Que les JT proposent de tels « sujets » ne devrait pas susciter la moindre moue de mépris : tout dépend tout d’abord de la façon dont ils sont présentés et, surtout de la place qui leur est accordée. Mais si l’on cumule le temps qu’ils prennent, avec les faits divers sans importance, c’est « le reste de l’information » (comme disent les présentateurs et les présentatrices) qui en pâtit. À commencer par « le reste de l’information » sur les États-Unis.
Ce n’est pas tout. Cette surabondance de « sujets » plus ou moins anecdotiques propose aux téléspectateurs réguliers du JT de France 2 de partager, dans son fauteuil, un dépaysement touristique qui privilégie les États-Unis, comme si ce pays était le seul qui mérite qu’on se familiarise avec lui, comme s’il était impossible de trouver des lieux, des traditions, ou des évènements pittoresques et dignes d’intérêt dans d’autres destinations proches ou lointaines. Cette disproportion en évoque une autre, beaucoup plus grave : la formidable inégalité de traitement entre les effets d’un même ouragan quand il touche non seulement les États-Unis, mais aussi d’autres pays [1].
Faut-il attribuer ce tropisme états-unien à un parti-pris politique ? Ce n’est pas certain – ce n’est pas toujours certain. En l’occurrence, cette focalisation du JT de la chaîne publique sur les paysages et le folklore nord-américains est la conséquence d’un retour sur investissement : un effet de la présence sur place d’un des rares correspondants permanents de France 2 à l’étranger, une présence qu’il faut bien rentabiliser. Mais cette explication repose le problème : pourquoi les localiser de façon si exclusive à cet endroit ? Préférence arbitraire pour un pays qui la fascine, ou choix par défaut de la rédaction de France 2, du fait d’un manque de moyens qui la place dans l’impossibilité d’envoyer un correspondant dans chaque région du monde, le résultat est le même : dans une logique éditoriale de pure séduction, la hiérarchie de l’information est quelque peu malmenée. Démonstration.
Lundi 10 juin : un safari chez les cow-boys
« Ce n’est pas un safari en Afrique. C’est l’Amérique, avec des chasseurs texans pur jus... Des antilopes africaines par centaines... des zèbres par milliers... » On suit la chasse au zèbre d’un « très riche entrepreneur », « l’exotisme à portée de fusil », qui « se termine forcément par une pose devant le trophée ». Mais Maryse Burgot, en tenue d’excursion, explique qu’on ne doit pas être choqué : « Cette photo ne doit pas heurter les âmes sensibles car ce chasseur a payé 4000 euros pour avoir le droit de tuer ce zèbre et une partie de cet argent sera utilisé pour peupler cette région du Texas avec des espèces animales qui sont en voie de disparition en Afrique ». On apprend encore que des « ranchs hôtels reçoivent chaque année des centaines de chasseurs venus du monde entier, y compris de France ». Est-ce une suggestion de voyage ? Mais on se saura qu’in extremis que « plusieurs associations de défense des animaux se battent au Texas contre ces chasses exotiques ».
Mardi 11 juin : la tradition des baby showers à Atlanta
« Voici un nouveau rituel qui est en train d’arriver en France : la fête prénatale. De quoi s’agit-il ? D’une importation du baby shower américain, un rassemblement généralement 100 % féminin, autour d’une future maman et avec une cascade de cadeaux à l’appui. » Après ce détour par la France, David Pujadas annonce le reportage : « La tradition des fêtes prénatales à Atlanta. » On suit une baby shower dans une « banlieue chic d’Atlanta » : des invitées « tout sourire », « des montagnes de cadeaux », un moment inoubliable... On voit Maryse Burgot sortir d’un magasin pour enfants... En conclusion : « C’est donc une tradition américaine mais elle commence à se développer en France. Même si par superstition, dans notre pays, on préfère offrir des cadeaux après la naissance. » On peut compter sur France 2 pour corriger ce retard français. À propos de ce qu’il en est en France ou dans les nombreux pays où existe réellement une tradition similaire, on ne saura rien...
