Acrimed : Dans ce livre, vous portez un regard désabusé sur l’évolution de la presse. Pourquoi avez-vous opté pour la forme du roman satirique plutôt que pour l’essai autobiographique ou l’enquête ?
Jean-Yves Viollier : Je suis un amoureux déçu de la presse. La dernière rupture a été la plus douloureuse. Ce livre emprunte des traits aux deux journaux pour lesquels j’ai travaillé comme secrétaire de rédaction. L’Équipe, pendant 20 ans. Puis Le Canard enchaîné, que j’ai quitté en juin 2012, après 16 années de collaboration.
Comme son titre l’indique explicitement, Un délicieux canard laquais évoque surtout le fonctionnement du Canard enchaîné.
Oui, mais il faut surtout le voir comme une réflexion sans prétention sur certaines dérives de la presse française. Avec l’éditeur, nous avons longuement hésité entre l’enquête et la farce. J’avais envie d’écrire une farce pour pouvoir fusionner différents personnages. Il m’a semblé que par la farce je pourrais être plus proche de l’ambiance interne des journaux qu’avec une enquête, où cela aurait été preuve contre preuve. Plutôt qu’un pensum sur 40 ans de métier, un récit drôle me semblait plus efficace pour faire passer des messages.
Quels messages ?
J’ai essayé d’exprimer deux choses essentielles. L’information est de plus en plus une marchandise que chacun s’accapare pour des raisons politiques, économiques, personnelles. J’ai voulu raconter la dérive monarchique des journaux de gauche, qui sont moins respectueux des conventions collectives que ceux de droite. On ne signe jamais de contrat de travail au Canard enchaîné... Ce qui est parfaitement légal, le bulletin de salaire faisant office de contrat. J’occupais la fonction de patron de l’édition, mais sur ma fiche de paie figurait la simple mention journaliste. Pour justifier cette anomalie, la direction m’a expliqué que mon service était en autogestion. Un service composé de trois anciens élèves d’une école que j’avais recrutés. La hiérarchie ne faisait donc aucun doute. On était loin de l’autogestion.
Des pratiques sociales peu exemplaires en somme...
À L’Exemplaire comme au Canard enchaîné, il n’y a ni délégués du personnel ni comité d’entreprise, pourtant obligatoire dans une société de plus de 50 salariés [2]. Une des premières scènes du roman relate les velléités de révolte d’un journaliste lassé par l’esprit de cour de la rédaction et l’omnipotence du directeur. Mais cette grande gueule du journal, effrayée par sa propre audace, se déballonne et renonce à se porter candidat à une quelconque élection. Cette scène est inspirée d’une réunion des actionnaires du Canard au cours de laquelle un journaliste a pris la parole pour demander si on pouvait procéder à des élections de délégués du personnel. Michel Gaillard a répondu : « Si vous faites ça, ce sera la bombe atomique ». Résultat, il n’y a jamais eu d’élection de délégués.
Le Canard enchaîné passe pourtant pour être un des journaux qui paie le mieux ses salariés.
Les anciens sont très bien payés, les nouveaux de moins en moins. Refusant de réengager au même prix, la direction a progressivement opéré une révision générale des salaires. J’ai moi-même été embauché en 1997 à la moitié du salaire de mon prédécesseur. Sur la fin, je gagnais 70 000 euros par an en comptant l’intéressement. La journaliste qui m’a remplacé au poste de secrétaire général – titre qui correspond à la fonction de rédacteur en chef technique – émarge à moitié moins de ma rémunération. Si les dernières recrues viennent de Libération [3], c’est parce qu’ils n’étaient pas chers, indépendamment de leurs qualités ! Aujourd’hui, le niveau des rémunérations frôle le minimum de la grille salariale des journalistes. Pourtant, avec ses six millions de bénéfices par an – Le Canard est bénéficiaire depuis 1982 – et ses 300 millions de réserves, Le Canard a de quoi redistribuer à ses salariés.
L’intrigue tourne autour de l’élection présidentielle de 2007. Pourquoi ?
J’ai découpé ce roman comme une histoire d’amour. Ca commence par une romance et ça se termine par une rupture. Je suis entré au Canard enchaîné en 1997. Tandis que le narrateur entre à L’Exemplaire en 2002, entre les deux tours de l’élection présidentielle, après l’élimination de Lionel Jospin. Pendant mes cinq premières années au Canard, je baignais dans un état d’euphorie. Heureux d’apporter ma contribution à une entreprise de salubrité publique. Jusqu’en 2007, où j’ai été le témoin direct d’une hallucination collective autour de la candidature de Nicolas Sarkozy. À de rares exceptions, les médias français ont sinon soutenu le champion de la droite, du moins souhaité sa victoire.
Vous faites dire à un journaliste de L’Exemplaire, affublé du sobriquet de « Mao-sait-tout » : « Vous savez bien que j’ai toujours été à gauche, mais le pays a besoin d’être dirigé par quelqu’un de dynamique et d’entreprenant, et ne me dites pas que vous décelez la moindre compétence chez la Madone. Son programme économique est nul et on se doit de l’écrire ». « La Madone », alias Ségolène Royal, la candidate du Parti socialiste, à qui « Mao-sait-tout » préfère « Petit nerveux », surnom de Nicolas Sarkozy.
