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À propos de la solidarité via Facebook avec le bijoutier niçois

Nous publions ci-dessous, avec leur accord et sous forme de « tribune » [1], un article paru sur hoaxbuster.com sous le titre « Mille millions de bijoux de famille », qui propose d’expliquer comment une page créée sur Facebook en solidarité avec le bijoutier niçois qui, le 11 septembre dernier, a tué l’un des braqueurs de son magasin, a pu recueillir en quelques jours plus d’un million de marques de soutien. (Acrimed)

À moins d’être un ermite, difficile d’être passé à côté du buzz Facebook en soutien au bijoutier de Nice. Suite à ce coup de tonnerre, le point sur la situation.

Samedi 14 septembre - 17h00

Nous n’en revenons pas, une page Facebook, en ligne depuis le 11 septembre, dépasse allègrement le million de fans ! De mémoire de hoaxbuster (en ligne depuis 2000 et présents sur Facebook depuis 2007), c’est du jamais vu. La progression est tellement hallucinante que nous voulons en savoir plus.

Premier coup d’œil, la page est anonyme. Incroyable, les internautes sont en train de liker [2] massivement une page dont ils ne savent absolument rien !

- Qui est derrière ? « Sais pas »
- Que va devenir votre like ? « M’en fous ! »
- Savez-vous que sur Facebook certaines de vos données personnelles sont publiques (et donc accessibles à l’administrateur de la page) ? « Heu... y z’ont pas le droit, j’ai affiché un panneau sur mon mur ! »

[Informations publiques sur Facebook]
- Nom
- Photos de profil et de couverture
- Réseau
- Sexe
- Nom d’utilisateur et identifiant

- Savez-vous que l’administrateur de la page peut désormais faire afficher sur votre profil (et ceux de vos amis) les messages de son choix ? « Hein ??? »
- Savez-vous que les messages en question peuvent être ciblés en fonction de votre profil, de votre âge, de votre sexe, de votre ville, de vos centres d’intérêt, de chacune des pages que vous aimez, etc. ? « Stooop ! »

Voilà plus de dix ans que nous rabâchons qu’il est indispensable de prendre un peu de recul avant toute action sur le net. Autant de paramètres non pris en compte par autant d’internautes en si peu de temps, en dehors des fausses pages pour gagner des ipads ou des paires de Louboutin, ça paraît dingue et complètement hors de propos. À 18h35 nous publions un premier statut (au moins, nos fans sont sensibilisés) :

On nous objecte que chacun fait ce qu’il veut, que cet homme est un héros, que nous sommes des « bisounours islamogauchobobo qui préfèrent protéger les voyous en se voilant la face ». On reçoit un nombre d’insultes et de leçons sur ce que nous devons publier et comment nous devons le faire assez impressionnant (plus de 460 commentaires pour cette seule publication).

Pourtant, ce qui nous intrigue, ce ne sont pas les raisons pour lesquelles les gens likent, chacun fait ce qu’il veut, mais la rapidité fulgurante à laquelle ils l’ont fait (sans savoir qui est derrière cette page). On peut comprendre qu’on se sente proche du bijoutier, mais bizarrement, sur Facebook, tous les « héros » n’ont pas droit au même traitement. Ainsi, la page en hommage à Jacques Blondel – mort en tentant d’arrêter des braqueurs un mois avant le bijoutier – ne connait elle qu’un engouement... limité (2 214 likes en tout). Faut-il donc en déduire que ni lui, ni sa famille, ne méritent de soutien pour ce qu’il a fait ? Pourquoi tous ceux qui hurlent aujourd’hui contre le système, le pouvoir, la justice, ou même hoaxbuster auraient liké la page du bijoutier et pas celle du « héros de Marignane » ? D’un strict point de vue objectif, c’est irrationnel comme agissement.

Dans les deux cas, un homme se rebelle contre des délinquants, dans un cas l’homme meurt, dans l’autre l’homme tue. Le mort recueille 2 214 likes, l’auto-justicier 1 600 000... Partant de cet ahurissant constat, il appartient à chacun de faire sa propre analyse des faits. Nous, à l’irrationnel nous préférons le factuel. Et là, rien n’est clair. Trop de likers en même temps, trop de passions, trop d’émotions, trop d’insultes aussi, il y a quelque chose qui cloche.

