I. Un peu d’histoire
(1) En 1934, est créée l’allocation pour frais d’emploi des journalistes, autorisant tous les titulaires de la carte de presse à déduire 30 % de leurs revenus bruts pour calculer leur revenu imposable. « À l’origine, indique Le Monde dans un article sur lequel nous reviendrons, il était conçu comme une aide aux patrons de presse, afin de leur permettre d’embaucher moins cher ».
Aide aux patrons de presse ou aide aux journalistes ? Ce n’est pas exactement la même chose. De quoi s’agit-il plus précisément ?
Le « Rapport général sur le projet de loi de finances pour 1998 » [1] rappelle, dans son commentaire de l’article 6 que selon l’article 83-3° du code général des impôts alors en vigueur, le journalisme fait partie des « catégories de professions qui comportent des frais dont le montant est notoirement supérieur » à 10 % (l’abattement consenti à tous les salariés) : 110 professions dont la liste, hétéroclite et passablement désuète, figure encore dans le code général des impôts et que le rapport mentionne.
(2)
En 1996, le gouvernement d’Alain Juppé avait décidé de supprimer cette allocation attribuée aux journalistes, au même titre que pour toutes les professions concernées. Exactement : « Suppression progressive des déductions forfaitaires supplémentaires pour frais professionnels de certaines professions ». Et le projet de préciser : « Instituées à l’origine pour prendre en compte la situation des membres de professions supportant des frais plus élevés que la généralité des salariés, ces déductions supplémentaires ont progressivement perdu toute justification dès lors que les conditions d’exercice de ces professions et les conditions de défraiement des salariés ont considérablement évolué. Ce dispositif qui s’est ainsi transformé, au fil du temps, en un avantage fiscal sans rapport avec la réalité des frais supportés par les intéressés est aujourd’hui une source de complication et d’iniquité [2]. »La mobilisation des syndicats de journalistes et d’une partie des médias proprement dits avait été immédiate. Plusieurs manifestations se tiennent alors à Paris et une dizaine de titres de la presse régional se livre à une opération « homme invisible » en supprimant à quelques semaines des élections les photographies des responsables politique favorables à la suppression de l’abattement fiscal. Conséquence : le gouvernement est amené à ouvrir une concertation [3].
(3) En 1998, le gouvernement de Lionel Jospin fait adopter dans la loi de finances rectificative une nouvelle forme de l’allocation qui stipule : « Sont affranchis de l’impôt : 1° Les allocations spéciales destinées à couvrir les frais inhérents à la fonction ou à l’emploi et effectivement utilisées conformément à leur objet. Les rémunérations des journalistes, rédacteurs, photographes, directeurs de journaux et critiques dramatiques et musicaux perçues ès qualités constituent de telles allocations à concurrence de 50 000 F [7 650 €]. Toutefois, lorsque leur montant est fixé par voie législative, ces allocations sont toujours réputées utilisées conformément à leur objet et ne peuvent donner lieu à aucune vérification de la part de l’administration. »
Depuis 1998, ces dispositions n’ont pas changé et le montant forfaitaire plafonné à 7 650 € n’a pas été augmenté [4].
On notera pourtant ceci :
- Le passage d’une allocation en pourcentage des revenus (30 %) à une allocation au montant forfaitaire diminue quelque peu les avantages consentis aux plus hauts revenus. Or ce sont ces revenus que les chefferies médiatiques augmentent souvent sans vergogne. Pourtant, les directeurs de journaux figurent encore dans la liste ;
- L’affectation de l’allocation au remboursement de frais professionnels est réputée invérifiable.
(4)
En octobre 2012, lors sur débat sur le projet de loi de finance pour 2013, l’UMP tente à nouveau, à travers deux amendements successifs, d’obtenir la suppression de l’allocation, puis sa diminution en accusant notamment le gouvernement de favoriser les journalistes (mais aussi les contribuables d’outre-mer et les cinéastes « parce qu’ils sont de gauche » [5].À cette occasion, Jérôme Cahuzac, alors ministre du Budget, avait déclaré qu’ « il s’agit moins d’une aide à une catégorie professionnelle qu’une aide à un secteur professionnel qui s’appelle la presse écrite, en situation très délicate à l’heure actuelle et indispensable à la démocratie » [6]).
Aide à la presse écrite, donc. Or, ce ne sont pas seulement les journalistes de la presse écrite qui sont concernés…
Combien ça coute ?
Dans un article solidement étayé (et déjà évoqué) de Samuel Laurent et Jonathan Parienté, publié le 9 octobre 2012 sous le titre « Niche fiscale des journalistes : les faits derrière les clichés », Le Monde s’efforce notamment de chiffrer le coût de l’abattement pour les finances publiques : « Lors de la mise en place de la nouvelle mouture, en 1999, l’Assemblée évoquait un "rendement de l’impôt sur le revenu réduit de 50 millions de francs, [soit 7,6 millions d’euros] pour tenir compte de la mesure adoptée à l’initiative de l’Assemblée en faveur des journalistes". » Le Monde propose un « calcul grossier »… qui faute d’informations précises, ne peut être que grossier :« On compte 40 000 journalistes (37 000 cartes de presse plus 3 000 sans) environ. Le revenu moyen de la profession est de 3 200 euros bruts mensuels, sur 13 mois, soit 33 000 euros net par an.
