Travailler la nuit et le dimanche, une évidence médiatique
Alors que le débat ne fait que commencer, quoi de mieux pour planter le décor que de relayer, à chaud, un sondage éloquent ? Les grands quotidiens s’y emploient : Le Monde, d’abord, qui souligne qu’ « une majorité de Français, 64 %, s’est déclarée favorable à l’ouverture des magasins au-delà de 21 heures dans les zones touristiques, selon un sondage OpinionWay pour Tilder et LCI, publié jeudi 26 septembre ». Le titre de l’article est sans appel :
En écho, Le Figaro, soucieux de ne pas se faire doubler, ne craint pas de généraliser davantage encore, en se plaçant cette fois-ci du côté du consommateur :
Prolongement de ce travail de construction d’une évidence en faveur de l’extension du travail de nuit, la victoire des syndicats dans l’affaire Sephora aurait suscité, selon Le Figaro, rien moins qu’un « émoi général » :
Seul problème, l’article égrène ensuite la liste des bouleversés : le Medef Île-de-France, Xavier Bertrand, ex-ministre UMP, le délégué général du Comité Champs-Élysées (« organisation qui regroupe environ 180 enseignes et lieux de culture de la plus belle avenue du monde » – et dont le travail consiste donc à promouvoir à tout prix la luxueuse avenue) et Robert Rochefort, vice-président du Modem. « Émoi général » pour « une majorité de Français », vraiment ? Il est certes difficile de résister à l’appel d’un simili-sondage qui, commandé au moment opportun, apportera son lot de chiffres « indiscutables ».
Pour l’emploi, le dimanche tu travailleras !
L’argument apparemment inattaquable que les médias ont repris à l’envi fut d’abord et avant tout celui de la croissance que générerait l’ouverture dominicale des magasins. Cet argument « de bon sens » est repris en chœur, chiffres à l’appui. Par exemple dans l’émission l’Eco du soir du 26 septembre sur BFMTV dans laquelle Emmanuel Lechypre, éditorialiste économique de la chaîne, regrette la fermeture en ces termes :
« C’est dommage parce qu’au final ça coûte, il faut le redire, des emplois et de la croissance. […] il faut être pragmatique et regarder les faits. Si d’abord, ces magasins ouvrent, c’est qu’ils y trouvent un intérêt, hein. Sephora nous dit : "je faisais 20 % de mon chiffre d’affaires après 21h". Bricorama, qu’on a obligé de fermer, eh ben ils ont fait un chiffre d’affaires qui a baissé de 25 %, ça leur a coûté 25 % du chiffre d’affaires et 200 contrats n’ont pas été renouvelés. Il souligne, plus loin, qu’il y a « les faits mais y’a les études, hein, qui nous disent par exemple que dans des pays comme le Canada, les Pays-bas, les États-Unis, et bien l’ouverture, ça a fait 3 % à 5 % d’emplois en plus. Un seul exemple tout bête : les touristes. Les grands magasins parisiens n’ont pas le droit d’ouvrir le dimanche. Quand les touristes, ils sont là 3 ou 4 jours, ben manifestement, si vous ouvrez pas le dimanche, c’est de la clientèle qui est perdue, des emplois et de la croissance en moins. » Notons au passage que pour une fois, le « modèle allemand », tant vanté par ailleurs par les commentateurs friands de comparaisons internationales, ne fait pas recette. Et pour cause : outre-Rhin, le travail dominical est très strictement encadré. Mieux vaut alors se tourner vers le « modèle anglo-saxon » (États-Unis, Canada, Grande-Bretagne, etc.), bien plus « flexible » en la matière.
Trois jours plus tard, histoire d’enfoncer le clou, il revient à la charge sur son compte Twitter :
Sur Europe 1, son alter ego Nicolas Barré ne dit pas autre chose. Il y ajoute néanmoins une pointe d’ironie : « L’ouverture du dimanche, c’est terrible, vous vous rendez compte, ça risquerait de créer des emplois. Dans un pays qui compte plus de trois millions de chômeurs, l’idée n’est pourtant pas totalement absurde. Et bien non, régulièrement, les mêmes syndicats attaquent en justice les magasins qui ouvrent le dimanche, jour où pourtant des millions de salariés travaillent déjà ; un chiffre : l’ouverture des grands magasins, ne serait-ce que 15 dimanches par an permettrait de créer en net 20 000 emplois, c’est l’équivalent de sept fois l’usine PSA d’Aulnay qui emploie 3000 personnes, voilà de quoi on se prive. »
Et le présentateur de la matinale d’Europe 1, Thomas Sotto, de renchérir en guise de conclusion : « Je retiens ce chiffre que vous nous donnez ce matin, Nicolas Barré. Si on ouvrait 15 dimanches par an les grands magasins, ça créerait 20 000 emplois, soit sept fois l’usine PSA d’Aulnay. » « Sept fois l’usine PSA d’Aulnay », pour emporter l’adhésion de l’auditeur ? Il est vrai que l’argument permet au passage de minimiser les conséquences sociales désastreuses de la fermeture programmée de l’usine d’Aulnay, en oubliant d’ailleurs la destruction des emplois induits.