Historiquement à gauche, Le Canard n’a évidemment aucune affinité idéologique avec l’ancien président. Hanté par le souvenir de 1981 [4], Michel Gaillard se montre conciliant avec Sarkozy pendant les conférences de rédaction, pour de strictes raisons commerciales.
En février 2007, Nicolas Beau et Hervé Liffran publient une excellente enquête sur l’appartement de Neuilly-sur-Seine du candidat UMP, obtenu à ces conditions plus qu’avantageuses. Qu’a fait Michel Gaillard ? Au nom d’un pseudo équilibre, il a annoncé, par un encadré paru au milieu de la page sur Sarkozy, un article à paraître la semaine suivante sur les « mystères » de l’impôt sur la fortune de Ségolène Royal et François Hollande [5]. Enquête par ailleurs fort peu convaincante, en tout cas sans commune mesure avec ce qui pouvait être reproché à Nicolas Sarkozy [6].
Aux protestations de la rédaction, ulcérée par ce traitement de faveur, Nicolas Brimo, l’administrateur, numéro deux du journal, répond : « Vous irez le vendre le journal avec Ségolène Royal présidente ». Avec le temps, le décalage entre les idées professées et les pratiques à l’intérieur du journal devient vertigineux...
Dans la dernière partie, intitulée « la rupture », le directeur de L’Exemplaire incite le narrateur, rédacteur en chef technique, à démissionner :
- « La maison saura se conduire...
- Arrête avec ça, ne me parle pas comme à un domestique félon à qui on donne ses gages...
- Si tu avais la moindre dignité...
- Je n’ai pas de leçon de dignité à recevoir de ta part. Moi, ce n’est pas mon père qui m’a permis de devenir journaliste. »
Comment faut-il interpréter cette scène ?
Moi, le fils de métayer, j’ai eu plusieurs altercations avec Michel Gaillard, pistonné par son père, Robert Gaillard, auteur de romans tropicaux à succès après guerre. Au Canard, j’étais un des rares journalistes issu d’un milieu populaire. On touche du doigt un des principaux problèmes du journalisme en France, où les classes sociales privilégiées sont ultra représentées dans les rédactions. Des journalistes souvent issus d’écoles dont les droits d’entrée peuvent facilement atteindre les 7000 euros. Ce qui peut expliquer le manque d’intérêt pour certains sujets.
L’ancien rédacteur en chef Claude Angeli [7] criait comme un putois pour mobiliser les collègues sur l’enquête sociale. En vain, la plupart du temps. En animant le courrier des lecteurs, le « couac », je servais moi-même de caution sociale. On revient au journalisme du 19e siècle. Très peu de confrères du Canard ont envie d’aller en banlieue, sur le terrain. Des pages sur Mantes-la-Jolie, je n’en n’ai pas beaucoup vu. Ayant rarement franchi les limites du boulevard périphérique, certains pensent même que le journalisme en banlieue s’apparente au dangereux métier de correspondant de guerre...
Quels que soient ses travers, Le Canard enchaîné, avec son ton corrosif et ses enquêtes souvent sans concession, n’exerce-t-il pas malgré tout une fonction salutaire de contre pouvoir ?
Même si une sérieuse révision générale s’impose, même si le fait de conserver le même directeur depuis 22 ans n’est pas forcément une bonne idée, et même si Le Canard n’est pas le journal le plus démocratique du monde, il reste indispensable à la presse française. Exemplaires à plus d’un titre, les pages trois et quatre, où paraissent les enquêtes, constituent une référence, un contre-modèle à l’air du temps.
Un Claude Angeli, qui dirigeait ces pages, savait « perdre » du temps quand il le fallait. La force du Canard c’est de prendre du temps avant de publier une info. Sur Dominique Baudis et Patrice Allègre par exemple, Angeli a dit : « On a le temps » [8]. Au prix parfois de scoops diffusés par la concurrence. L’enregistrement de Cahuzac, Le Canard l’avait mais n’a pas cru à sa véracité. Fabrice Arfi de Mediapart y a cru [9]. Mieux vaut passer à côté d’une info que de se précipiter sur une promesse de scandale sans prendre le recul nécessaire.
Les grands médias ont-ils recensé votre roman ?
Non, à l’exception de Marianne, qui m’a présenté comme un déçu du journalisme, sans entrer dans le détail [10]... Les autres ont rappelé l’attachée de presse des éditions Toucan pour dire : « On ne fera pas le papier ». Claude Soula, du Nouvel Observateur, un journal très lié au Canard, a posé des conditions inacceptables à la réalisation d’une interview : « Je veux bien faire un article à condition que Jean-Yves Viollier dise qui se cache derrière les noms fantaisistes des principaux personnages du roman. »
Entretien réalisé par David Garcia