Pendant plusieurs heures, tout le monde se trompe

Au vu du buzz créé, tous les pure players cherchent à comprendre l’incompréhensible, comment est-il possible qu’une page Facebook connaisse une telle progression ? Un début de réponse tombe :

Selon les stats fournies par socialbakers (un site spécialisé dans l’optimisation des réseaux sociaux), plus de 80 % des likers proviennent de l’étranger ! Hum, voilà une explication possible. À moins de 6000 euros le million de likers, ceci pourrait expliquer cela. Vers 21h00, nous publions le statut suivant :

[1 million de fans FB = 7999 $/5900 €]




Mais hélas l’explication n’est pas là. Assez rapidement, les spécialistes de krds.fr expliquent que les données fournies ne sont pas fiables et qu’il convient d’attendre avant de tirer des conclusions. En effet, si Facebook est capable de fournir en temps réel le nombre de likes, il n’est pas capable de trier aussi rapidement les données liées notamment à la géolocalisation des likers. En attendant de remonter des stats fiables, il classe tout le monde dans un obscur « minor countries » (rectifié depuis l’affaire en « other and not yet targetted countries »). Soyons clairs, les stats du bijoutier affichent désormais un solide 94,6 % de likers localisés en France. Fermez le ban, les likes sont réels et représentent donc bien 5,7 % des abonnés français à Facebook. Nous publions à 22h13 :

Bilan, dans cette soirée nous avons suivi heure par heure ce qui faisait un bruit hallucinant sur le net. Et, malgré les critiques essuyées, si c’était à refaire, nous referions exactement la même chose en restant le plus neutre possible pour informer les internautes de ce qui se passe. Pour nous il reste absolument incroyable (et dangereux) qu’un abonné à Facebook sur 20 soit capable de liker une page sans aucun discernement, en suivant aveuglément les autres par effet de masse.

Il existe cependant une explication rationnelle à cet engouement irrationnel. D’autres avant nous, et notamment Guy Birenbaum, ont montré que des liens forts existaient entre la page de soutien au bijoutier et l’extrême droite, inutile de refaire la brillante démonstration (ndlr : effectuée par le fondateur du webmag kanard.fr).

Que l’administrateur de la page ne soit « affilié à aucun parti politique », comme il le prétend, ne change rien. Il est clairement établi que la base des likers se situe dans les sympatisants d’extrême droite via ses nombreuses ramifications sur le net (blogs, sites, newsletters, pages Facebook, etc...). Ce sont eux qui ont initié le mouvement et eux qui l’ont monté en épingle. Plusieurs autres pages de soutien au bijoutier ont été créées (y compris avant celle-ci) et il a bien fallu en choisir une parmi les autres pour concentrer le mouvement et espérer obtenir un écho médiatique. Chacun comprendra que sans un mot d’ordre suivi, les likes spontanés se seraient immanquablement dispersés au gré des différentes pages présentées par Facebook, c’est toujours le cas quand une actualité populaire se répand sur Facebook comme une trainée de poudre, aucune raison que le moteur du réseau social choisisse de ne présenter qu’un seul et unique résultat aux requêtes des utilisateurs (un test sur un fait d’actualité permettra de s’en persuader).

Face à ce constat, il conviendra à chacun de savoir s’il se reconnaît dans un mouvement beaucoup plus politisé qu’il n’y paraît... ou pas. À chacun aussi de se rappeler comment il a eu connaissance de la page en question avant de la liker. En gros, il y a quatre possibilités :
- la recherche personnelle ;
- le partage ou un commentaire de la page via un « ami » ;
- un message personnel l’encourageant à liker ;
- après l’avoir vue / entendue dans les médias.

Comme on l’a vu plus haut, la recherche personnelle aurait eu pour conséquence une inévitable dispersion des likes sur l’ensemble des pages de soutien présentées. Ce n’est donc pas le principal levier des likes massifs. Les messages ou les partages, bien que communément pratiqués sur Facebook, n’ont jamais ce retentissement, ni cette fulgurance. Les « fans » d’une page Facebook cliquent progressivement sur le fameux « j’aime » à raison de quelques uns jusqu’à plusieurs milliers par jour dans le meilleur des cas (mais jamais par centaines de milliers et encore moins en millions).

Il ne reste donc qu’une possibilité, une couverture médiatique sans précédent :

 Vendredi 13 septembre, éditions BFM TV (page Facebook montrée - 200.000 likes) :
« La mobilisation passe aussi par Internet [...] une page de soutien a été créée, plus de 200.000 personnes y ont déjà adhéré. Le mot d’ordre, se défendre n’est pas un crime. »
 Vendredi 13 septembre, JT 20h, TF1 (à partir de 3’36) :
« L’affaire est sensible, elle a sucité une vague de soutiens au bijoutier sur les réseaux sociaux. » (page Facebook montrée - 200.000 likes)
 Samedi 14 septembre, éditions I-télé :
« Plus de 800.000 personnes ont apporté leur soutien au bijoutier de Nice sur les réseaux sociaux. » (page Facebook montrée - 1,1 M likes)
 Samedi 14 septembre, JT 13h, TF1 :
« La solidarité envers le bijoutier dépasse la simple région niçoise. Sur Facebook, la mobilisation est exceptionnelle, près d’un million de personnes ont déjà signé la pétition, qui le soutient. » (page Facebook montrée - 917k likes)
 Samedi 14 septembre, JT 20h, TF1 :
« Le bijoutier peut compter sur une solidatité d’une ampleur exceptionnelle. Sur Facebook, plus d’un million de personnes ont signé la pétition qui le soutient. » (page Facebook montrée - 1,2M likes)