Christophe Barbier, rédacteur en chef de L’Express, ne peut de son côté que confirmer ce constat : selon lui, les représentants syndicaux doivent cesser de « jouer l’acquis social indu contre la croissance, contre l’économie, contre l’emploi, contre la prospérité. »
Le Figaro, sur la même ligne (économique), n’est pas plus avare de chiffres, allant jusqu’à promettre 100 000 emplois au gouvernement qui entreprendrait de déréglementer le travail dominical :
Que n’y a-t-on pensé plus tôt ? À moins que l’essentiel soit dans l’usage du conditionnel…
Stéphane Soumier, chroniqueur sur BFM Business, fait preuve d’autant de mesure dans l’annonce des miracles que produirait immanquablement l’ouverture dominicale des commerces : « On est donc capable de tout cela, on est donc capable de faire naître des torrents de croissance et d’enthousiasme. Pour peu que l’on fasse sauter les barrages. En cela l’affaire Séphora est emblématique. Mais bon dieu, au nom de quoi passe-t-on à côté de ce gisement de croissance ? Les deux seuls grands magasins du boulevard Haussmann à Paris estiment à 250 millions d’euros le chiffre d’affaire supplémentaire si on les laissait travailler le dimanche. Allez, divisez le chiffre par 2 : 150 millions [sic]. Est-ce qu’on a les moyens de se refuser ça ? Les enseignes de bricolage nous disent qu’elles créeraient 7000 emplois si on les laissait bosser tout le temps. Pareil, divisez le chiffre par 2 : 3500. Est-ce qu’on a les moyens de se refuser ça ? »
Ce sont là encore des euros par millions et des emplois par milliers dont on se prive. Le dimanche est décidément une sinistre invention. Les « démonstrations » sont rapides, voire simplistes, c’est entendu. Mais les médias sont catégoriques : en ces temps difficiles, c’est l’économie qui prime, autant dire la loi de maximisation des profits qui impose de rentabiliser au maximum les locaux ; or, en renonçant au repos dominical, on renoncerait à relancer la machine économique. De là à se soucier de la santé des salariés, de leur vie de famille, de leur temps libre…
Aux médias compatissants, les salariés reconnaissants
Et si le discours productiviste ne suffit pas, alors certains n’hésitent pas, à titre exceptionnel, à prendre la défense des salariés, des vrais, volontaires pour travailler le dimanche [1]. Car si, dixit Le Figaro, « les Champs sont en colère » à la suite du jugement dans l’affaire Sephora, c’est parce que ne cesserait de grossir le nombre de ceux et celles qui souhaitent travailler le dimanche, sans que jamais ne soit invoquée pour le comprendre la faiblesse des salaires dans le secteur du commerce.
Certains, comme Emmanuel Lechypre, vont même plus loin : « Et puis les salariés de Bricorama, ils sont même allés manifester devant le siège de FO, c’est quand même pas souvent qu’on voit des salariés aller manifester devant les syndicats. » Un pas de plus et le chroniqueur appelait les foules à prendre la rue pour mettre à bas l’arbitraire syndical ! Christophe Barbier, dans son éditorial, se positionne lui aussi du côté du bien de tous et en particulier de celui de ces honnêtes gens privés de ce droit inaliénable qu’est le travail : « Les commerçants veulent ouvrir, les salariés veulent travailler, les clients veulent venir dans les magasins à des heures inhabituelles, que ce soit le dimanche ou tard le soir. »
Interdit d’interdire !
