Après le numéro hors-série de L’Express qui en appelait à un « roman de l’Hexagone », c’est au tour du magazine Valeurs actuelles de s’intéresser à l’histoire de France, et plus spécialement à l’histoire enseignée. Comment celle-ci est-elle vue par un journal mêlant valeurs réactionnaires et apologie du néolibéralisme économique ?
Des Unes « chocs » de Valeurs actuelles à Renaud Camus
Depuis quelques mois, le magazine a clairement adopté un angle plus que droitier [2], notamment dans ses Unes, reprenant souvent mot pour mot le discours de l’extrême droite, sur des sujets comme les Roms ou plus encore l’islam (image 1). Ainsi, cette couverture mettant en scène une Marianne voilée, avec des titres sans ambiguïté sur les dangers d’une « invasion » musulmane par les naturalisations, et le risque à terme d’un « changement » de peuple dont la gauche serait complice. L’allusion au « grand remplacement » de l’écrivain Renaud Camus, qui voit dans l’immigration une opération de « changement de peuple » et de « réensauvagement de l’espèce » [3] est limpide. Ce grand remplacement serait accompagné d’un « grand effacement » qui viserait à détruire l’histoire de France. Comme l’explique le même Renaud Camus.
Le Grand Effacement me va très bien. C’est ce que j’ai appelé moi-même l’enseignement de l’oubli, l’industrie de l’hébétude, la Grande Déculturation. On en revient toujours à la formule que je rabâche exagérément, mais il y a de quoi : « Un peuple qui connaît ses classiques ne se laisse pas mener sans révolte dans les poubelles de l’histoire » [4].
La connexion est donc implicitement faite entre une immigration assimilée à une colonisation et une opération qui viserait à annihiler l’histoire de France [5]. La Une de Valeurs Actuelles est un résumé de cette théorie (image 2). Elle pointe à la fois ce qui est en train de disparaître et désigne en même temps les responsables. L’image de Charles Martel, héros des islamophobes et des groupes d’extrême droite comme les identitaires, symbolise cette « histoire piétinée » qui se résume en fait à une litanie de grands personnages, les mêmes que ceux célébrés par les historiens de garde comme le montre la liste en bas à droite de la Une : Clovis, Saint Louis, Louis XIV et Napoléon.
Le coupable de l’effacement est clairement désigné : la gauche. Elle « [piétine] » les « héros français », et « [massacre] notre histoire ». Mais il ne s’agit pas de n’importe quelle gauche. Comme le montrent les titres dans la partie supérieure de la page, c’est la « gauche antiraciste », et surtout Christiane Taubira qui est visée. Car si la ministre de la Justice est l’ennemie jurée des opposants au mariage pour tous, elle l’est aussi des chantres d’une histoire nationale purgée de la « repentance droits de l’hommiste ». C’est Max Gallo qui, le premier, l’a prise pour cible dans son livre L’âme de la France (publié en 2007) car elle a été à l’initiative de la loi reconnaissant l’esclavage et la traite comme crime contre l’humanité en 2001.
Aussi, le propos du dossier de Valeurs actuelles est simple [6] : désigner des coupables et revenir à des fondamentaux qui se résument à livrer une vision héroïque des faits (d’arme) des « grands hommes ». A été mobilisée pour l’occasion la cohorte habituelle des historiens de garde, de Dimitri Casali à Vincent Badré. Avec même un « petit nouveau », Philippe de Villiers, dont nous avions parlé dans un précédent article. Notons au passage que le dossier a été coordonné par Fabrice Madouas, auteur entre autres d’un livre-entretien avec Jean de France, (Un prince français, Pygmalion, 2009), prétendant orléaniste au trône de France et proche de Lorànt Deutsch [7]. Le monde des historiens de garde est décidément bien petit.
« Histoire : notre mémoire massacrée »
Le dossier de Valeurs Actuelles commence fort avec cette confusion entre histoire et mémoire, qui n’a évidemment rien d’anodin. Pour les historiens de garde, le rôle de l’histoire est avant tout de célébrer une mémoire collective.
