À l’inverse, le film précédent sur le foot business diffusé le 11 septembre 2013 sur France 2, « Foot business, enquête sur une omerta », était particulièrement réussi, décrivant avec clarté et précision les mécanismes d’un système qui, par son opacité et son absence totale de régulation, favorise la fraude fiscale à grande échelle. On pourrait objecter que France 2 ne prenait là guère de risques, dans la mesure où le service public ne détient aucun droit lié à la diffusion de matchs de football. On attend par exemple de voir un Cash investigation spécial Roland-Garros ou consacré au « business » du Tour de France, les programmes sportifs phares de la chaîne... Mais ne mégotons pas. Pour une fois qu’une émission d’enquête grand public [3] prend le parti d’éclairer le citoyen, plutôt que de flatter ses instincts les plus vils pour faire exploser l’audimat, l’effort méritait d’être salué.
Tout comme mérite donc d’être critiquée la dernière (pseudo-)enquête consacrée à la formation professionnelle. Tournée en caméra cachée – procédé dont Cash investigation use et abuse, comme la plupart des documentaires d’enquête –, une séquence choc met en scène les aveux compromettants d’un contrôleur de la formation professionnelle. « Sur dix dossiers que l’on reçoit, il y en a cinq qui sont bidons. Mais on n’y voit que du feu ! », affirme avec une rare liberté de ton ce fonctionnaire de la Direction régionale du travail d’Île-de-France, chargé d’enregistrer les déclarations d’activité des organismes de formation nouvellement créés. Sans se douter que derrière le soi-disant fondateur d’une école de journalisme, se cache Benoît Bringer, auteur du documentaire sur la formation professionnelle pour le compte de Cash investigation.
Brandie comme un scoop retentissant par la présentatrice de l’émission, Élise Lucet [4], cette séquence pose un double problème. Le premier tient à la protection des sources, l’un des piliers de la déontologie journalistique. Bien que flouté à l’image – sa voix est également tronquée –, ce fonctionnaire de rang subalterne a été facilement reconnu par sa hiérarchie d’après nos informations. Avec les conséquences qu’on imagine pour la suite de sa carrière. Les réalisateurs de Cash investigation auraient très bien pu conserver cette séquence, en prenant soin de ne pas préciser dans quelle région travaillait le fonctionnaire. L’identité de ce dernier serait ainsi demeurée secrète.
Suit une séquence humoristique où les journalistes de l’émission, hilares, disputent une course en sac et s’adonnent aux rudiments du « air guitare » [5]. « Un stage entièrement payé par l’argent de la formation, précise le commentaire. Formation "grand reporter, réflexes et automatismes", jeu de mime, roulé-boulé, course en sac, air guitare. Il suffit de faire signer une feuille de présence au stagiaire. 1196 euros pour 25 heures de stage. »
Omniprésents à l’écran, les enquêteurs de Cash investigation prennent plaisir à se mettre en scène en train de titiller les « puissants ». Comme sur ce plan où, sourire en coin, Élise Lucet montre la séquence précédente au ministre du Travail, en charge de l’Emploi et de la Formation professionnelle. Debout, accoudé contre la cheminée de son bureau, Michel Sapin ne se démonte pas. « Vous avez des clients ? L’habilitation ne veut pas dire que vous avez dispensé des formations ». Après plusieurs relances du ministre, Élise Lucet finit par balbutier : « Oui, on l’a fait ». Pourtant, contrairement à ce que suggère la séquence air guitare – au cours de laquelle la rédaction de Cash investigation joue le rôle de stagiaires –, les candidats à la formation « course en sac » et « roulé-boulé » ne se sont pas précipités. Benoît Bringer complétera la réponse laconique d’Élise Lucet, dans les colonnes d’une publication spécialisée.
« Nous avons créé un organisme de formation sous forme d’auto-entreprise. Avant de demander la prise en charge financière pour un seul stagiaire. L’important était de montrer à quel point il est facile d’obtenir l’argent de la formation professionnelle sans contrôle. Il suffit de se mettre de mèche avec une entreprise. Peu importe le nombre de stagiaires, pour répondre à Michel Sapin, qui, dans le film, nous demandait si nous avions des “clients” » [6]. « Peu importe » ? Un seul « client » donc, qui plus est fictif puisqu’il s’agit d’un journaliste de l’équipe de Cash investigation. Bien joué ? Pas tant que cela. La démonstration aurait été plus probante si la formation « bidon » en question avait attiré de vrais stagiaires, sur une longue durée. Et qu’aucun contrôle a posteriori n’avait permis de lever la supercherie.
Ce « détail », ignoré des téléspectateurs mais pas de la présentatrice vedette, n’empêche pas cette dernière de relancer énergiquement le ministre : « Trouvez-vous normal qu’on ait obtenu en vingt minutes et sans difficulté un agrément ? ». Réponse maladroite de Michel Sapin : « il est normal qu’on obtienne une autorisation, c’est déclaratif. L’administration ne peut refuser l’habilitation. » Visiblement satisfaite, Élise Lucet a obtenu la réponse qu’elle attendait. Ainsi donc, un ministre du Travail en exercice reconnaît qu’en France, n’importe quel organisme de formation, aussi fantaisiste soit-il, peut être enregistré, sans contrôle préalable. « Énorme », comme on dit dans les rédactions ! Une preuve arrachée en direct de la bouche d’un membre du gouvernement, voilà qui n’est pas banal. La preuve ? Quelle preuve ?