On l’aura compris, derrière cette compassion soudaine des médias pour les salariés, il y a bien souvent une très noble cause : la liberté (de travailler). Pseudo-experts, éditorialistes multicartes et journaux se rejoignent ainsi pour brandir ensemble cet étendard et proclamer à leur tour, en cette solennelle occasion du moins, qu’il est « interdit d’interdire » (de travailler). Le Parisien, stupéfait, titre ainsi le 26 septembre :
On retrouve partout ailleurs cette opposition grossière entre liberté d’une part et contrainte ou privation de l’autre. Amer et mélancolique, Le Figaro constate ainsi que :
Nicolas Barré, étoile montante de l’éditocratie et courageux apologiste du travail le dimanche, ose un pari : « Et si on misait sur la liberté ? ». Et il s’empresse de préciser qu’il s’agirait pour lui de mettre fin à « des lois archaïques qu’il faudrait changer mais qu’il ne faudrait surtout pas remplacer par de nouvelles lois. Il faudrait au contraire faire confiance aux employeurs et aux employés pour se mettre d’accord eux-mêmes sur les horaires et les jours d’ouverture, bref laisser chacun libre de travailler quand il veut et de consommer ce qu’il veut quand il veut comme c’est le cas à Londres, à New York ou à Tokyo. Il faudrait faire pour une fois le pari de la liberté plus que de la réglementation, moins de lois archaïques, moins de règles absurdes, on peut faire le pari aussi qu’au bout du compte, cela se traduirait par moins de chômage. Il ne reste plus qu’à essayer. »
Audace médiatique, quand tu nous tiens… Mal intentionné celui qui ne verrait dans cette « liberté » tant vantée par les médias qu’une nouvelle recette néolibérale : une pointe de dérèglementation, un soupçon de concurrence sauvage, libre et non faussée et un traitement de choc pour le salariat précaire. Préconisant lui aussi de « libéraliser l’ouverture dominicale », l’éditorialiste de BFM s’emporte, toujours au nom de grands idéaux :
Il est vrai que les médias, eux, répugnent systématiquement à prodiguer leurs conseils et leurs solutions au bon peuple... Quant à la liberté de se reposer le dimanche, de vaquer à ses occupations, seul ou en famille, on notera qu’il n’en est (presque) jamais fait état.
Liberté… de bafouer la loi
S’ils s’élèvent régulièrement contre la « jungle réglementaire » et autres « absurdités législatives » en vigueur, c’est pour mieux se retrouver autour d’une idée simple : que ne s’assoit-on pas sur le Code du travail ! Comme le rappelait plus haut Nicolas Barré, aujourd’hui plus que jamais, il faut faire fi des règles – forcément absurdes –, des normes – forcément pesantes –, et des lois – forcément archaïques.
En d’autres termes, « faire sauter les barrages » comme le dit joliment Stéphane Soumier. Emmanuel Lechypre, à mots à peine couverts, est sur la même longueur d’onde : « Et donc, tout le monde est pénalisé, alors que la solution quand même qui aurait été la plus logique, c’aurait été que tout le monde puisse ouvrir. Mais non, là, au contraire, presque tout le monde doit fermer… voilà, à cause de la loi ». On aura rarement vu les médias inciter à bafouer la loi ; c’est maintenant chose faite.
Quant à Christophe Barbier, il n’a pas de mots assez durs à l’encontre de tous ceux qui, dans cette affaire, ont décidé de « jouer le respect stupide du droit. » Bon nombre de journaux d’ordinaire si « responsables », si stupidement respectueux du droit (du moins quand celui-ci entérine les privilèges sociaux) prennent clairement le parti de l’irresponsabilité, en tout cas de l’illégalité. Ils ne font par la même qu’entonner le refrain du nouveau président du Medef, Pierre Gattaz, pour qui « il faut adapter le code du travail ». Vive la liberté… de bafouer le Code du travail.