La gauche voudrait donc, selon Fabrice Madouas, « [priver] le peuple français de sa mémoire », par une « entreprise de déracinement » et un effacement des héros nationaux des manuels scolaires. Autre confusion, cette fois entre manuels scolaires et programmes, mais qui n’est pas étonnante, l’une des références prises pour l’article étant Vincent Badré, auteur d’un « livre très fouillé » dixit F. Madouas, L’histoire fabriquée, que d’autres ont démonté point par point sur le site aggiornamento.hypotheses.org. L’autre historien de garde appelé à la rescousse est sans surprise Dimitri Casali qui, hasard du calendrier sans doute, publie un énième ouvrage, cette fois sur Napoléon.
Après une introduction où la France actuelle est comparée à l’Union Soviétique où l’on truquait les photos officielles, Fabrice Madouas reprend les grosses ficelles du discours des historiens de garde sur l’enseignement, souvent des contrevérités : la chronologie (citant Michel Debré, « l’histoire, c’est d’abord la chronologie ») et le récit auraient ainsi disparu, tout comme les grands hommes, « effacés » ou relégués en « option », tel Napoléon. Guère étonnant non plus la référence à Max Gallo, qui avait vu « les carences de l’enseignement de l’histoire » dès 1983.
Les « pédagogistes abscons » et « l’école des Annales » seraient les principaux coupables (on doit donc comprendre qu’en plus de Christiane Taubira, ce sont eux « la gauche »), confondant « salle de classe et laboratoire de recherche ». Le journaliste s’appuie ici sur Jean-Rémi Girard, du SNLAC (Syndicat National des Lycées et des Collèges, classé à droite), qui déplore « la vision de l’histoire très universitaire [des concepteurs des programmes] ». L’une des antiennes des historiens de garde est en effet de séparer histoire universitaire et histoire pour le grand public, y compris scolaire, cette dernière ayant pour seul but l’adhésion, en rien l’esprit critique. On retrouve là les propos récents de Karim Ouchikh, conseiller de Marine Le Pen à la Culture, à la Francophonie et à la Liberté d’expression qui promeut pour le grand public un roman national qui « ne se confondrait pas avec les disciplines historiques scientifiques ».
La deuxième partie de l’article s’attaque plus directement à « la vision idéologique de l’histoire [par la gauche], qu’il faudra corriger pour restaurer cet enseignement » (sic). Principales cibles : Christiane Taubira et les « lois mémorielles ». Fabrice Madouas loue les anciens historiens républicains du XIXe siècle et du début du XXe, qui ne « rejetaient pas l’héritage de la monarchie ni l’héritage chrétien ». Il se situe ainsi dans le même discours que Max Gallo, et sa volonté de fusionner roman national républicain et roman national monarcho-chrétien. L’ennemi est donc ceux qui défendent « une histoire amputée, manichéenne » (dixit Casali), comme Christiane Taubira et sa « désastreuse loi » (critiquée à l’époque, entre autres, par Pierre Nora). Le fait que cette loi ne mentionnerait que la traite pratiquée par les Européens et pas les traites interafricaines ou musulmanes prouverait, selon les historiens de garde, que le but de Taubira serait uniquement de culpabiliser les Français et de les forcer à la repentance. Bien entendu, l’article « oublie » de dire que suite à cette loi, si la traite atlantique a été mise dans le programme de 4e, les traites interafricaines et musulmanes sont au programme de 5e. Peu importe, il s’agit pour Valeurs Actuelles de pointer cette histoire qui ne penserait qu’aux victimes, au détriment des héros, se transformant en une « longue plainte profondément démoralisante » pour les Français, selon Vincent Badré [8].
Que propose alors le magazine pour sauver cette mémoire de la France ?
Le Panthéon des héros à réhabiliter
Principal (unique ?) axe des programmes version Valeurs Actuelles : la réhabilitation de certains héros, « expulsés ou relégués au second plan » par l’histoire gauchiste. Les choix sont sans surprise : il n’est question que d’hommes [9] occupant des positions royales ou de commandement.
– Vercingétorix, loué ici parce qu’aujourd’hui « marginalisé [alors qu’il est] un héros, un chef courageux, un combattant qui a fait le choix de l’action guerrière pour préserver sa culture ».
– Clovis évidemment. Selon Casali, « le héros franc a jeté les bases spirituelles, dynastiques, politiques et culturelles de la monarchie française et de notre nation ». Pour Denis Tillinac, Clovis nous aurait placés « dans le giron d’une catholicité romaine qui a formaté l’essentiel de nos valeurs et de nos mœurs ». Mieux, selon le trio de journalistes chargé de l’article, Clovis prouve que « la France était chrétienne avant d’être la France, et c’est même seulement grâce à cela qu’elle a pu devenir la France ».
