre Elkabbach vedette d’Europe 1, accompagné d’un confrère d’ITélé, Mickaël Darmon, et Gilles Bouleau, présentateur du 20h de TF1, seront les heureux élus.
Pour l’anecdote, Elkabbach ne se départira pas de sa complaisance proverbiale envers les puissants pour s’attacher avec son compère à déterminer si l’affaire cache, ou non, un « complot » – manière d’alimenter leurs fantasmes de journalistes politiques avec une question à laquelle seule la justice pourra répondre, et à laquelle leur interlocuteur avait déjà répondu. Gilles Bouleau, de son côté, récoltera des lauriers de quelques-uns de ses confrères pour avoir, alors que Tapie maugréait contre la procédure de saisie conservatoire et affirmait qu’elle n’existait qu’en France, réussi à lui faire admettre que les États-Unis aussi la pratiquaient – quel exploit journalistique et quelle victoire pour la vérité [3] ! Et quelles que soient les différences de styles des intervieweurs, ces deux entretiens, pas plus que le face-à-face avec Pujadas, n’apporteront la moindre information utile pour éclairer l’affaire…
Pourtant, des commentateurs trouveront que par rapport à sa performance du 1er juillet, Tapie avait perdu de sa superbe lors de ces deux prestations, et que son numéro s’usait déjà [4]. Le cauchemar de tout promoteur de spectacle en quelque sorte…
Heureusement, Laurent, le fils Tapie, au prétexte qu’il a créé un site internet pour défendre son père, est déjà est là pour prendre le relais et étancher la curiosité médiatique pour la famille – avec une mention spéciale pour Paris Match, sa couverture et son dossier de la semaine du 4 juillet, et l’interview-photo de madame Tapie, Dominique, qui « passe à l’attaque » depuis son hôtel particulier, flanquée de ses deux chiens...
Et le show désormais familial peut continuer… L’information, dans les médias à grand spectacle, attendra.
Blaise Magnin (avec Henri Maler)