Du 21 au 24 septembre, alors qu’un centre commercial luxueux de Nairobi est l’objet d’une prise d’otage, les grands médias français [3] choisissent, une fois de plus, de donner dans le sensationnel. Entre appel à la peur, images voyeuses, et analyses tantôt tâtonnantes, tantôt farfelues, la Corne de l’Afrique est pour, quelques jours seulement, de retour sur le devant de la scène médiatique.
21 septembre, premier acte, Laurent Delahousse nous prévient : « Certaines images sont difficiles ». Claire Chazal préfère parler d’emblée d’une « tuerie ». L’attaque dure depuis quelques heures et le bilan est déjà « très lourd ». Des images de personnes affolées se succèdent courant « pour sauver leur vie », « les blessés se comptent par dizaines », on trouve « plusieurs cadavres par terre ». Qu’importe si l’on ignore tout du « commando armé », de « leur nationalité, leur motivation », le correspondant de TF1 lui est formel : c’est « une méthode, une méthode à la Al Shebab, avec des armes… et une méthode qui… qui est celle de, de ces gens-là ».
22 septembre, deuxième acte, plus dramatique encore : France 2 titre sur le « carnage de Nairobi », un véritable « bain de sang » aux images, encore une fois, « très difficiles ». Les journaux télévisés passent en boucle les images de personnes « abattues », victimes d’un commando qui « sème la panique et la mort ». Puis l’antenne est laissée aux témoins. On y parle de « scènes d’horreur », d’ « exécutions sommaires », comme cet homme qui affirme avoir vu « des dizaines, je dis bien des dizaines de corps déchiquetés un peu partout ».
L’attaque est d’autant plus abominable qu’elle est, de l’avis de plusieurs témoins, « très surprenante ». Peu importe que, depuis plusieurs mois, les centres commerciaux kényans soient considérés comme une cible prioritaire pour des attaques terroristes par les chancelleries du monde entier.
23 septembre, troisième acte : entrée en scène de la presse écrite, un brin plus lente, qui titre : « Horreur à Nairobi » (Libération), « Massacre islamiste au Kenya » (Le Monde) ou « L’interminable assaut contre les islamistes somaliens » (Le Figaro). Les télévisions qui couvrent l’information depuis déjà deux jours s’efforcent de ne pas lasser l’audience à une heure de grande écoute, d’autant plus que de l’avis du correspondant de TF1, « c’est très compliqué d’avoir des informations sur ce qu’il se passe ». Alors pour rendre attrayant ce brouet d’informations déjà servies la veille, on pimente à outrance. Qu’à cela ne tienne, on ressort les images des jours derniers et on les agrémente de commentaires évocateurs. Ainsi la police doit enjamber « des cadavres criblés de balles », France 2 parle de « scènes de guerre », de personnes « exécutées froidement » et d’assaillants qui n’hésitent pas à « cribler de balles la porte des toilettes ».
24 septembre, dernier acte : c’est le « dénouement », un soulagement pour « toute une population horrifiée par ces images de terreur ». Un coupable est démasqué : « une femme occidentale qu’on appelle la veuve blanche »… « Elle a les yeux verts de son Irlande du Nord natale » mais s’est engagée dans « une croisade djihadiste ». Pour mieux retracer son histoire, une animation la fait passer en moins de dix secondes du jean-baskets au niqab noir. Pour faire durer le plaisir, le 25 septembre, France 2, en guise d’épilogue, peindra le portrait des héros dans le carnage, risquant leur vie pour sauver celles des autres.
Quand il s’agit de terrorisme, les médias français sont passés maîtres dans l’art « du carpaccio », c’est-à-dire de maquiller la pauvreté des informations qu’ils servent : de même que sur le menu du restaurateur indélicat une tomate tranchée devient un carpaccio de tomates, les médias rehaussent à coups de techniques de scénarisation hollywoodienne une information médiocre. Et c’est réussi. Le public, lui, n’a sans doute pas saisi les tenants et les aboutissants de la prise d’otage de Nairobi, et n’a eu droit à aucune analyse critique. Mais il a tremblé trois jours durant.
Car c’est bien là que le bât blesse : les informations sont floues, partielles. Qu’elles le reconnaissent ou non, les rédactions des médias français sont bien en peine d’expliquer en cinq minutes ou 600 mots les ressorts d’une crise somalienne qui n’intéresse plus vraiment personne.
Alors quitte à risquer l’amalgame, on pare l’analyse des oripeaux et du vernis de la science politique. Ainsi le concept « d’arc terroriste » ou « d’arc de crise djihadiste » est consacré en quelques jours. Michel Scott, sur TF1, en propose la description suivante, carte à l’appui : « D’ailleurs quand vous voyez l’arc terroriste, ce qu’on appelle l’arc terroriste qui traverse le continent et qui va de l’Atlantique jusqu’au Yémen, eh bien le Kenya représente la zone limitrophe qui comporte le plus d’intérêts occidentaux aussi proche de cette zone de non-droit ». France 2 reprendra le même concept, se posant même la question de l’existence d’une « internationale terroriste » alors que Libération titrera sur « l’arc de crise jihadiste », détaillant : « Les terroristes sont actifs de Nouakchott jusqu’à Mogadiscio ».