Trois passages aux 13h et 20h de TF1 en 24h pour une page fans Facebook (avec séquences filmées de la page en question), des mentions appuyées à chaque édition « info » sur BFM TV ou I-télé. C’est une couverture sans précédent sur laquelle se sont ruées toutes les télés, toutes les radios (et bien entendu tous les sites d’info). L’effet médiatique est indéniable. D’ailleurs l’immense majorité des « likers » est collectée entre le 13 et le 14 septembre, comme le montre la capture des statistiques, désormais stabilisées, ci-dessous :

On constate qu’en dehors de cette période de 24 heures hyper ultra médiatisée, la page de soutien ne connait aucun mouvement notable, ni avant, ni après. Il y a un lien de cause à effet évident et il est clair que la plupart des personnes ayant liké la page l’ont fait après... l’avoir vue pendant plus de 24 heures à la télé. 24 heures pendant lesquelles on leur répétera « l’impressionnant mouvement de solidarité des français ». CQFD et c’est aussi simple que ça !

Une question demeure toutefois, quel média a décidé le premier de pointer ses caméras/micros précisément vers cette page plutôt qu’une autre ? Permettant ainsi un tel emballement médiatique... Et pourquoi ?

Qui que ce soit ni aucun média n’a pris la précaution de prévenir les internautes qu’un like sur une page Facebook n’avait rien d’anodin et permettait à l’administrateur de la page de jouer avec ses likers (par exemple via des publications sponsorisées). Personne n’a pris le temps de montrer aux likers qu’en s’abonnant à une page anonyme, ils livrent en pâture non seulement leurs données publiques mais également une partie de celles de leurs « amis » à qui voudra bien s’en servir.

Démonstration :

Comme on l’a vu, la page fans de hoaxbuster comprend à peu près 78 000 abonnés à ce jour. Demain, nous pourrions tout à fait décider d’envoyer une publication (pointant vers n’importe quel site, blog, article, marque, etc.) aux 46 000 personnes qui aiment le Front National et ont des amis connectés à la page Hoaxbuster :

[simulation réalisée via l’outil intégré à Facebook]




Ou nous pourrions décider de cibler encore plus en choisissant de n’envoyer des publications qu’aux femmes, de moins de 35 ans, célibataires, qui habitent Vesoul, et sont fans de Jean Roucas (ce sont des exemples, les possibilités sont infinies et permettent d’aller très finement vers les profils de son choix)

Conclusion

On l’a vu, le nombre hallucinant de likers de la page est principalement lié à deux facteurs. Premièrement, une action concertée par la mouvance « extrême droite » et deuxièmement, un emballement médiatique hors norme et sans précédent. Il est plus que probable que les personnes ayant décidé de miser sur cette page n’en espéraient pas tant, tout comme il est plus que sûr qu’aucun média n’est tombé sciemment dans le piège tendu. Pourtant, dans cette histoire, il ne faut pas se leurrer, le like sur Facebook est devenu un véritable outil de propagande massive. Cette propagande et la déflagration médiatique qui s’en est suivie seront sans aucun doute possible récupérées politiquement.

Objectivement cependant, il convient de relativiser la portée réelle du message adressé.

D’une part parce que 1,6 millions de likers ne représente finalement que 5,7 % des 28 millions d’abonnés de France à Facebook (le nombre ne bougeant plus depuis le 16 septembre, on peut légitimement penser que la masse critique a été atteinte), ce qui représente à peu près un abonné sur vingt au réseau social. D’autre part, comme l’a montré la marche de soutien au bijoutier organisée le 16 septembre (soit en pleine hystérie facebookienne et médiatique), entre 800 et 1000 personnes se sont effectivement rassemblées à Nice pour prendre la défense de Stephan Turk. Ce qui, dans la vraie vie réelle (comprendre : qui n’a rien à voir avec un simple clic) représente moins de 0,3 % de la population de la ville et moins de 0,2 % de l’agglomération...

Enfin, et ceci n’est pas une blague, il n’est pas rare d’avoir dans ses amis Facebook des internautes assez schizo pour liker à la fois la page de soutien au bijoutier et celle du soutien au lapin. Page montée, là aussi, par des inconnus, en réaction humoristique à la première (plus de 277.000 likers à ce jour, soit une fréquentation largement supérieure à celle du bijoutier quand les JT nationaux ont commencé à parler de « mobilisation exceptionnelle sur les réseaux sociaux »). Voilà qui démontre, si besoin était, l’absurdité totale des phénomènes de masse sur le net.

Guillaume – Hoaxbuster.com

 
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Notes

[1Les articles publiés sous forme de « tribune » n’engagent pas collectivement l’association Acrimed, mais seulement leurs auteurs.

[2Précision pour celles et ceux qui ignorent la langue de Facebook et de ses adeptes : cliquer sur « j’aime » sur une page Faceboook, c’est déclarer « I like ». (Note d’Acrimed)

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