Jeudi 04 juillet : la grande dame de New York
En plein scandale sur l’espionnage américain et alors qu’une phrase seulement dans le JT signalait que « Paris a rejeté la demande d’asile d’Edward Snowden, l’homme qui a révélé les pratiques d’espionnage de la NSA », le JT se termine « avec la grande dame de New York. La statue de la Liberté, fragilisée par l’ouragan Sandy il y a près d’un an, rouvre ses portes au public. Quatre-vingt-treize mètres au-dessus de la mer ». Images de touristes et gros plans sur le monument accompagnent le générique de fin. Contrairement à l’Allemagne, les révélations de Snowden n’ont suscité en France que peu de réactions.
Lundi 08 juillet : le lac Powell, le joyau de l’Arizona
« C’est une rencontre entre le désert et l’eau comme un joyau naturel, 3500 kilomètres de côtes escarpées, le lac Powell est en fait une perle artificielle née de ce barrage construit il y a cinquante ans, des falaises ocres, une eau turquoise... un houseboat, un bateau maison, à l’intérieur, tout le confort moderne... des milliers de criques, températures de l’eau 25 degrés... le niveau de l’eau baisse, en cause six ans de sécheresse ces douze dernières années... » Tout ceci est vérifiable par exemple dans Les parcs nationaux de l’Ouest américain, Le guide du routard, 2013, p. 367-385.
Mardi 30 juillet : le Moyen Âge vu par les Américains
En période estivale, l’aspect touristique s’assume : « Notre carnet de vacances... voyage sur place avec Clément Le Goff et Régis Massini ». On suit la visite d’un festival médiéval dans le Colorado : « Des ménestrels, un forgeron, mais aussi ce troubadour, jongleur, magicien, français » qui vient compléter la galerie de Français aux États-Unis du JT. Dans son jeu de miroirs entre les deux pays, le JT renvoie cette fois-ci l’image déformante du « Moyen Âge à l’américaine » : « Et à l’américaine le Moyen Âge le voilà : un concert de pirate, des éléphants qui paradent ou un dresseur de tigres du Bengale. Bref un joyeux mélange des genres ». La visite divertissante de ce remake américain continue avec ses « têtes d’affiche », ses « quinze mille visiteurs » dont « presque autant sont déguisés »...
Mercredi 31 juillet : un vrai trésor pour attirer les touristes au Nouveau-Mexique
Dès le lendemain, Julian Bugier présente « une surprenante initiative pour relancer le tourisme au Nouveau-Mexique ». « Un trésor de deux millions d’euros. Tous les indices sont dans ce livre. De quoi attirer les curieux du monde entier comme cette aventurière qui travaille pour Hollywood »... ou comme Franck Genauzeau et Axel Charles-Messange qui travaillent pour le JT de France 2. « Comment trouver un trésor dans une zone aussi vaste ? Peut-être en s’adressant directement à l’homme qui l’a caché. » On voit Franck Genauzeau se rendre chez ce « facétieux octogénaire » : « Le trésor existe vraiment... Il vous attend quelque part, vous devriez déjà être à sa recherche ». Les journalistes se lancent dans cette nouvelle « enquête » : « Première étape donc , récupérer un exemplaire du livre dans cette librairie ». On entend l’avis de deux touristes à Santa Fe sur cette chasse au trésor : « C’est marrant, c’est l’aventure », « C’est cool, c’est sympa d’avoir fait ça... », sans oublier les chiffres du tourisme : « Cet été, la ville attend 40 000 touristes supplémentaires ».
Samedi 17 août : des toits très tendance à New York
« Manhattan dissimule aussi des trésors bien cachés qu’il faut savoir dénicher. » Maryse Burgot, « envoyée spéciale à New York », comme vient de préciser la légende, en a déniché un : « Cette terrasse est un havre de paix mais un coup de massue pour le porte-monnaie ». On suit ses déplacements sur des toits de la ville. Conclusion du parcours : « À New York désormais atteindre des sommets est à la portée de tous ». Le rêve américain ?
