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Lire : Monographie de la presse parisienne, d’Honoré de Balzac (1843)

par Henri Maler,

Publiée en 1843, d’abord dans un ouvrage collectif, puis sous forme d’un ouvrage distinct, cette Monographie de la presse parisienne, devenue en quelque sorte un « classique » de la critique de la presse, a fait l’objet de multiples rééditions [1]. Elle est aussi disponible en version texte au format .pdf sur le site des Éditions du Boucher et sous forme d’un Livre audio gratuit publié le 4 mai 2010, sur le site Litterature audio.com.

On se bornera ici à replacer ce texte dans son contexte et à parcourir son contenu avant de dire quelques mots de son actualité [2]

Un pamphlet de son temps

Balzac écrit sous la monarchie de Juillet (1830-1848), treize ans après que la révolution de 1830, déclenchée notamment par l’abolition de la liberté de la presse, a partiellement rétabli celle-ci. Plus précisément, Balzac écrit alors qu’un « retour à l’ordre » s’est imposé à la presse d’opinion, mais aussi au moment où parait une « nouvelle presse industrielle » [3], marquée par deux titres : Le Siècle qui tire à 37 500 exemplaires en 1841 et La Presse dont le tirage est inférieur. Balzac (qui a publié dans La Presse…) est le témoin de cette dernière évolution qu’il comprend comme une dégradation. Ce qui nous vaut ces deux « axiomes » :

« On tuera la presse comme on tue un peuple, en lui donnant la liberté »

« Si la presse n’existait pas, il faudrait ne pas l’inventer »

Que sont alors la presse et le journalisme ?

En 1843, le journalisme est encore loin de constituer une profession, voire même un ensemble de professions. Balzac lui-même réserve le terme à l’une des sous variétés de tous ceux qui écrivent dans la presse et qu’il désigne comme des « gens de lettres ». Ils constituent un « ordre », comme on parle d’un « ordre » pour classer les espèces vivantes, au même titre que les « gens d’arme ». Ce qui leur vaut cette sarcastique assimilation : « l’Ordre Gendelettre (comme gendarme) »

La presse, indique Balzac, est « le mot adopté pour exprimer tout ce qui se publie périodiquement en politique et en littérature, et où l’on juge les œuvres de ceux qui gouvernent et de ceux qui écrivent, deux manières de mener les hommes ».

Conformément à cette distinction, Balzac divise « l’Ordre Gendelettre » en deux genres : le genre publiciste et le genre critique. Le premier englobe tous ceux qui font de la politique dans la presse : « Publicistes, ce nom jadis attribué au grands écrivains […] est devenu celui de tous les écrivassiers qui font de la politique. ». Quant au second « genre, il désigne tous ceux qui se livrent à une critique de la littérature et dont la cause est entendue d’emblée puisqu’ « il existe en tout critique un auteur impuissant ».

Ce faisant, Balzac enregistre sur le vif ce que l’histoire confirme après coup : que le journalisme se trouve alors, comme le souligne Thomas Ferenczi « au carrefour de la littérature et de la politique » et se partage, pour l’essentiel, en deux genres : ceux qui font de la politique dans la presse et ceux qui se livrent à la littérature et à la critique littéraire [4]. Ce sont ces deux genres que Balzac distingue à sa façon [5] et auxquels il consacre les deux parties du pamphlet : tout à la fois une imitation et une parodie des classements des espèces vivantes en genres, sous-genres et variétés, dont il convient une fois de plus de préciser, s’agissant de « l’Ordre Gendelettre (comme gendarme) » qu’ils recouvrent des types et des fonctions et non des métiers ou des professions.

Il reste que la présentation précédente, plutôt académique, de cette « portion d’Histoire Naturelle Sociale », selon les propres termes de son auteur, ne doit pas dissuader les lecteurs : la typologie proposée par ce pamphlet, satirique et féroce, ponctuée par des « axiomes » et des textes parodiques, est plutôt jubilatoire !

« Premier genre : Le publiciste »

Le genre publiciste lui-même est divisé en huit sous-genres : Le Journaliste, Le Journaliste-homme d’État, Le Pamphlétaire, Le Rienologue, Le Publiciste à portefeuille, L’Écrivain monobible, Le Traducteur, L’auteur à convictions.

 Le Journaliste (proprement dit), il faut le souligner, n’est dans cette typologie, que l’un des sous-genres. Et ce sous-genre comporte cinq variétés : 1. Le Directeur-Rédacteur-en-chef-propriétaire-gérant (« propre à rien, il se trouve propre à tout. » Mais « À force de causer avec des rédacteurs, il se frotte d’idées, il a l’air d’avoir de grandes vues et se carre comme vrai personnage. » ; 2. Le Ténor (rédacteur, voué à la médiocrité, des « Premiers-Paris » : les éditoriaux, autrement dit des « tartines ») ; 3. Le Faiseur d’articles de fond (spécialiste qui « a plus de valeur réelle que le Ténor ») ; 4. Le Maître Jacques du journal (directeur de la rédaction, en charge des petits articles) ; 5. Les Camarillistes (préposés aux comptes-rendus des débats parlementaires).

 Le journaliste-homme d’État comporte à son tour plusieurs variétés : l’Homme politique, l’Attaché, l’Attaché détaché et le Politique à brochures. À l’Homme politique est consacré cet axiome : « Plus un homme politique est nul, meilleur il est pour devenir le Grand-Lama d’un journal. ». Toutes les autres variétés sont à l’image de celle-ci.

