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Canal + ou Canal - ? « Petit journal », grosses désinvoltures !

par Blaise Magnin,

Yann Barthès, présentant le sommaire du « Petit Journal » du lundi 28 octobre 2013 (lien sans doute périssable), annonce avec emphase : « Martin Weill et Félix Seger sont dans une des villes le plus dangereuses du monde, Ciudad Juárez, au Mexique, ils sont allés là où aucune caméra n’est jamais allée, dans le quartier des narco trafiquants de la ville  ». Un reportage alléchant qui valait bien qu’on s’y attarde.

Un premier sujet propose une sorte de critique (inoffensive) des médias qui pointe les artifices utilisés par l’ensemble des télévisions pour couvrir et obtenir des images de la tempête Christian. Puis, Yann Barthès se charge du lancement du morceau de choix de l’émission du jour : « Cette semaine, on a décidé d’aller dans un endroit étrange (sic) : deux villes se font face. Ici, au Texas, El Paso côté américain, et Ciudad Juárez côté mexicain, les deux villes sont séparées par le fleuve Rio Grande, Ciudad Juárez serait une des villes les plus dangereuses du monde, les narco trafiquants se battent pour le marché de la cocaïne américain, l’enjeu, des milliards de dollars. »

Après quelques extraits de JT mexicains faisant état de la violence quotidienne qui ensanglante la ville, Yann Barthès reprend : « Les règlements de compte ont fait depuis quatre ans près de 11 000 morts dans la ville, soit plus que la guerre en Irak  ».

La guerre en Irak aurait donc fait, depuis 2003, 10 000 morts, tout au plus ? Une rapide vérification permet de constater que, selon les sources, les évaluations oscillent entre une peu plus de 100 000 et 500 000 victimes directes et indirectes du conflit, entre 2003 et 2011 – la réalité semblant se situer plus près de l’évaluation haute, comme le montre cet article de synthèse du Point, daté du 18 octobre 2003 et intitulé « Les 500 000 morts de la guerre en Irak ». En réalité ce dont le comptable Yann Barthès voulait peut-être parler, c’est du nombre de morts par attentats depuis quatre ans, c’est-à-dire depuis 2009. Que ne l’a-t-il dit ? Or la même source mentionne le chiffre de 10 000 morts depuis 2011 (et non depuis quatre ans). Et encore ne s’agit-il « que » des victimes d’attentats, et non de toutes les victimes de « la guerre en Irak ».

Vérifier, recouper, préciser : quelle importance ? La suite du reportage sur Ciudad Juárez – si tant est qu’on puisse qualifier ainsi le brouillon proposé – confirme que le « Petit journal » ne devrait pas trop s’essayer au journalisme…

Désinvolture sur l’Irak, désinvolture sur le Mexique et Ciudad Juárez. Yann Barthès poursuit sa présentation de « l’endroit étrange » : « Martin et Félix y sont depuis vendredi et il y a déjà eu cinq morts », avant de retrouver « Martin en duplex de tout à l’heure (sic) depuis le Mexique » pour lui poser cette question que tous les téléspectateurs se posent : « Comment on arrive à Ciudad Juárez ? Vous êtes arrivés par où ?  » Et Martin, devant le poste-frontière, de raconter son épopée avec une décontraction admirable : « Bah écoute, nous on est passés par le côté américain, depuis El Paso, on a passé la frontière à pied, on n’avait pas de voiture. ». Puis, de s’étonner devant le pittoresque des vendeurs à la sauvette et des laveurs de carreaux qui se faufilent entre les voitures dans les embouteillages : « Et c’est vrai qu’une fois qu’on arrive de l’autre côté, côté mexicain, le contraste avec les États-Unis est assez frappant ».

On enchaîne alors immédiatement sur des images de Martin déambulant entre des maquiladoras [1] pour illustrer l’économie locale, puis dans un bidonville pour illustrer la pauvreté de « beaucoup de quartiers ».

Martin en vient finalement au cœur de son sujet : la violence des cartels de la drogue. Il traque ainsi cette violence jusqu’au coin de rue où un étudiant a été assassiné moins de 48 heures auparavant, « à la sortie de son école en plein jour », et filme l’endroit exact – photo de presse à l’appui, Martin ne transigeant pas avec la rigueur de l’info – où il est tombé sous les balles de ses bourreaux, puis tourne les talons pour se diriger vers un endroit indéterminé « où la police a encore trouvé un corps tout à l’heure, à l’intérieur de cet égout ». Et… c’est tout. L’ensemble aura duré, « duplex de tout à l’heure » compris, une minute et trente-sept secondes !

Une minute et trente-sept secondes pour rendre compte d’une tragédie sociale et politique qui confine à la guerre civile et frappe non seulement Ciudad Juárez, mais tout le Mexique depuis 2006 ! Trois plans de coupe de la ville et l’évocation de deux faits divers vendus au téléspectateur comme une plongée « là où aucune caméra n’est jamais allée, dans le quartier des narco trafiquants de la ville » ! À quand un sujet du « Petit Journal » sur les techniques du « Petit Journal » pour faire passer, à coup de sensationnalisme mystificateur, un ersatz frelaté d’information pour un « scoop », voire pour une analyse ?

Blaise Magnin

N.B. Un correspondant nous signale que le reportage diffusé en direct comportait bien une « plongée », filmée avec un téléphone portable, dans le quartier présumé des trafiquants. Qu’il ne figure pas dans le podcast sur le site de Canal + en dit long sur le piètre intérêt des images et des « informations » qui y étaient rapportées... Le même correspondant nous signale par ailleurs que le périple mexicain des limiers du « Petit Journal » se poursuit dans les éditions suivantes de l’émission avec des reportages ou des apparitions de Martin en duplex... toujours bâclés et ne présentant guère plus d’intérêt !

Post-Scriptum du 26 novembre. Contactés par Martin Weill, nous apprenons que l’absence, dans le podcast de l’émission du 28 octobre, de la séquence filmée dans le quartier des narcos (aujourd’hui à nouveau disponible ici), visait à ne pas mettre en danger l’nformateur mexicain des limiers de l’émission - alors que, sarcastiques, nous évoquions ci-dessus son piètre intérêt. Pas de faux-fuyant de notre part : nous aurions dû nous renseigner. Ceci dit, cette raison tout à fait honorable de ne pas rediffuser le passage en question n’enlève rien au fond de notre critique de l’émission : la qualité informative très limitée de la séquence (un peu plus de deux minutes de déambulation en voiture, filmées avec un téléphone portable) et plus largement du reportage dans son ensemble, lequel était qui plus est « survendu » par Yann Barthès dans son lancement, sans compter la grossière sous estimation par ce dernier du nombre de victimes de la guerre d’Irak.

 
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Notes

[1Usines d’entreprises états-uniennes installées à la frontière, côté mexicain, dans des zones où elles bénéficient d’exemptions fiscales et surtout d’une main d’œuvre à très bas coût et corvéable.

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