Comprendre les ressorts du vote frontiste, l’implantation réelle du parti, la composition de son encadrement et de son électorat supposerait de réhabiliter le journalisme d’enquête sociale, et surtout de rompre avec les ficelles traditionnelles du journalisme politique dont les sondages d’opinion, de popularité et d’intentions de vote sont les mamelles et les boussoles. Dans la semaine du 6 au 13 octobre, c’est pourtant avec délectation – si l’on ose dire – que la plupart des grands médias ont cédé aux sirènes sondagières pour annoncer un FN triomphant lors des prochaines échéances électorales – municipales en mars et européennes en mai. Les résultats de la désormais célèbre élection cantonale partielle de Brignoles, venant à point nommé matérialiser et attester ces sombres prédictions…
Brignoles, c’est la France ?
Pourtant, un simple coup d’œil sur le contexte politique de cette élection permet de s’apercevoir que rien n’autorise à inférer quoi que ce soit de ses résultats, qui n’ont, qui plus est, pas grand-chose de surprenant ! En effet, non seulement l’extrême droite fait d’excellents scores dans ce canton, et plus largement dans toute la région depuis des décennies, mais l’abstention fut particulièrement forte lors de ce scrutin qui avait déjà été annulé deux fois – des circonstances qui favorisent à l’évidence le FN. Autant dire que cette élection d’un conseiller général FN aurait pu être traitée comme un épisode politique relativement anecdotique et en tout cas strictement local.
Mais au diable la prudence quand il faut « vendre » l’actualité politique ! Au lendemain du second tour, les 14 et 15 octobre, la plupart des journalistes politiques s’échinèrent donc à tirer des leçons valables au niveau national de ce scrutin, quand ils n’en faisaient pas une préfiguration de la vie politique des prochaines années – exauçant ainsi les vœux… du FN, tels que rapportés par Le Monde : « Le FN veut "nationaliser" son succès à la cantonale de Brignoles ».
Ainsi du Figaro, micro-sondage en ligne à l’appui, qui fournissait bien sûr une réponse massivement positive à une question grossièrement orientée (« L’élection cantonale de Brignoles préfigure-t-elle une vague FN pour les municipales ? ») ; de France Tv Info (« Cantonale à Brignoles : quelles leçons en tirer pour les élections de 2014 ? ») ; du Nouvel Observateur (« Le FN l’emporte à Brignoles : les leçons du scrutin ») ; ou de France Info (« Le FN à Brignoles : victoire locale, test national ? »).
Plus catégoriques et imprudents encore : La République du Centre (« Brignoles : le FN a remporté l’élection test très attendue ») ; le site Huffington Post (« Brignoles : le FN vole vers la victoire, un scrutin test pour l’avenir ») ; Paris Match (« Brignoles. L’avertissement ») ; ou encore, Françoise Fressoz, du Monde, qui, sur son blog, qualifie d’« autruches » ceux qui ne cèderaient pas à ses injonctions catastrophistes (« Brignoles : trois voix pour dire “Réveillez-vous” ! »).
Sans vouloir relativiser le poids que prend le Front National dans les urnes et dans la vie politique, rien ne justifiait cette surenchère de tout le système médiatique, qui a eu pour résultat de faire des quelques milliers d’électeurs du canton de Brignoles les maîtres de l’agenda politique pendant plusieurs jours.
Ivres de sondages
Si tous les médias ou presque se sont engouffrés de la sorte dans la surinterprétation de cette élection cantonale partielle, c’est qu’ils avaient été chauffés à blanc toute la semaine précédente par deux sondages publiés coup sur coup par Le Nouvel Observateur et largement « repris » par ses confrères et concurrents.
Avec, tout d’abord, le 7 octobre – soit le lendemain du premier tour de Brignoles qui mettait le candidat FN largement en tête –, la publication des résultats d’une première enquête présentés sans nuance : « EXCLUSIF. Municipales : un Français sur 4 prêt à voter pour le FN ». Ce sondage souffre pourtant des mêmes tares que tous ceux qui interviennent près de six mois avant une élection, alors que les listes ne sont pas constituées, qu’aucune campagne n’a débuté, que l’on vient plaquer des enjeux nationaux sur un scrutin où les questions locales sont primordiales ; sans compter que le FN sera loin de présenter un candidat dans toutes les communes…
Qui plus est, ce sondage dont tout dans la présentation laisse penser qu’il s’agit d’une classique enquête portant sur les « intentions de vote »… n’en est même pas une. La question posée ne porte que sur le FN, et sa formulation renvoie davantage à de très hypothétiques et vagues éventualités pour les électeurs, qu’à leurs futurs choix électoraux : « Les prochaines élections municipales auront lieu dans six mois. Seriez-vous prêt à voter pour une liste présentée par le Front National à ces élections ? [2] : oui, certainement ; oui, probablement ; non, probablement pas ; non, certainement pas ». Les deux premières réponses ont chacune été choisies par 12 % des répondants, ce qui permet d’obtenir « 24 % de Français » « prêts à voter pour une liste FN ».
