I. Extraits de Du principe fédératif (1863)
Les passages qui suivent sont tirés d’un ouvrage qui se situe à mi-chemin entre le libelle d’intervention politique et l’essai de théorie institutionnelle : Du principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le parti de la révolution , Paris, E. Dentu, 1863 (disponible gratuitement sur de nombreux sites, dont Wikisource).
Proudhon consacre le dernier chapitre du volume à répondre aux journalistes qui, sans entrer dans les détails de la controverse, contestaient ses vues (critiques) sur l’unification italienne de 1861 [1] et sur un « principe fédératif » qu’il érigeait en panacée politique. Ce chapitre, qui tient plus du pamphlet que de l’analyse, dans un ouvrage dont ce n’est par ailleurs ni l’objet ni le ton, permet à Proudhon, qui se plaint d’avoir « été maltraité dans [sa] personne par la presse unitaire », de régler des comptes indissociablement personnels et politiques.
Néanmoins, ces critiques violentes de la presse et de ses artisans, de leur absence d‘indépendance tant vis-à-vis du pouvoir que de leurs bailleurs, voire de leur corruption, recouvrent-elles sans doute certaines réalités de ces années 1860… Ou du moins témoignent-elles de la représentation que s’en faisait Proudhon, en fonction de sa propre expérience et de ses propres conceptions de la presse et du journalisme. Il avait en effet profité directement de la brusque ouverture et participé à l’effervescence politiques consécutives à la révolution de février 1848 pour créer, dès le mois d’avril, Le Représentant du peuple, un hebdomadaire qui deviendra quotidien et paraîtra sous différents titres, au gré des interdictions successives, jusqu’en 1850.
Il fit ainsi l’expérience du caractère profondément répressif du Second Empire qui, dès le coup d’État de 1851, bâillonne littéralement la presse, tolérant l’existence de publications aux ordres et favorisant l’épanouissement de la presse conservatrice. De la même façon, sa conception militante, intellectuelle et finalement idéalisée du journalisme qui transparaît de ces lignes devait se heurter au nouvel essor que connaît la presse au tournant des années 1860, encouragé par la relative libéralisation du régime, et qui entraîne une progressive multiplication des titres, des journalistes en voie de professionnalisation, et des logiques commerciales [2].
Extraits :
- « En principe donc, un journaliste ne peut recevoir de qui que ce soit, en reconnaissance de ses articles, ni gratification ni décoration, et conserver son office. De deux choses l’une : ou bien il renoncera à un témoignage que, par son zèle, son talent, sa haute probité, il peut avoir mérité ou, s’il croit devoir l’accepter, il donnera sa démission. Un journaliste ne peut être décoré, même par ses concitoyens, qu’après sa mort. L’idée d’une rémunération quelconque, pécuniaire ou honorifique, en sus de l’indemnité due à l’écrivain à raison de son travail, est incompatible avec son mandat. En elle-même, cette rétribution porte atteinte à son désintéressement et à son indépendance ; à plus forte raison si elle a été offerte par une partie intéressée et dans une cause douteuse.
Certes, la mission de journaliste est pénible : c’est ce qui en fait l’honorabilité. L’homme qui se consacre à la manifestation de la vérité doit être prêt à tout risquer pour elle : fortune, affections, réputation, sécurité. Il faut qu’il rompe toutes les attaches de son cœur et de son esprit, qu’il foule aux pieds, popularité, faveur du pouvoir, respect humain. […] Telle n’est pas la règle de conscience de nos journalistes, et il faut convenir que dans les conditions où ils sont placés, sous l’influence de préjugés qu’ils partagent, d’intérêts dont ils ont leur part, il est difficile d’obtenir cette haute indépendance, cette véracité sans tache qui sont les vertus par excellence du publiciste comme de l’historien. Leur vérité n’est jamais que relative, leur vertu une demi-vertu, leur indépendance une indépendance qui a besoin, pour se soutenir, d’une suffisante et préalable indemnité. » (p.206)
- « Une société se forme pour la publication d’un journal. […] D’abord, il faut à cette société un capital ; ce capital est fourni par actions. C’est une société de commerce. Dès lors la loi du capital devient la dominante de l’entreprise ; le profit est son but, l’abonnement sa préoccupation constante. Voilà le journal, organe de la vérité, fait industrie, boutique. Pour accroître ses bénéfices, pour conquérir l’abonné, le journal devra ménager, caresser le préjugé ; pour assurer son existence, il ménagera davantage encore le pouvoir, soutiendra sa politique en ayant l’air de la censurer ; joignant l’hypocrisie à la couardise et à l’avarice, il se justifiera en alléguant les nombreuses familles qu’il fait vivre. Fidélité, à la vérité ? — non, à la boutique : tel sera, bon gré mal gré, la première vertu du journaliste.
