« Le rap est une sous culture d’analphabète » affirmait Éric Zemmour sur un plateau de France O. Aussitôt, les autres intervenants de l’émission s’empressaient de répondre à la provocation du polémiste en citant les noms d’artistes qui ont l’heur de plaire aux grands médias : MC Solaar, Abd al Malik ou Grand Corps Malade.
Cette anecdote est révélatrice de la considération dans laquelle est tenu le rap dans les médias dominants, radios spécialisées mises à part. Pour un journalisme culturel qui prétend faire valoir un sens de la critique aiguisé et une sensibilité esthétique fine, le rap serait un mouvement musical globalement sans intérêt, fruste, grossier et illégitime, ne méritant par conséquent aucune médiatisation. Cependant, il y aurait quelques exceptions : les artistes qui vendent beaucoup, bien sûr, et ceux qui, en plus de beaucoup vendre, auraient une « belle langue »… Autrement dit, sont cooptés par le système médiatique les artistes dont les propos conviennent aux exigences (de classe et de format) des présentateurs.
Les rappeurs indépendants semblent avoir pris leur parti ce cette situation et ne pas s’abaisser à mendier un accès aux émissions culturelles de grande écoute. Au contraire, le fait de ne pas collaborer à ce genre d’émission devient un critère d’authenticité artistique sur la scène indépendante, qui cultive une fierté d’être en marge des médias « vendus, qui ne connaissent que la propagande » [1]. Cette position en marge de l’industrie musicale, qui a un accès privilégié aux médias, permet de développer un contenu critique.
Ainsi de ROCé, qui relate son expérience personnelle face aux médias dans La vitesse m’empêche d’avancer, sur l’album Gunz N’ROCé :
« J’arrive en télé, m’pose devant les intervieweurs
J’suis assez stressé, ils m’annoncent direct la couleur
Interview serrée, mes réponses doivent couler
Mais les questions m’ont doublées, j’réponds dans la douleur
Les mecs bavardent, sur d’la merde ils s’attardent
Le débat c’est oui ou non dans cette mascarade
Y’a pas l’temps, ça cavale, raconte tellement d’salade
Toutes les questions m’attaquent, mes réponses font façades
Faut qu’je parle vite, que j’réponde ou que j’abdique
Pas l’temps de m’exprimer, l’présentateur fait l’arbitre
Avec ses préjugés, son humour de sale pitre
Son humeur, ses idées sur les questions des artistes
J’ai mis des années à construire un disque, un discours
Faut que j’en parle entre une bitch et un p’tit four
Je joue le jeu, je suis venu donc j’assume
J’parle vite, j’finis même par jouer ma propre caricature
Ça parle tellement vite qu’y a rien de sensé, c’est trop condensé
Parle avant d’penser, j’me sens violenté
J’espérais transmettre ma vision, mon chemin, mon étude
Entre deux vannes et deux pages de pub. »
La critique porte donc sur les pratiques d’intervieweurs et de présentateurs recherchant avant tout à produire un spectacle divertissant plutôt qu’à faciliter la prise de parole d’un interviewé (en l’occurrence un artiste), éventuellement angoissé ou mal à l’aise sur un plateau. La focalisation sur des détails anecdotiques et la rapidité des échanges, empêcheraient donc l’artiste d’exposer sa pensée et sa démarche afin de les expliciter pour le plus grand nombre, de préciser les conditions de production de son art, et finalement caricatureraient ses intentions et son travail.
On comprend dans ces conditions que le rappeur refuse les invitations à ce type d’émission. La mise en mots (et en musique, l’atmosphère et le rythme du morceau sont presque stressants, le débit du chanteur heurté…) de l’expérience personnelle de ROCé illustre et rend sensible ce que la rappeuse Keny Arkana affirmait dans une interview : « La télé […] tend un micro pour […] décrédibiliser ».
Ne citant aucun nom d’émission ou de présentateur, la critique de ROCé a une portée générale et vise l’ensemble des émissions interchangeables d’ « infotainment » où tout invité se doit d’être drôle ou choquant, et où c’est le dispositif de l’émission qui prime et pas ce que les invités ont fait ou ont à dire. Cette critique du spectacle médiatique se retrouve dans sa chanson Mon rap ne tient qu’à un fil où ROCé pointe l’enjeu politique que représente l’uniformité et la pauvreté de contenus et de formes médiatiques qui façonnent en partie les cadres de réflexion des individus : « Prêts à écouter les mêmes radios, lire le même journal […] Nous sommes tous les mêmes pantins faits du même bois ».
Aussi, les « vidéos maison », ces médias autoproduits par les rappeurs constituent-elles une alternative pour faire connaître et diffuser leur musique, à l’image de ce que peuvent être les clips pour des artistes ayant davantage de moyens [2].
La vidéo de la chanson V pour Vérité de la rappeuse Keny Arkana commence comme un journal télévisé crédible : le présentateur, un homme, blanc, environ 45 ans, annonce une « explosion de violence » (il ne s’agit en fait que d’un ralentissement de l’économie, des manifestations et des perturbations du trafic…). Puis la rappeuse et ses amis prennent le contrôle du JT afin de délivrer leur message :
« Mesdames et messieurs, excusez pour la gêne
Coupure momentanée de votre journal télé car notre voix est HS
Besoin d’exprimer notre point de vue aux yeux du pays
[…] Faut dire qu’ils ne veulent pas qu’on vous cause
[…] Nous sommes ces jeunes qu’on ghettoïse »
Ici, la mise en scène vidéo pointe du doigt le conformisme des formats, les paroles soulignent le conformisme des contenus. Alternant entre une « vidéo maison » où elle rappe avec ses amis, et un « clip » faisant voir un JT a priori archétypal, la rappeuse porte ici au moins une double critique des médias. Les contenus des uns étant alignés sur les contenus des autres, la parole médiatique se répète et s’auto entretient : toute voix alternative n’a donc aucun accès à la parole médiatique si elle ne provoque pas un « buzz » rendu spectaculaire qui sera repris par les journaux concurrents.
De plus la critique se place sur un plan à la fois politique et social : le groupe qui prend le contrôle du JT se compose de « ces jeunes qu’on ghettoïse » et qui portent des revendications politiques en dehors des syndicats, des partis politiques et des groupes religieux. Des jeunes en sweat à capuche, devenus les symboles des « classes dangereuses » face à Jean-Pierre Smila (dont le nom n’est évidemment pas choisi par hasard), ainsi est résumé le clivage social dans l’accès aux médias.
La critique des médias diffusée dans le rap, se place donc sur deux plans principaux. Elle porte sur des professionnels des médias qui sont loin de faciliter l’expression des artistes et sur le conformisme de formats qui suscitent nécessairement des propos convenus. D’autre part, elle est une dénonciation de la sélection sociale et politique qui a cours dans les médias dominants qui n’ont d’égards que pour les plus favorisés qui s’expriment dans les canons légitimes [3] et qui exclut des jeunes renvoyés à leurs ghettos sans qu’on prête attention aux opinions qu’ils portent.