Qu’ont voulu dire les enquêtés ayant déclaré qu’ils seraient, « probablement » ou « certainement », « prêts à voter » pour le FN ? Qu’ils s’apprêtent à le faire ? Qu’ils seraient susceptibles de le faire en fonction des circonstances ? Que la politique leur est insupportable ? Que le FN ne leur inspire aucune répugnance particulière ? Ou au contraire que ce parti leur est profondément antipathique mais qu’ils pourraient voter pour une de ses listes par dépit ? Il faut en tout cas avoir la foi du journaliste politique pour y lire de futurs choix électoraux ! Ce qui n’a pas empêché Le Parisien, L’Express ou Les Échos de reprendre « le scoop » tel quel…
Si ce coup d’essai passa relativement inaperçu, le sondage publié par Le Nouvel Observateur deux jours plus tard, le 9 octobre, et annonçant un score de 24 % et la première place pour le Front National au premier tour des élections européennes, eut en revanche un écho considérable. Il faut dire que l’hebdomadaire s’était donné les moyens de faire du bruit en le « montant en Une » avec mise en en page et titraille tapageuses et anxiogènes, comme il sied :
Comme le démontre un chercheur en science politique, Joël Gombin, dans une note critique parue sur son blog, ce sondage souffre, sur un plan méthodologique, d’aussi nombreuses déficiences que le précédent ; pis, il a été réalisé par internet, ce qui grève encore un peu plus sa fiabilité. Mais le pire est l’interprétation qu’en a faite Le Nouvel Observateur. Affirmant, par coquetterie sans doute, que « ce sondage, bien entendu, n’est pas une prévision », le journaliste écrit pourtant une ligne plus loin qu’« à l’évidence, il décrit une réalité nouvelle dans la vie politique française », et le traite d’ailleurs comme tel tout au long de son article… Et c’est ainsi, d’hypothèse en déduction, qu’il parvient à faire parler les chiffres pour en tirer une prédiction si inquiétante quelle méritait bien de figurer en couverture : le FN serait en passe de devenir « le premier parti de France » !
Peu importe que la prédiction ait quelque chance de se réaliser, ou pas, comme semble le démontrer le chercheur sus-mentionné, le problème est qu’un journaliste d’un « grand » hebdomadaire puisse s’essayer à prédire l’avenir politique sur la base de données aussi maigres et discutables, plutôt que rendre compte de la réalité présente à partir de ses propres investigations. Et comme la recherche du scoop n’épargne aucun média, « l’analyse » du cartomancien du Nouvel Observateur fut reprise et commentée comme une information sur toutes les ondes et dans toute la presse – à tel point que même les quatre « petits journalistes » de 11 ans de l’émission « France Info Junior » étaient invités le 15 octobre à s’inquiéter avec les « grands journalistes » : « Le Front National est-il devenu le premier parti de France ? »...
Jusqu’à la lie…
La cerise sur le gâteau sondagier de cette obsession pour les futures performances électorales du FN, est incontestablement l’œuvre d’OpinionWay pour le compte de Metronews, CLAI et LCI. Puisque Le Nouvel Observateur avait déjà sondé « les Français » sur leurs intentions de vote pour les deux prochaines échéances électorales, et puisqu’il ne faut jamais cesser de sonder, un journaliste sans imagination eut cette idée lumineuse : sonder « les Français », non pas sur ce qu’ils comptent voter, mais… sur leurs pronostics sur l’issue des élections !
Ce qui donne ce titre incompréhensible : « Sondage exclusif : le FN "créera la surprise" aux municipales », suivi de ce chapeau stupéfiant : « Pour 67 % des Français […] le Front National est le parti qui créera la surprise aux prochaines élections municipales. La déception, quant à elle, viendra du PS, pour 52 % des sondés. Marine Le Pen obtient de son côté son meilleur résultat jamais atteint dans notre baromètre. » Entre astrologie et pari mutuel, l’industrie sondagière et le journalisme politique ont incontestablement un avenir radieux.
Il ne s’agit évidemment pas ici de nier que le Front National connaît depuis plusieurs années, comme les partis d’extrême droite ailleurs en Europe, une progression inquiétante, ni qu’il est en position de réaliser d’excellents scores lors des prochains rendez-vous électoraux. Néanmoins, cette montée du FN ne justifie pas, bien au contraire, les alarmes sondagières tirées à tort et à travers par les grands médias à l’approche de chaque élection, sans autre perspective que de réaliser « un coup » éditorial et si possible commercial. Ces prophéties répétées annonçant un FN triomphant pourraient même finir par devenir auto-réalisatrices. Ou pour le dire autrement, la surexposition médiatique artificielle du parti d’extrême droite et de sa présidente, au moindre de leurs succès dans les urnes, ou dans les arrière-salles des sondeurs, contribue à les installer au cœur du jeu politique. Bref, s’il leur prenait l’envie d’enquêter plutôt que de gloser sur des sondages biaisés, les médias devraient aussi se pencher sur leur propre rôle dans cette progression régulière du Front National…
Blaise Magnin