 À l’exception de l’Auteur à convictions, qui se partage en trois types ou « caractères » (Le Prophète, L’Incrédule et Le Séide), voués à disparaitre « balayés par le grand courant des intérêts parisiens », les autres sous genres sont « sans variété ». On retiendra ici les portraits du Rienologue (ou le vulgarisateur : « Ce robinet d’eau chaude glougloute et gouglouterait in sæcula sæculorum sans s’arrêter ») et du Pamphlétaire, dont le rôle au moins, s’il est correctement interprété, mérite quelque éloge : « Le pamphlet est le sarcasme à l’état de boulet de canon ». Or, « Le pouvoir, qui s’endort dans une trompeuse sécurité, ne comprendra ses fautes envers l’intelligence qu’à la flamme d’un incendie allumé par quelque petit livre. »

« Deuxième genre : Le critique »

La place qui est accordée à ce genre est proportionnée à la très maigre estime dans laquelle Balzac, fort de son statut d’écrivain, tient ses représentants, convaincus pour la plupart d’entre eux d’être des médiocres et des envieux.

La Critique « devenue une espèce de douane pour les idées », bénéficie de cet impitoyable « axiome » :

« La critique aujourd’hui ne sert plus qu’à une seule chose : à faire vivre le critique. »

La classification reprend ici encore ses droits. Rapide survol.

 Le Critique de la vieille roche (« L’Académie française est toute son ambition ») est Universitaire ou Mondain (ce dernier se rencontre « à l’état passif d’un oiseau empaillé »).

- Le Jeune Critique blond (mais il n’est « pas nécessaire d’être blond pour être un critique blond »), peut être un Négateur (qui « nie tout ce qui est et vante ce qui n’est pas »), un Farceur (qui dit à peu près tout sur n’importe quoi et « parle des arts sans rien en savoir ») ou un Thuriféraire (« préposé aux éloges », « chanoine de la critique »).

 Le Grand Critique peut être un Exécuteur des hautes œuvres (« superbe et dédaigneux », « ce garçon s’ennuie et essaie d’ennuyer les autres  ») ou un Euphuiste (« nuageux et cotonneux », c’est un critique qui recourt au style – l’euphuisme – élégant et précieux en honneur à la cour d’Elizabeth I au XVIème siècle).

 Les Petits Journalistes sont distribués en plusieurs variétés (le Bravo, le Blagueur, le Pêcheur, l’Anonyme et le Guérillero) : « Là se trouve tout le sel du journalisme, un esprit constamment original, dépensé en feux d’artifice dont les carcasses (les motifs) sont cependant et comme toujours hideuses ».

Fermez le ban !

* * *

S’il est difficile de présenter ce pamphlet et, plus encore, de conclure cette présentation, c’est sans doute – telle est la force de l’écriture balzacienne – parce qu’on a toutes raisons de redouter d’être rangé dans l’une des variétés que l’auteur distingue…

Et pourtant…

Balzac fut un acteur de la presse avant d’en proposer une critique romanesque dans Les Illusions perdues et une critique pamphlétaire dans sa Monographie [6]. Autant dire que, l’expérience aidant, les règlements de comptes ne sont pas absents de ce pamphlet.

Le mépris pour la politique et les politiques (surtout quand ils écrivent dans la presse ou que celle-ci se met à leur service) et pour les critiques littéraires (surtout quand leur médiocrité signe leur impuissance artistique) affleurent en permanence : ils valent consécration de l’écrivain en général (et, particulièrement, de celui qui rédige cette zoologie des Gendelettres). Le mépris dont il accable les médiocres et les envieux s’étend aux publics et laisse transparaître, parsemé de remarques misogynes, un point de vue élitaire et conservateur dont de nombreuses variantes ponctuent l’histoire de la critique de la presse et, plus généralement des médias.

Ce n’est donc pas seulement pour ne pas céder à la tentation d’anachronisme que la Monographie d’Honoré de Balzac, si elle peut être transposée, devrait l’être avec discernement. Mais n’est pas Balzac qui veut…

Henri Maler

 
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Notes

[1Parmi les plus récentes : Monographie de la presse parisienne. Précédée de l’Histoire véridique du canard par Gérard de Nerval, Paris, J.-J. Pauvert, 1965 ; Monographie de la presse parisienne. Précédée d’une Minigraphie de la presse parisienne par Guy Hocquenghem, Paris, J. E. Hallier/ Albin Michel, 1981 ; Les Journalistes : Monographie de la presse parisienne suivie de Les Salons littéraires, Paris, Arléa-poche, 1998 ; La Presse parisienne, postface de Patrick Besson, Paris, Fayard, 2003 ; Les Journalistes : Monographie de la presse parisienne, Préface de Raphaël Sorin. Postface de Raphaël Meltz, Paris, Les Mots et le reste, 2012.

[2Pour une analyse détaillée, voir José-Luis Diaz « Balzac analyste du journalisme », L’Année balzacienne 1/2006 (n° 7), p. 215-235. Disponible sur le site Cairn.info.

[3Pour reprendre les expressions de Christophe Charle, dans Le siècle de la presse (1830-1939), Seuil, 2004, p.43 sq.

[4Thomas Ferenczi, L’invention du journalisme en France, Naissance de la presse moderne à la fin du XIXème siècle, Paris, Payot, Février 1996, Petite bibliothèque Payot, 274 pages. [Première édition : Plon, 1993].Voir notre présentation ici même.

[5Ainsi que le relève Thomas Ferenczi, op.cit., p..25 sq.

[6Sur l’acteur et le critique, lire « Balzac et le journalisme » sur le site « Balzac (par la petite porte ) ».

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