Entrepreneur d’annonces et de publications, le journaliste pourrait mettre sa responsabilité à couvert, en bornant son ministère à une simple insertion. Mais les abonnés attendent mieux de lui : ce sont des appréciations qu’ils demandent, c’est par là que le journal se rend surtout intéressant. Donc, si le journal s’interdit toute espèce de jugement défavorable sur les choses qu’il annonce, parce que ce serait éloigner de lui la branche la plus lucrative de son commerce, il y aura cependant certains objets, certaines entreprises, qui mériteront son suffrage, et que, moyennant salaire, il recommandera au public. Toute la question sera pour lui de bien placer ses recommandations et de s’arranger de manière à n’y pas contredire. Constance dans les amitiés, fidélité et discrétion à la clientèle : telle est la probité du journaliste. C’est celle du commis qui se ferait scrupule de dérober un centime à la caisse, et qui traite de Turc à Maure le chaland. De ce moment vous pouvez compter que la prévarication et l’infidélité président à la confection de la feuille. N’attendez plus aucune garantie de cette officine, succursale des compagnies et établissements qui la subventionnent, trafiquant de ses réclames, levant tribut, à l’aide de ses comptes-rendus ou bulletins, sur le monde entier, bourse, commerce, industrie, agriculture, navigation, chemins de fer, politique, littérature, théâtre, etc. C’est toute une alchimie que d’extraire la vérité de la comparaison de ses articles avec ceux de ses concurrents. » (p.207-209)
II. Extraits de Les majorats littéraires (1862)
Paru l’année précédant Du Principe fédératif, Les majorats littéraires : examen d’un projet de loi ayant pour but de créer, au profit des auteurs, inventeurs et artistes, un monopole perpétuel , Bruxelles, Office de publicité, 1862 (disponible gratuitement sur de nombreux sites, dont archives.org) est une brochure consacrée à la critique systématique d’un projet de loi visant à instituer un régime de propriété littéraire. Les passages qui suivent intéressent la critique contemporaine des médias en ce qu’ils mettent radicalement en question la notion même de propriété intellectuelle, notamment dans le domaine culturel. À une époque où des géants de l’information et de la communication entendent constituer des catalogues et des bibliothèques universels de biens culturels, et s’approprier le droit de les exploiter, les réflexions de Proudhon, qui transpose aux œuvres de l’esprit son célèbre aphorisme « la propriété c’est le vol », ne laissent pas d’interroger…
Extraits :
- « L’existence d’une propriété foncière ne saurait légitimer en aucune façon la création d’une propriété intellectuelle ; que ni le domaine public, ni la liberté de l’individu, ni le soin de la prospérité publique, ni le droit des producteurs, ne requièrent une semblable garantie ; qu’au contraire toute liberté, toute propriété et tout droit seront en péril, le jour où sera faite, par décret du prince, l’appropriation de l’esprit. » (p.102)
- « Le gouvernement peut-il faire que les fils des hommes de génie soient des génies comme leurs pères ? Non. Qu’il laisse donc la postérité du génie à elle-même : les pères ont été payés, il n’est rien dû aux héritiers. » (p.115)
- « Est-il vrai, oui ou non, que pour la majorité des lettrés la littérature est un métier, un moyen de fortune, pour ne pas dire un gagne-pain ? Or, il n’y a pas ici de distinction à établir : dès que l’écrivain entre dans la voie du mercantilisme, il la parcourra tout entière. Il se dira que servir la vérité pour elle-même et la publier quand même, c’est se rendre tout le monde hostile ; que son intérêt lui commande de se rattacher à l’une ou à l’autre des puissances du jour, coterie, parti, gouvernement ; qu’avant tout il lui importe de ménager les préjugés, les intérêts, les amours-propres. Il suivra le va-et-vient de l’opinion, les variations de la mode ; il sacrifiera au goût du moment, encensera les idoles en crédit, demandant son salaire à toutes les usurpations, à toutes les hontes. » (p.170-171)
- « La propriété intellectuelle fait plus que porter atteinte au domaine public ; elle fraude le public de la part qui lui revient dans la production de toute idée et de toute forme. […] Or, Je vois bien ici la garantie donnée à l’individu ; mais quelle part a-t-on faite à la société ? Que la société doive à l’auteur la rémunération de sa peine, de son initiative, si vous voulez, rien de mieux. Mais la société est entrée en part dans la production ; elle doit participer à la récolte. Cette part à laquelle elle a droit, elle l’obtient par le contrat d’échange, en vertu duquel compensation est faite du service rendu au moyen d’une valeur équivalente. La propriété intellectuelle, au contraire, donne tout à l’auteur, ne laisse rien à la collectivité : la transaction est léonine. » (p.198-199)
Et en guise de conclusion, cette nouvelle charge contre la vénalité de la presse :
- « Par suite des conditions faites à la presse, les journaux sont devenus des officines de la plus dangereuse espèce, non-seulement pour le Pouvoir, qui sait se défendre, mais pour le pays, qu’elles ne renseignent qu’à moitié, pour les partis et les opinions qu’elles sont censées représenter. […] Le journalisme monopolisé tient dans sa main la politique, les affaires, la bourse, la littérature et l’art, la science, l’Église, l’État. Autant de sources de profit. Une insertion vaut de l’argent, une annonce de l’argent ; un compte-rendu, favorable ou défavorable, — il y a toujours une partie qui paie — de l’argent ; une réclame, beaucoup d’argent. […] La société, à défaut d’une opinion libre et souveraine, reposant sur l’intrigue et l’agiotage : tel est le paradis du journalisme vénal, cultivant à la fois la servilité politique, la spéculation bancocratique, la réclamation industrielle et littéraire, l’intrigue rationaliste, le pouf philanthropique et toutes les variétés du charlatanisme. » (p.217-218)