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« Ras-le-bol fiscal » : le grand matraquage

par Frédéric Lemaire,

Une fièvre nouvelle se serait emparée de la France en cette fin d’été : le « ras-le-bol fiscal » des Français face à l’augmentation prétendument déraisonnable des prélèvements obligatoires. Quoi qu’on pense du niveau de ces prélèvements, un constat s’impose : la mise à l’agenda du « ras-le-bol fiscal » dans le débat public a très largement relevé d’une construction médiatique.

Tout commence par une interview du ministre de l’économie le 20 août sur France Inter : « Je suis très sensible à ce ras-le-bol fiscal que je ressens de la part de nos concitoyens » explique Pierre Moscovici. Ses sources ? Lors de ses deux semaines de vacances, ses proches « ne lui ont parlé que de ça du petit déjeuner au dîner », explique très sérieusement Le Monde en citant l’entourage de Pierre Moscovici.

On assiste dès lors à un phénomène médiatique singulier : le « ressenti » du ministre devient un fait social avéré. Au lendemain de l’interview sur France Inter, Le Monde publie ainsi un article qui titre «  Les contribuables constatent déjà les hausses d’impôt décidées en 2012 », et décrypte le « ras-le-bol » auquel Moscovici s’est déclaré sensible. Il aura donc simplement fallu qu’un ministre fasse part de son impression et de celle de ses amis pour que des journalistes bien intentionnés s’appliquent à démontrer qu’il s’agit d’une réalité tangible.

Libération, qui ne compte pas se laisser distancer par Le Monde lorsqu’il s’agit de relayer les résultats des investigations estivales des ministres, apporte de nouveaux éléments décisifs pour confirmer le « sentiment » de Moscovici : « Beaucoup de ministres et députés ont constaté sur leurs lieux de vacances la confirmation de ce que répète l’opposition depuis des semaines : un début de trop-plein fiscal ». Décidément, les vacances portent conseil… Et si le gouvernement a renoncé à financer la réforme des retraites en augmentant les impôts, le quotidien croit savoir que c’est pour ne pas « alimenter le ras-le-bol fiscal des Français » [1]. Un « ras-le-bol » présenté ici encore, sans distance, comme une préoccupation « des Français » – alors qu’il constitue avant tout un enjeu de lutte politique entre la majorité et l’opposition.

On pouvait s’y attendre, Le Figaro, qui en matière de fiscalité a toujours confondu les intérêts de son lectorat avec ceux des Français, se contente quant à lui de prendre note de ce que le ministre se soit rendu à l’évidence : « Pierre Moscovici a reconnu qu’il y a, en France, un problème avec le niveau des impôts ».

Cette évidence est partagée par Olli Rehn, le commissaire européen aux affaires économiques et monétaires, qui explique dans un entretien au JDD du 25 août que les impôts ont atteint un « seuil fatidique » en France, et précise notamment que « la fiscalité de l’épargne et l’impôt sur les sociétés ont aussi atteint des seuils trop élevés », ou que la rigueur « doit passer par une baisse des dépenses publiques et non par de nouveaux impôts  ». Ses propos, qui suggèrent qu’il vaut mieux couper dans les dépenses sociales que taxer les plus riches ou les entreprises, seront largement repris.

Cette évidence est aussi partagée par Jean-Louis Borloo, qui lance le 27 août une pétition nationale pour un moratoire fiscal. Cette initiative connait un certain succès médiatique puisqu’elle sera au moins reprise par TF1, RTL, Europe 1, Le Figaro, Le Parisien, L’Express, Le Télégramme, etc. En toute logique d’ailleurs : après avoir décrété que les Français (dans leur ensemble) étaient excédés par le « matraquage fiscal », diffuser un tel appel revenait à faire œuvre de salut public…

Pour se convaincre que le thème du « ras-le-bol fiscal » est largement une construction médiatique, il suffit de constater qu’il efface du débat public un autre ras-le bol, au moins aussi crédible : le « ras-le-bol » de la stagnation ou de la régression du pouvoir d’achat… Au lieu de souscrire à l’emballement médiatique, le rôle d’un journalisme exigeant aurait été de s’interroger sur ce que les « ressentis » et les « on dit » de vacances, fussent-ils ministériels, recouvrent de réalité [2].

Et quand bien même « ras-le-bol » il y aurait, concerne-t-il tous les Français et revêt-il le même sens pour chacune des catégories socioprofessionnelles ? Les cris d’orfraie du Medef et le mécontentement des couches populaires, frappées de plein fouet par l’augmentation des impôts non progressifs (et notamment des impôts sur la consommation), et donc par la stagnation ou la baisse de leur pouvoir d’achat, sont-elles à placer sur le même plan ?

C’est plus d’une dizaine de jours après l’irruption fracassante du « ras-le-bol fiscal » sur la scène médiatique que l’on voit apparaître dans la presse des dossiers sur ce que, au juste, était censé recouvrir ce phénomène de « ras-le-bol fiscal ». Mieux vaut tard que jamais ? Voire. Car il s’agit plus souvent de justifier plutôt que d’expliquer...

« Sarkozy-Hollande : 84 nouveaux impôts en deux ans » titre Le Monde le mercredi 4 septembre. Le quotidien dresse ainsi l’inventaire des hausses et créations d’impôts réalisées depuis trois ans, avec un constat : «  ceux-ci atteindront un record absolu en 2013, avec un taux de prélèvements obligatoires de 46,3 % du produit intérieur brut. » ; « Pluie d’impôts sur la France » titre quant à lui l’article qui résume cette enquête dans le magazine du Monde. Le ras-le-bol fiscal existe-t-il ? En tout cas, pour Le Monde, il a toutes les raisons d’exister.