Les syndicats : archaïques, évidemment…
Mais s’il y a bien un point qui fait l’unanimité parmi nos contempteurs du repos dominical, c’est l’archaïsme automatiquement imputé aux syndicats. À leur encontre, les médias font feu de tout bois, parfois à demi-mots, le plus souvent en sortant la grosse artillerie. À tout seigneur, tout honneur, l’homme à l’écharpe rouge de L’Express – l’inénarrable Christophe Barbier – n’y va pas par quatre chemins dans son édito vidéo du 24 septembre. Écoutons-le :
« Il faut parfois dire les choses crûment, violemment. Oui, L’Express l’affirme : les syndicats français sont nuls. Nuls, on le voit avec cette affaire Sephora, déplorable. Les commerçants veulent ouvrir, les salariés veulent travailler, les clients veulent venir dans les magasins à des heures inhabituelles, que ce soit le dimanche ou tard le soir… et évidemment , il y a toujours un syndicat pour être pointilleux et jouer le respect stupide du droit, jouer l’acquis social indu contre la croissance, contre l’économie, contre l’emploi, contre la prospérité. C’est contre cela qu’il faut se battre, contre cela que l’Express se dresse, avec d’autres, pour dire que le syndicalisme français doit se réformer. Oh, ceux qui le composent sont, la plupart du temps, de bonne volonté. Mais comme par hasard, l’addition de ces bonnes volontés donne un boulet terrible pour l’économie française. Pour l’économie mais aussi pour le progrès social. Car quand on ne dégage pas de richesses, on ne peut pas améliorer le système social. Alors il faut réformer, ré-for-mer le syndicalisme français ». (…) Suivent quelques pistes pour engager cette réforme impérative, et la conclusion, sans appel : « Les syndicats ne pensent pas à l’utilité des réformes pour leurs usagers, ils pensent à leur idéologie. C’est contre ce tabou là que nous déclenchons une offensive : « pourquoi les syndicats sont nuls », c’est dans L’Express. »
Sans commentaire… si ce n’est, comme il le souligne, qu’il est loin d’être le seul – dans l’univers des médias dominants – à avoir une vision si mesurée du syndicalisme. Allié de circonstance, Plantu, en « Une » du Monde le 30 septembre, déploie des trésors d’imagination et de subtilité pour vilipender à son tour le syndicalisme :
Nous avons analysé ailleurs ce dessin « humoristique » et l’utilisation d’une imagerie islamophobe pour dénigrer la défense syndicale des salariés ; qu’il suffise ici de noter sa vision des syndicats, qui ne sauraient être que des organisations économiquement et socialement rétrogrades. Avec moins de virulence, sur BFMTV, c’est « la qualité médiocre du dialogue social [qui] n’aide pas non plus en France » qui est pointée, tandis que sur Europe 1, on regrette que, « régulièrement, les mêmes syndicats attaquent en justice les magasins qui ouvrent le dimanche, jour où pourtant des millions de salariés travaillent déjà ». Bref, pour ces médias, il est temps non seulement de renoncer à ces « acquis sociaux indus » mais surtout de supprimer toute instance de représentation des salariés qui préfèrerait revendiquer des augmentations de salaire, le refus des contrats précaires ou l’amélioration des conditions de travail, plutôt que d’accepter l’ouverture dominicale des commerces.
Un retour au rapport de force capitaliste du XIXe siècle, en somme, quand employeurs et employés, patrons et ouvriers se « mettaient d’accord » sans intermédiaire aucun, c’est-à-dire sous contrainte patronale. Par souci de la sacro-sainte liberté des salariés, encore et toujours.
Pendant ce temps-là, sur le service public…
Pour la défense de l’intérêt général et des intérêts du public au sens large, il reste les chaînes et stations de service public, dont on pouvait légitimement attendre une présentation plus équilibrée des termes du débat. Qu’en est-il exactement ?
Sur France 2, le 29 septembre, lors du JT du soir, le reportage lancé par Marie Drucker semble s’efforcer de donner la parole aux différents acteurs, en dépit de la place restreinte qui est faite à certains ; ainsi l’intervention de 15 secondes de Karl Ghazi, secrétaire général de la CGT (commerce et services de Paris) est noyée au milieu de plusieurs témoignages à sens unique – aussi bien des « travailleurs volontaires » stupéfaits que des clients insatisfaits. Pourtant, seul François Lenglet, expert économique de la chaîne, a le privilège d’être en plateau et d’occuper la place de l’analyste qui surplombe et domine son sujet. Voici son constat et l’échange qui suit :
- François Lenglet : « Sur ce sujet, il y a un décalage croissant entre la société française et ceux qui la représentent, les syndicats et les politiques. Du côté des Français, tant chez les salariés que chez les consommateurs, on souhaite plus de souplesse dans les horaires de travail des magasins, pourvu que cette souplesse soit encadrée et rémunérée. La société a changé. Et l’essor du commerce en ligne, qui évidemment ne connaît pas d’horaire, a sans doute fait bouger les mentalités. Et puis à l’inverse, dans les syndicats et les partis politiques, on s’accroche au symbole, au totem et au tabou. Et on ne veut rien changer, sinon avec des lois tellement complexes qu’elles en deviennent inapplicables. »
- Marie Drucker : « Pourquoi cette décision de justice alors qu’on l’a vu, à l’exception de la CGT, tous les protagonistes sont pour ? »
- François Lenglet : « Là encore, les tribunaux n’ont fait qu’appliquer ces lois incompréhensibles. En France, ce sont les tribunaux qui fixent la durée de travail dans les magasins, alors que ce devrait être le patronat et les syndicats. L’implication de plus en plus forte des juges dans la vie sociale signe la faiblesse problématique du dialogue social à la française. »
- Marie Drucker : « Merci François pour cette analyse. »
Remercions François Lenglet, en effet, de ne pas déjuger ses collègues journalistes. Comme la grande majorité des « grands » médias, il livre ici un énième témoignage en faveur de la « liberté de travailler »… et de l’assouplissement du Code du travail. Pire pour le service public, on affecte de donner la parole à tout le monde pour mieux la neutraliser aussitôt, par la voix d’un prétendu spécialiste dépourvu de tout contradicteur.