– Charles Martel, ce « résistant réprouvé », qui semble redevenir à la mode. Son mérite, avoir fait en sorte que les musulmans ne s’installent pas durablement dans le sud de la France, permettant ainsi de limiter l’apport de la culture islamique à l’Europe. Selon les journalistes de Valeurs actuelles, Charles Martel aurait été écarté des programmes pour « ne pas choquer les élèves issus de la sphère arabo-musulmane ». Même propos dans la bouche d’un candidat frontiste aux municipales dans le 3e arrondissement de Paris cité page 20 de l’hebdomadaire (donc en dehors du dossier consacré à l’histoire, preuve que la figure de Charles Martel est un lieu commun du discours d’extrême droite) pour qui « Il ne faut surtout pas parler de Charles Martel arrêtant les Arabes à Poitiers, ça risquerait de froisser les musulmans ! ». Pourtant, Charles Martel n’a pas toujours été mis en avant dans l’enseignement scolaire. Ainsi, il est absent de la version définitive du Petit Lavisse (Histoire de France : cours élémentaire, Armand Colin, 1913). Pareillement, quarante ans plus tard, il n’est pas cité par Paul Bernard et Frantz Redon, dans Notre premier livre d’histoire. Cours élémentaire, (image 3 – F. Nathan, 1950) [10]. La disparition que déplore l’hebdomadaire est donc bel et bien fictive.
– Louis XIV, Roi-Soleil victime d’une éclipse, car relégué en fin de 5e. Là, la référence de Valeurs Actuelles est claire, puisque c’est Jacques Bainville [11] qui est appelé pour défendre le monarque absolu : « [Versailles était] le symbole d’une civilisation qui a été pendant de longues années la civilisation européenne, notre avance sur les autres pays étant considérable et notre prestige politique aidant à répandre notre langue et nos arts ».
– Napoléon, « aigle foudroyé » depuis la polémique de 2005 autour du bicentenaire de la bataille d’Austerlitz [12].
– Charles de Gaulle, ce « bâtisseur ignoré », en particulier le président de 1958, soupçonné par la gauche, selon Valeurs Actuelles, de vouloir rétablir, avec la Cinquième République, une forme de royauté.
Saint Louis et Philippe de Villiers
Plutôt qu’un article sur Louis IX, ou une référence à l’édition en poche de la fabuleuse biographie signée Jacques Le Goff [13], le journaliste Éric Branca propose de célébrer le travail de Philippe de Villiers sur le roi capétien [14]. L’ancien ministre, ami du théoricien du génocide vendéen Reynald Secher, est comparé ici à Plutarque ! Branca ne peut s’empêcher une allusion au débat sur le mariage pour tous, « loi piétinant plusieurs millénaires d’acquis anthropologiques », et résume la thèse de de Villiers sur le Capétien. On croit rêver quand il affirme que le Moyen Âge était la période durant laquelle « la laïcité marchait main dans la main avec la piété » ! Villiers a également une vision quelque peu surprenante des croisades, motivées par « la défense de la liberté de conscience des chrétiens d’Orient face à une forme de totalitarisme » [15] !
La « Nouvelle histoire » de Dimitri Casali
Bouquet final de ce dossier sur l’enseignement de l’histoire, une interview de Dimitri Casali, appuyée sur une enquête récente (et contestée) faisant état d’une baisse de niveau des collégiens en histoire.
Dans cet entretien, Casali déroule son discours habituel, sur lequel il n’est pas utile de s’attarder : l’histoire ne passionnerait plus les élèves car elle aurait abandonné le « récit plein d’émotion et de fureur » au profit des « courbes statistiques » issues d’une « mauvaise réception de l’enseignement de l’école des Annales ». Autres coupables : la repentance et le politiquement correct pour complaire aux « nouvelles populations d’élèves, celles qui refusent d’entrer dans une cathédrale ». Il milite lui pour « une nouvelle histoire, équilibrée et sereine », et en profite pour défendre Lorànt Deutsch contre les attaques, se réjouissant de la transe qui emporte le comédien quand il touche une pierre de la cathédrale de Saint-Denis.