Autre enquête, celle de Rue 89, qui a le mérite de donner la parole au rédacteur en chef d’Alternatives économiques, qui relativise la « pression fiscale » dénoncée par le Medef (et en creux, par Le Monde) : « Les mesures supplémentaires prises pour 2013 n’ont probablement eu pour effet que de ramener la fiscalité des revenus et du capital des ménages à peu près au niveau qui était le sien en 2000 avant la débauche des baisses d’impôts pour les plus riches et les entreprises [3]. »

Une prise de distance qui est pourtant relativisée par un article intitulé « Avec notre "fiscomètre", surveillez la pression fiscale », qui raille l’« impressionnante créativité fiscale » en récapitulant les nouveaux impôts et taxes mis en place par François Hollande, participant ainsi à la fabrication de l’image et de l’idée du contribuable excédé.

À ce stade, on s’étonne qu’il n’ait pas été fait mention de sondage. C’est La Tribune qui s’y colle, avec la difficile tâche de donner a posteriori réalité (du moins celle, très artificielle, que construisent les sondages) à un phénomène dont la réalité médiatique n’est plus à démontrer. Le seul sondage sur la question a donc été réalisé pendant l’été par le controversé Opinion Way, spécialiste des sondages par internet. Résultats : pour 34 % des sondés la diminution des impôts est « tout à fait prioritaire », pour 41 % « plutôt prioritaire », ce qui permet à La Tribune de conclure que oui, le ras-le-bol fiscal existe puisque pour 74 % la baisse des impôts est prioritaire.

Outre les biais sémantiques (une mesure « plutôt prioritaire » est-elle prioritaire ?), outre ceux liés à la méthodologie du sondage (par internet) et à la période (le mois d’août), cette enquête d’opinion pose au moins deux problèmes.

Le premier, c’est que la baisse d’impôt est présentée comme un choix dans l’absolu, alors que comme le souligne Olli Rehn, si l’on n’augmente pas ou si l’on baisse les impôts, il faut tailler dans les dépenses dont une écrasante majorité relève de dépenses sociales. Détacher la question du montant de l’impôt de celle de ses usages par les pouvoirs publics revient à la dépolitiser et donc à lui ôter toute signification ! Qui plus est, formuler le problème sous cet angle permet de s’assurer à peu près à coup sûr une large majorité de répondants se déclarant favorables à une telle mesure – il est rare qu’une personne déclare spontanément s’opposer à une hausse de ses revenus.

Le second problème, c’est que de parler d’impôts tout court n’a pas de sens non plus. Les catégories populaires dont une bonne partie ne paie pas l’impôt sur le revenu se contrefichent de son barème, qui obsède les plus aisés ; à l’inverse les impôts sur la consommation comme la TVA sont une préoccupation constante pour les premiers alors que les seconds n’y prêtent pas ou peu attention. Additionner leurs réponses pour créer de toute pièce « l’opinion des Français » sur la question revient donc à additionner des carottes et des choux-fleurs. Mais peu importe, si cela permet de donner un vernis scientifique à l’emballement médiatique autour du « ras-le-bol fiscal »…

Enquêtes, contre-enquêtes, sondages… Libération fait, quant à lui, appel à une experte pour nous éclairer sur la pression fiscale. Tout droit venue de l’université de Chicago, Ioana Marinescu nous offre une petite démonstration de pédagogie néolibérale selon laquelle « il y a relativement peu à gagner en augmentant les impôts ». Et de conclure : « étant donné les minces gains économiques, Pierre Moscovici n’a donc peut-être pas tort de s’inquiéter des retombées politiques du "ras-le-bol fiscal" des Français.  » Un contrepoint aurait été bienvenu…

***

Dans l’éditorial de Libération daté du 25 août, « Complexés », Sylvain Bourmeau nous livre une interprétation intéressante de cette séquence du « ras-le-bol fiscal » : «  Le PS donne étrangement le sentiment perpétuel de subir les assauts idéologiques de la droite. Comment comprendre autrement les propos défensifs et même complexés […] sur le niveau décrété "insupportable" des prélèvements obligatoires ou l’acceptation du dogme idiot selon lequel on ne saurait créer une nouvelle taxe ? »

On s’étonne que cette réflexion critique sur le « ras-le-bol fiscal » n’ait pas été davantage développée dans les colonnes de Libération… Dommage que les journalistes des grands quotidiens soient parfois si « complexés » quant à leur vocation à informer, et non à enfumer, leurs lecteurs.

Frédéric Lemaire

 
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Notes

[2Afin de se forger une opinion étayée sur les questions posées par cette nouvelle lubie politico-médiatique, on peut utilement se reporter à « La construction du ras-le-bol fiscal », d’Hervé Maurin, président de l’Observatoire des inégalités. L’article propose à la fois un point précis sur le niveau réel des prélèvements obligatoires en France, une tentative argumentée de comprendre l’existence possible, dans certaines catégories sociales, d’un sentiment d’être trop taxé, et des hypothèses intéressantes permettant d’expliquer pourquoi le concert médiatique a joué en chœur et avec un tel entrain la complainte anti-fiscale. On pourra aussi consulter l’analyse de Philippe Askenazy sur le blog des Économistes atterrés hébergé par Rue 89.

[3Lire à ce titre l’article paru dans Alternatives Économiques : Matraquage fiscal ? Un rééquilibrage plutôt.

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