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La fin de la guerre entre les journaux payants et « gratuits »

par Jacky Matelon,

Nous publions ci-dessous, sous forme de tribune [1], un texte que nous a fait parvenir un correspondant (Acrimed).

Lorsqu’ils sont arrivés sur le marché, les journaux « gratuits » d’information ont provoqué un tollé dans le monde de la presse. Depuis ils ont pris leur place et ont été acceptés par les défenseurs de la presse payante, forcés et contraints. En vérité, leur impact économique a été quelque peu amplifié à l’origine. Retour sur dix années d’une lutte qui tend à s’estomper.

L’information a un coût

La question de la gratuité des journaux est particulièrement ambivalente car directement liée à celle du prix à donner à l’information – qui est par définition immatérielle et incommensurable… Ce questionnement a toujours été central dans les réflexions sur le journalisme. La « crise » liée à l’arrivée des journaux « gratuits » en 2002 en est une illustration : l’information a cela de particulier qu’elle est, selon certains, d’utilité publique. Dominique Foray dans L’économie de la connaissance [2] écrit ainsi : « Seule l’anticipation d’un prix positif de l’usage garantira l’allocation de ressources pour la création ; mais seul un prix nul garantit un usage efficient de la connaissance, une fois celle-ci produite. Dilemme entre l’objectif d’assurer à l’échelle de la société un usage efficient de la connaissance, une fois celle-ci produite, et l’objectif de fournir une motivation idéale au producteur privé. »

Selon Dominique Foray, le prix donné à l’information correspondrait donc simplement à une « motivation » pour les producteurs privés. Économiquement parlant, l’information gratuite serait donc la plus noble, la plus juste, la plus proche de son utilité première qui est d’offrir à tous « une connaissance » de l’actualité. Mais une telle logique « citoyenne », ne correspond évidemment pas à l’intention première des journaux gratuits. C’est une logique mercantile qui les anime et qui consiste à dégager le maximum de revenus (publicitaires) sans forcément offrir une qualité informationnelle qui les justifie. Pourtant, la gratuité de ces journaux leur confère un avantage concurrentiel considérable : les lecteurs n’ont plus à faire l’effort, physique et financier, d’aller dans un kiosque et de payer leur journal. C’est en ce sens que, selon certains, la concurrence est déloyale.

La gratuité est défendable certes. Cependant les journaux dits « gratuits » le sont-ils véritablement ?

Une concurrence déloyale…

La gratuité de ces journaux leur impose de compter uniquement sur la publicité pour enregistrer des bénéfices. Ainsi que l’écrivait Acrimed [3], cette gratuité n’est donc qu’une gratuité de façade : « L’apparence de gratuité de la presse dite « gratuite » tient à la distance et aux médiations qui séparent ses consommateurs-lecteurs de ses biens réels acheteurs. Financés par la publicité qu’ils diffusent, les journaux « gratuits » sont en réalité payés par les consommateurs, non pas quand ils acquièrent le journal, mais quand ils achètent les marchandises. Car dans le prix des marchandises sont évidemment intégrés les frais de publicité. »

Certes, pour rester attractive, la presse payante est vendue à un prix inférieur à son coût de production. Par exemple Le Monde affichait en 2005 un prix de 1,20 euros, pour un coût de production d’environ 1,60 euros [4]. Cette différence entre le prix de vente et le coût de revient est compensée par la publicité et par les aides de l’État.

Pourtant, l’une des particularités de la presse française réside dans le pourcentage relativement faible des revenus publicitaires dans le chiffre d’affaire des quotidiens nationaux et régionaux. Il atteignait une moyenne de 38 % en 2003. Très loin de l’Italie où ce pourcentage s’élevait à 47,6 % en 2004, tandis qu’en Grande-Bretagne et en Allemagne il atteignait 53,1 % la même année, et qu’aux États-Unis, la part de la publicité dans le chiffre d’affaires de la presse culminait à… 86,6 % en 2003 [5] ! Ce qui explique sans doute que lors de l’apparition des « gratuits », il fut difficile de faire accepter que des journaux d’information affichent un pourcentage de revenus publicitaires proche de 100 %.

À cela s’ajoute le fait que les journaux gratuits auraient provoqué, du fait de la forte concurrence existant entre eux, une chute des coûts d’insertion publicitaire. En cherchant à séduire un très large panel d’annonceurs ils ont accepté de baisser leurs prix de façon importante : «  Des remises de 70 à 80 % par rapport aux tarifs officiels  » un an après leur arrivée, selon Denis Cosnard [6]. La concurrence tirant les prix vers le bas, la presse payante, qui souffre déjà d’une baisse régulière du nombre de ses lecteurs, se trouve confrontée à un casse-tête économique impossible à résoudre.

Pourtant, les difficultés économiques des journaux payants n’ont pas attendu 2002 et la naissance de Métro et 20 minutes. Les plus de 15 ans lisaient un quotidien tous les jours à hauteur de 55 % en 1973, de 46 % en 1981, de 43 % en 1988 et, enfin, de 36 % en 1997. La chute de presque 20 % en 24 ans n’a donc rien à voir avec les journaux gratuits. La concurrence de la télévision, de la radio, puis d’Internet a été autrement plus décisive. Résultat : en 2000, trois français sur quatre ne lisaient jamais la presse d’information nationale [7].