Jeudi 05 septembre : les séquoias géants en danger en Californie
« Et puis en Californie, c’est toujours la course contre la montre pour maîtriser les flammes de l’immense incendie ». D’après Julian Bugier, « cette fois, les flammes se rapprochent des fameux séquoias géants : c’est le grand trésor de la région qui est menacé ». On entend la voix de Maryse Burgot avec des plans sur l’incendie : « Un monstre de feu sur le parc de Yosemite... » Puis, on suit une promenade dans le parc avec un garde forestier : « Nous avons près de 500 séquoias dans cette partie du parc, celui que vous voyez à gauche est l’un des plus larges ». « Mais les touristes s’inquiètent... Le garde forestier rassure : le feu est loin et partiellement maîtrisé. Il ajoute que ces arbres savent de toute façon parfaitement bien résister au feu. » « Le feu est même en fait essentiel à la reproduction de ces seigneurs de la forêt » ! Pendant toutes ces explications, on continue à lire le titre du reportage « Les séquoias géants en danger » sur les images qui défilent...
Mardi 08 octobre : États-Unis, aux couleurs de l’été indien
« Ce décor de carte postale attire chaque année des centaines de fiancés tous en quête de la plus belle cérémonie. » « Le Vermont offrirait aujourd’hui les plus beaux automnes du monde. C’est en tout cas ce qu’affirment les autorités de cet état. Ces paysages aux allures de peintures impressionnistes ne déçoivent personne... ». Est-ce encore les autorités de cet état qui le disent ou Maryse Burgot ? Pus loin, c’est elle qui le dit : « Ce miracle de l’arrière-saison est très court : quinze jours maximum. Les professionnels du tourisme évitent donc de trop en parler, sinon les visiteurs veulent tous venir en même temps ». « Cette Amérique des pionniers à seulement cinq heures de New York attire aussi les citadins aisés ». On l’a compris, comme dans une carte postale, la pauvreté reste hors-cadre de ces reportages.
Samedi 02 novembre : le nouveau visage de New York
À l’occasion des élections municipales de New York, « ville magique » d’après Laurent Delahousse, Maryse Burgot poursuit cette correspondance : le maire sortant, « le multimilliardaire Bloomberg laissera une ville beaucoup, beaucoup plus verte. Démonstration en prenant de l’altitude ». On suit un « tour de New York » en hélicoptère en commençant par « une évidence : la tour de la liberté est vraiment immense : 541 mètres de verre et de fierté retrouvée pour oublier l’humiliation du 11 septembre. » Après cette « évidence », on rentre dans la démonstration annoncée. « Central Park est là depuis toujours mais cette coulée d’arbres au cœur de Manhattan est récente. Même chose pour ces parcs au pied du pont de Brooklyn. Notre pilote survole New York depuis trente ans, il apprécie : (témoignage) Tout ça avant c’étaient des docks désaffectés. Maintenant ce sont de magnifiques parcs avec vue sur le sud de Manhattan qui a été reconstruit après l’effondrement des tours. » Puis, on passe à d’autres « lieux emblématiques » de New York en suivant le même procédé avant/après et en rencontrant des touristes français, l’auteure d’un guide touristique ou encore des résidents français qui « apprécient ». « Ces dix dernières années presque 400 hectares d’espaces verts ont été ajoutés à New York. C’est l’équivalent de Central Park. » Le maire sortant de New York lui aussi appréciera. La visite continue dans le JT du lendemain à l’occasion du Marathon de New York, mais les bonnes choses ont une fin...
Les journaux télévisés sont, plus que tout autre, des programmes généralistes devant répondre aux attentes différenciées de publics très variés. En ce sens, ces « sujets-magazines » permettent à la fois d’alléger et d’illustrer le sommaire de JT présentant par ailleurs une actualité souvent austère et peu propice à la mise en images. L’on peut donc comprendre que ces sommaires soient composites, et fassent une place à ce type de reportages plus « légers ». On ne peut que regretter, en revanche, la conception de ces sujets, leur présentation et leur mise en forme, produits d’une sorte de journalisme touristique qui prétend transformer ses « carnets de vacances » en informations, escamote et prive le public d’autres aspects tout aussi pertinents de la réalité états-unienne, et plus largement de l’actualité ailleurs dans le monde.
Julie Morel (introduction et conclusion d’Henri Maler)