Car le deuxième problème soulevé par cette séquence tient justement à la charge de la preuve, au sens journalistique du terme [7].
Récapitulons : Cash investigation a, pourrait-on dire, saisi sur le vif l’aveu d’absence de contrôle a priori sur les déclarations d’activité des organismes de formation professionnelle. Information semble-t-il confirmée par le ministre du Travail. Pas d’objection à première vue, à condition de considérer : 1) la confession d’un fonctionnaire glissée au détour d’une conversation informelle comme fiable à 100 % ; 2) le ministre comme nécessairement compétent sur un aspect ultra technique de la réglementation en matière de contrôle de la formation.
Deux réserves qui conduisent à émettre l’hypothèse suivante : plutôt que de chercher à piéger de manière spectaculaire un fonctionnaire lambda et un ministre approximatif, les enquêteurs de Cash investigation auraient pu simplement étayer leur propos en citant les chiffres relatifs au nombre de dossiers de déclarations refusés par rapport au nombre de dossiers déposés. De façon à corroborer le plus objectivement possible la piste selon laquelle les déclarations d’activité se feraient sans contrôle a priori. Au-delà du ressenti forcément subjectif d’un fonctionnaire et de la réaction à brûle-pourpoint d’un ministre, par nature plus politique que technicien.
Aisément accessibles, ces chiffres sont compilés chaque année par les administrations compétentes. Ainsi, en 2012, la Direction régionale du travail du Nord-Pas-de-Calais a rejeté 193 déclarations d’activité, sur un total de 620 dossiers instruits [8]. Ce n’est qu’un exemple. Mais il suffit à relativiser la portée des « révélations » de Cash investigation.
Stages fictifs, dérives sectaires, opacité du financement, formation des élus politiques... Patchwork indigeste et tape-à-l’œil, l’émission mélange l’anecdotique – l’infiltration de quelques organismes de formation par des sectes –, survole l’essentiel – une certaine collusion entre organisations patronales et syndicales, méconnue du grand public –, et s’achève sur un tunnel de vingt minutes totalement hors sujet : les stages réservés aux militants politiques, sans aucun rapport avec la formation professionnelle, régie par le Code du travail. « C’est vrai qu’on aurait pu titrer dans un sens plus large, “la formation, le grand détournement”. Car si la formation des élus ne dépend pas de la même cagnotte que celle de la formation professionnelle, le principe est le même. » [9], reconnaît benoîtement Benoît Bringer.
Énoncés sur un mode faussement subversif, les « scoops » de l’émission épousent l’agenda des « réformes » du gouvernement [10]. Quitte à surjouer l’indignation : « Selon la Cour des comptes, la cagnotte de la formation professionnelle pèse environ 26 milliards d’euros. Deux fois le trou de la sécu. […] Sauf que l’argent de la formation est tellement mal contrôlé que beaucoup de personnes se sentent une vocation de formateur pour toucher leur part. C’est devenu une manne financière dont usent et abusent de grandes entreprises. Certains syndicats, des hommes politiques et même des gourous et des charlatans. Ce qui va nous étonner dans cette enquête c’est que beaucoup de monde a l’air de trouver ça normal, commente Benoît Bringer. On se sert souvent dans la caisse et ça ne choque plus personne. Du coup, l’argent sert rarement à ceux qui en ont réellement besoin. Sur la cagnotte de 26 milliards, seuls 13 % financent la formation des chômeurs. »
Or sous couvert de dénoncer d’inadmissibles abus, Cash investigation relaie en réalité le discours ambiant... L’émission réclame une déconnexion de la formation professionnelle du financement des syndicats patronaux et de salariés ? Cette disposition figurera justement dans un projet de loi prochainement débattu par le Parlement. À la demande du ministre du Travail.
Soyons juste, tout n’est pas à jeter dans cette enquête sur la formation professionnelle. Une séquence au moins vaut le détour. Où le téléspectateur apprend que le syndicat des patrons de petites et moyennes entreprises, la CGPME, a payé 678 000 euros pour la conception d’un portail internet dédié à la formation professionnelle. Pour le plus grand profit d’une agence de communication, chargée de concevoir, d’animer, et d’assurer la maintenance de « laformationpro.com ». Malgré les sommes englouties, le site s’arrête au bout de trois ans seulement. Avec une franchise déconcertante, le président de la CGPME Jean-François Roubaud admet avoir choisi l’agence sans passer d’appel d’offres. Au motif que le patron des petits patrons faisait confiance à cette entreprise, avec laquelle il avait « l’habitude de travailler »... Un beau moment de télévision obtenu à la loyale, sans caméra caché ni gesticulation humoristique.
Si le système français de formation professionnelle s’apparente en partie à un maquis inextricable, bien peu compatible avec l’importance des sommes en jeu et des missions qui lui incombent (notamment lorsque le chômage atteint des niveaux records), cela ne justifie en rien que des journalistes du service public se contentent, pour en dénoncer les failles, d’en brocarder grossièrement certains aspects à coup d’humour potache, ou de présenter les turpitudes de certains de ses acteurs les plus indélicats. Loin d’une enquête en bonne et due forme, ce numéro de Cash investigation avait au contraire tous les travers d’un reportage bâclé et mal informé, s’attaquant en toute légèreté et avec une grande confusion à un enjeu d’intérêt général.
David Garcia