… mais une législation peu avantageuse

Soulignons cependant que la presse gratuite doit faire face à une législation peu avantageuse. Alors que la presse payante inscrite à la CCPAP (Commission paritaire de la presse et des agences de presse) bénéficie d’un taux de TVA (Taxe sur la Valeur Ajoutée) réduit à seulement 2,1 % (au lieu des 19,6 % habituels), les quotidiens gratuits ne profitent pas de cette réduction très importante.

Autre exemple, l’écotaxe qui touche particulièrement les quotidiens gratuits. Dans l’ouvrage qu’ils consacrent au sujet, Ludovic Hirtzmann et François Martin expliquent que les « gratuits » sont «  taxés au titre de l’écotaxe, prévue dans le cadre de l’élimination des déchets. Un amendement prévoit soit une contribution en nature (espace publicitaire), soit une taxe de 0,15 euro par kilo. » [8]. L’idée est de réduire les effets néfastes des « courriers non-adressés », c’est-à-dire les documents distribués (dans les boites ou dans la rue) tel que les tracts, les prospectus, et donc les journaux gratuits.

Quels que soient les avantages et les handicaps de leur modèle économique, les « gratuits » ont de grandes difficultés à être rentables. Et ne constituent peut être pas la menace la plus imminente que les journaux payants doivent affronter… Certains l’ont d’ailleurs bien compris, et ont mis leurs attaques en sourdine, allant jusqu’à soutenir des « gratuits » afin d’avoir leur « part du gâteau ».

Le Monde réclame sa part du gâteau

Avec Libération, Le Monde avait pris les rênes de la campagne « anti-gratuits » lancée en 2002. Dans un éditorial du 19 février 2002, Jean-Marie Colombani s’insurgeait : « Les journaux dépendent principalement de deux sources de revenus : la contribution des lecteurs et l’apport de la publicité. Renoncer à la première, c’est préparer le terrain d’une uniformité mortelle pour l’information. » Étonnant de voir ensuite le journal se rapprocher de 20 minutes

En effet, à partir de mi-novembre 2002, soit quelques mois à peine après cette vertueuse indignation et l’apparition des gratuits, Le Monde a commencé à imprimer la moitié des journaux 20 minutes des deux premiers jours de la semaine. Le quotidien n’a pas voulu mettre en avant cet accord. Pourtant, il ne s’est pas gêné pour publier quelques articles à propos de l’entente entre le journal France-Soir et Métro France. France-Soir étant dans le même cas que Le Monde, puisqu’il avait décidé d’imprimer une partie des journaux Métro. Les critiques acerbes et nombreuses au sujet de la qualité du journalisme des « gratuits » et de la concurrence déloyale qu’ils provoquaient dans le milieu étaient oubliées. Il s’agissait dorénavant d’accepter cette concurrence. Et pourquoi pas, d’en tirer profit.

Nouvelle étape dans le rapprochement des payants vers les gratuits : Le Monde, encore lui, en partenariat avec Vincent Bolloré, créait en 2007 un journal « gratuit » : Direct Matin. Diffusé à l’origine à Paris, paraissent aujourd’hui plusieurs éditions locales à Lyon, Marseille, Montpellier, Lille et Bordeaux [9]. Les convictions de certains journalistes présents dès la genèse du journal les poussent alors à quitter le navire. Le responsable du projet au Monde, François Bonnet, s’en va, considérant que Bolloré et les publicitaires occupent une place trop importante [10]. Le journal n’a selon lui plus aucun intérêt journalistique et informationnel.



***




L’impact économique de l’apparition de la presse gratuite est réel mais n’est pas aussi important que celui espéré (ou craint, c’est selon) à l’origine. Les journaux « gratuits » ont pourtant un effet : celui d’amplifier une culture de l’accès gratuit, exacerbée par Internet. Plus de dix ans après leur arrivée sur le marché, ils ont acquis une vraie visibilité. Et l’accès aisé à une information factuelle et simplifiée qu’ils permettent reste, malgré tout, une première approche de l’actualité. Ainsi la presse « gratuite » peut aussi être vue comme une porte d’entrée vers l’ensemble de la presse : une concurrence à court terme, dont la presse payante pourrait bénéficier à plus long terme...

Jacky Matelon

 
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Notes

[1Les articles publiés sous forme de « tribune » n’engagent pas collectivement l’Association Acrimed, mais seulement leurs auteurs.

[2Dominique Foray, L’économie de la connaissance, Paris, Éditions La Découverte, 2000.

[3Voir ici-même « La presse quotidienne que l’on dit “gratuite” » (note d’Acrimed).

[4Anne Baret, L’impact de la presse gratuite : nouvelle donne économique et changement sociologique ?, Paris, Éditions Connaissances et Savoirs, 2006.

[5Source : World Association of Newspapers, in Problèmes économiques, 3 mars 2010, n° 2990 (La presse : le dilemme gratuit-payant). Voir le tableau consacré à la « Part de la publicité et des ventes dans le chiffre d’affaire des quotidiens ».

[6« Un an après l’arrivée de Métro et 20 minutes : les quotidiens gratuits à la peine », Les Échos, 14 février 2003.

[7Sylvie Dumartin, Céline Maillard, « Le lectorat de la presse d’information générale », INSEE première, décembre 2000, p. 1.

[8Ludovic Hirtzmann et François Martin, Le défi des quotidiens gratuits, Éditions MultiMondes, 2004, pp. 47-48.

[9LyonPlus, Direct Montpellier Plus, Marseille Plus, Direct Lille Plus et Bordeaux 7.

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