La clef d’explication du drame est toute trouvée, elle parait logique. Il faut dire que le concept est séduisant, car « arc djihadiste » est une notion « puits » : elle semble parlante, tout en donnant à l’argumentaire un air calé et profond... mais elle est creuse. Le concept ne repose sur aucune étude scientifique (qui est-ce « on » qui l’a forgé ?), seulement sur des amalgames douteux. En effet si, les groupes actifs le long de cet arc ont des modes opératoires similaires et revendiquent tous leur allégeance à Al Qaeda, les agendas politiques d’AQMI, du Mujao, de Boko Haram et des Shebab, censés formés cet « arc djihadiste » sont radicalement différents et se comprennent avant tout dans leur dimension locale. Bien que les médias ne retiennent que la dimension internationaliste liée à Al Qaeda, la plus importante partie du mouvement Shebab est ancrée dans un agenda intérieur lié au nationalisme somalien. Comme l’explique le spécialiste de l’Afrique sub-saharienne, Roland Marchal, la mouvance salafiste d’Al-I’tissam a fusionné en 2004 avec celle issue du recrutement de jeunes instruits par les tribunaux islamiques. Cette entité, d’abord groupusculaire, a été considérablement renforcée par la politique anti-terroriste des États-Unis et des Européens. De plus, la dimension internationale du recrutement des Shebab est liée avant tout à la présence forte de la diaspora somalienne dans le mouvement.
Dès lors, mettre sur un même niveau l’attentat sur l’ambassade étasunienne à Nairobi (1998), les attentats de Bombay (2008), et la prise d’otage sur le complexe gazier d’In Amenas (2013) n’a aucune valeur explicative, sauf à persuader le public qu’il est face à un choc de civilisations, au devant d’une menace djihadiste globale susceptible de frapper partout, même sur le lieux de ses vacances... Un expatrié français, interviewé sur TF1, fait même le parallèle entre cet événement et la fusillade de la rue des Rosiers à Paris, en 1982, lors de laquelle un restaurant juif fut pris pour cible. Logique une fois encore, puisque les médias vont rapidement annoncer la présence d’un commando spécial israélien agissant aux côtés de l’armée kényane.
L’avantage de tels amalgames est qu’ils évitent de s’interroger sur les ressorts du conflit somalien et sur l’implication du Kenya, et plus largement de l’ONU et de l’Union européenne dans le conflit. Les revendications des Shebab, ces « islamistes somaliens qui portent la guerre sainte au Kenya » seraient de l’ordre de la vengeance contre un pouvoir kenyan soutenant militairement un gouvernement somalien tentant de rétablir un semblant de stabilité. D’ailleurs, la Somalie est caractérisée par le « chaos », et les images de TF1 montrent « des bâtiments criblés de balles », l’ « épave d’un avion en plein centre ville, une capitale ravagée par vingt ans de guerre ».
Or depuis juin 2013 et la création de la nouvelle mission intégrée des Nations unies, l’UNSOM, visant à soutenir les institutions du gouvernement somalien, des voix n’ont cessé d’alerter les Nations unies et l’Union européenne sur les dangers de son optimisme béat [4]. La prise d’otages de Nairobi semble démontrer que les Shebab, bien que rejetés par la majorité de la population, ne sont pas si moribonds qu’espéré. L’action des Nations unies et de l’Union européenne, pilotée à distance depuis Nairobi, est mal perçue par les populations locales qui peinent à percevoir les bénéfices de vingt années d’assistance. Le nouveau gouvernement est quant à lui exclusivement identifié à Mogadiscio, dans un pays où le Somaliland et le Puntland au Nord jouissent d’une autonomie considérable, imités par le Djubaland au Sud. Dès lors, l’agenda des Nations unies et de l’UE, uniquement centré sur le Sud et le centre de la Somalie et sur les zones « libérées » des Shebab, risque d’accroître les tensions inter-claniques, principal facteur d’explication du conflit somalien. L’implication de la diaspora somalienne dans le conflit joue un rôle majeur bien qu’occulté par les médias internationaux, et ce d’autant plus que la banque Barclays vient d’annoncer la clôture prochaine de ses comptes de transferts de fonds depuis le Royaume-Uni vers la Somalie. Enfin, imposer une analyse du conflit en termes de « djihad international » accroît les risques de représailles sur les populations musulmanes d’Afrique de l’Est, et sur les réfugiés somaliens présents en grand nombre au Kenya et qui paient déjà un lourd tribut à ce conflit [5].