Seule l’émission Ce soir ou jamais du 27 septembre, toujours sur France 2, semble remplir correctement sa mission de service public en accueillant une pluralité d’invités et, partant, en laissant place à une diversité de points de vue. Elle réunit en effet les conditions d’un débat digne de ce nom en distribuant la parole de façon relativement équitable entre les différents protagonistes et en leur laissant un peu de temps pour développer leurs arguments, en dépit de certaines limites inhérentes à ce genre de pratique à la télévision.
Outre cette parenthèse enchantée, néanmoins, la polyphonie n’est pas de mise sur le service public, comme en témoigne, pour finir, l’interview à charge menée par Clara Dupond-Monod sur France Inter le 30 septembre. Contrairement à d’autres, elle a le mérite, au cœur de la polémique, de recevoir en studio un syndicaliste pendant plus de cinq minutes. Le rôle de procureur qu’elle choisit d’endosser, lui, est plus convenu. L’intégralité des questions posées est retranscrite ci-dessous, mélange caricatural de fausse candeur et de vrai conformisme :
- « Pourquoi êtes-vous si remonté contre le travail dominical ? »
- « Le fait que les salariés n’ont pas envie de travailler sept jours sur sept, comment vous le savez ? »
- « Alors, juste pour les employés, Éric Scherrer, au Castorama de Créteil, 93 % du personnel s’est déclaré favorable au travail, donc, le dimanche, après un référendum organisé par la CFDT il y a un mois… »
- « Alors, vous parliez des étudiants mais aussi des salariés du commerce : beaucoup protestent en disant que pour eux, c’est un manque à gagner considérable qui varie entre 400 et 600 par mois…
Pourquoi est-ce que vous ciblez ceux qui subissent [la politique d’emploi des grandes enseignes], c’est-à-dire les salariés, et pas la politique d’emploi des grandes enseignes ? »
- « Alors, [les salariés] vous poursuivent en revanche puisque l’intersyndicale, la vôtre, a gagné sur l’enseigne Sephora, qui comptait ouvrir la nuit sur les Champs Elysées. Mais 101 salariés protestent et vous attaquent en retour. Est-ce que vous comprenez que ces salariés aient besoin de travailler et d’arrondir leurs fins de mois avec ce travail du dimanche ? »
- « C’est-à-dire que [ces 101 salariés] seraient manipulés selon vous ? »
- « Alors, en 2011, il y avait 6,5 millions de Français qui travaillaient le dimanche d’après l’INSEE – donc fleuristes, chauffeurs-livreurs, imprimeurs, gens de France Inter. Pour vous, 6,5 millions de gens manipulés ? »
- « Alors, au fil des procès gagnés contre les marques Conforama, Ikea, votre intersyndicale a engrangé quelque 10 millions d’euros. Vous allez finir aussi riche que le patron de Castorama, Éric Scherrer, non ? C’est un chiffre qui vous rapproche de ce grand capitalisme que vous combattez… »
Le cocktail de bon sens apparent, de vraie-fausse compassion envers les honnêtes salariés, et d’anti-syndicalisme primaire est désormais bien connu ; mais en rapprochant l’intersyndicale du commerce qu’Éric Scherrer représente et le grand capital, Clara Dupond-Monod assaisonne cette attaque en règle d’une pointe de perfidie. Cette fausse impertinence est désarmante tant l’interview est par ailleurs biaisée. Sans cesse, le syndicaliste est soumis à des injonctions et remis en question, sommé de se défendre, voire de se justifier, là où l’on pourrait attendre sinon de la bienveillance du moins un accueil de la parole de son interlocuteur sans a priori manifeste. Il n’en est rien.
Tandis qu’avec Plantu, Le Monde courait derrière Valeurs Actuelles, la journaliste de France Inter semble ici courir derrière L’Express. Alors que les ravages sociaux et sanitaires que produisent les horaires de travail décalés sont systématiquement passés sous silence dans les grands médias, de même que les effets du gel des salaires dans les secteurs public et privé, le parti pris anti-syndical est, lui, quasi général, de même que l’appel à travailler davantage, la nuit et le dimanche. Vous avez dit unanimisme médiatique ?
Thibault Roques