L’iconographie historique de Valeurs actuelles
Image 4 – Valeurs Actuelles, 5 décembre 2013, p. 29. Mise en avant par l’iconographie d’une histoire coloniale catholique et foncièrement positive
Les choix iconographiques de Valeurs actuelles appuient le propos de fond et en disent parfois plus long que les textes. Outre la couverture (image 2), reprenant une gravure de Charles Martel non datée, mais faite d’après un modèle de Georg Bleibtreu (1828–1892), l’hebdomadaire reprend également deux peintures sur toile du XIXe siècle afin de parler de Vercingétorix (celle de Lionel Royer déjà repris dans le Dictionnaire amoureux de l’Histoire de France de Max Gallo) et du cardinal Richelieu (celle de Henri Paul Motte réalisée en 1881). S’ajoute à cela sur une double page quelques extraits tirés, selon Valeurs actuelles, d’un manuel d’histoire des années 50 que nous n’avons pas pu identifier (image 4). Ce choix n’a rien d’anodin. Sur les cinq pages, il est surtout question, on ne s’en étonnera pas, de grandes figures de l’histoire nationale. Néanmoins, la page au premier plan traite de la colonisation, sujet qui n’est pas mis en avant dans le dossier et qui n’apparaît qu’au rez-de-chaussée d’une des pages finales (p. 34), dans un court encart. On comprend facilement que le propos iconographique est inverse. Il s’agit au contraire de mettre en avant la réhabilitation d’une image essentiellement (voire uniquement) positive de la colonisation, qui se résumerait à l’action humaniste de missionnaires catholiques.
Le choix de ces images a ainsi comme fonction de plonger le lecteur dans une forme de nostalgie. La pratique n’est pas nouvelle. Lors de la dernière rentrée, Le Figaro Histoire avait ainsi rempli son dossier sur l’enseignement de l’histoire d’illustration de Job (1858-1931). Nous remarquons néanmoins que l’année 2013 marque un accroissement de ce type de pratique, comme le montre la réédition du Petit Lavisse sous forme de fac-similé, mais aussi la parution aux éditions Ouest-France d’un ouvrage intitulé La France. Histoire curieuse et insolite. La couverture de ce dernier ouvrage s’évertue à donner une image idéalisée d’un passé où tout allait bien, où les élèves obéissaient à leur maître d’école (image 5 – les personnages, d’ailleurs, semblent tout droit sortis des années 50 [16]). Face à un présent complexe, nécessitant une réflexion importante, face à une histoire qui elle aussi se complexifie, la nostalgie mémorielle devient aussi, et peut-être surtout, un repère facilement commercialisable.
Valeurs actuelles justifie le choix de ces images en expliquant qu’il s’agit de « repères parfois naïfs, mais nécessaires à la conscience nationale. » Sans entrer dans le débat de fond (l’histoire a-t-elle comme seule fonction de créer de la conscience nationale ?) notons simplement que la conception d’images scolaires n’est pas un choix naïf, mais au contraire, un projet mûrement réfléchi [17]. Représenter Vercingétorix et Clovis avec des accoutrements similaires (notamment le casque ailé) marque ainsi une continuité entre les deux personnages. Représenter Jeanne d’Arc durant l’épisode des voix plutôt que sa confrontation au dauphin révèle aussi un parti pris des concepteurs du manuel. Faire une pareille analyse relève de l’histoire la plus basique, facilement accessible à tous. Une ambition qui n’est pas celle de la rédaction de Valeurs actuelles, qui préfère vendre des mythes nostalgiques à ses lecteurs.
Une radicalisation
Ce dossier de Valeurs actuelles sur l’enseignement de l’histoire n’apporte finalement pas grand-chose au discours des historiens de garde. Sur le fond, ce n’est guère différent de L’Express ou du Figaro Histoire. Par contre, le discours se clarifie et les cibles encore plus clairement identifiées : la gauche et l’immigration. Enfin, les sources du discours deviennent de plus en plus claires : c’est chez les Identitaires et Renaud Camus que Valeurs Actuelles et Dimitri Casali vont puiser leur inspiration et leur grille d’analyse. On peut donc légitimement s’interroger ? Pourquoi Dimitri Casali continue-t-il d’être invité dans les médias de masse comme « spécialiste de l’enseignement de l’histoire », avec pratiquement jamais quelqu’un pour lui porter contradiction. Et pourquoi Vincent Badré a-t-il participé au dernier numéro de la revue Le Débat, dirigée par l’historien Pierre Nora [18] ?
Christophe Naudin et William Blanc