On enlève 10 % d’abattement à ces 33 000, ce qui nous fait un net fiscal de 29 700 euros. Pour simplifier, on ne tient pas compte du quotient familial ni d’abattements éventuels. Pour un célibataire avec ces revenus, l’impôt à payer serait normalement de 3 103 euros.
En enlevant 7 650 euros à son net fiscal, on passe à un impôt de 1 620 euros. Le manque à gagner est donc de quelques 1 500 euros. Multiplié par nos 40 000 bénéficiaires, on arrive à environ 60 millions d’euros.
Un chiffre probablement supérieur à la réalité, l’âge moyen des journalistes (42 ans en 2004) incitant à penser qu’ils ont fréquemment des enfants, et donc payent moins d’impôts que notre calcul. Il est probable que 50 millions d’euros est un ordre de grandeur acceptable.
Pour donner des comparaisons, on peut citer le coût de la niche "Scellier outre-mer" (réductions d’impôt pour la construction ou la réhabilitation de logements dans les DOM), qui touche également 43 700 ménages, a coûté, en 2012, 355 millions d’euros. » [7]
Un « acquis » justifié ?
Les syndicats de journalistes défendent ardemment le maintien de cet avantage fiscal. Tel est le cas notamment du Syndicat national des journalistes (SNJ) qui, en 2010, s’insurgeait contre les menaces que la droite au pouvoir faisait peser sur l’allocation (« Pour les journalistes le rabotage fiscal serait une “double peine” »).
Deux arguments forts plaident en faveur de leur position.
- Cette allocation ne pourrait être supprimée qu’à la condition d’être compensée par des augmentations de salaires que les patrons de presse ne sont pas disposés ou en mesure de consentir.
- Et surtout : cette allocation bénéficie d’abord, certes pas aux plus faibles des faibles revenus (qui sont tout simplement dispensés d’imposition), mais aux revenus qui se situent en dessous du salaire médian (celui que gagne la moitié des salariés d’une profession déterminée).
En 2010, le SNJ soulignait que « parmi les 37000 détenteurs de la carte de presse en 2008, 217 journalistes mensualisés avaient certes des salaires supérieurs à 10000 € bruts par mois, mais près de la moitié étaient en dessous de 3000 € bruts ». Et de préciser : « Quant aux pigistes, ils étaient 37 % à gagner moins de 1500 €. »
C’est exact : les inégalités, même sous le seuil des 3000 euros sont très fortes, Mais il convient de noter qu’avec un revenu mensuel brut moyen de 3 200 euros, un journaliste ferait partie des 15 % de Français les mieux lotis, voire les plus riches [8].
Les chiffres donnés par le SNJ sont confirmés et détaillés ainsi par Le Monde, dans l’article de Samuel Laurent et Jonathan Parienté
À titre indicatif et très approximativement, on peut évaluer, pour une revenu net de 3000 euros, entre 1000 euros (s’il a deux enfants) et 1500 euros (s’il est célibataire et sans enfants), la diminution d’impôt dont bénéficie un journaliste en raison de l’abattement fiscal. C’est loin d’être négligeable. Mais cela ne concerne pas la majorité de la profession [9].
La défense de cette allocation comme un « acquis » ne se confond donc pas nécessairement avec ce corporatisme totalement abusif que les éditocrates sont prêts à dénoncer, notamment quand il s’agit des fonctionnaires, et encore moins avec ce « corporatisme lamentable » que Le Monde fustigeait s’agissant des enseignants dans un éditorial d’anthologie du 22 janvier 2013.
Pourtant, c’est un « acquis » très ambivalent dont la défense est des plus discutables.
- Présentée comme un avantage consenti aux journalistes, cette allocation est aussi (surtout ?) une aide à la presse qui dispense les patrons d’augmenter les salaires les plus bas (et ils sont nombreux) ;
- Justifiée comme une aide à la presse écrite en difficulté, elle concerne tous les journalistes quel que soit le média dans lequel ils travaillent ;
- Adoptée sous forme d’un montant forfaitaire, elle exonère indifféremment tous les journalistes, ce qui pourrait se justifier s’ils exerçaient effectivement les mêmes métiers ou des métiers similaires. De surcroît allocation exonère à égalité tous les journalistes y compris ceux qui disposent des revenus les plus élevés, mais ne concerne pas tous les journalistes précaires ;
- Soutenue comme une allocation pour frais professionnels, elle est indifférenciée quels que soient les frais réels engagés par les journalistes, très inégaux selon leur fonction précise : des frais que l’attribution de l’allocation dispense officiellement de calculer et de vérifier.
Mais surtout, souvent considérée par les journalistes comme un marqueur de leur identité professionnelle et de leur fonction démocratique, cette allocation apparaît désormais comme un avantage injustifié dont le maintien ne contribue guère au prestige de la profession.
C’est ce que soutient notamment le Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (SPIIL) dans son « Manifeste pour un nouvel écosystème de la presse numérique » : « Au plan fiscal, la survivance d’une “niche” qui permet aux journalistes de déduire 7 650 € de leur revenu imposable est devenue difficilement justifiable et entretient auprès du public l’idée que les journalistes font partie d’une “caste” de privilégiés. » C’est pourquoi le SPIIL exige sa suppression progressive : « l’abattement fiscal réservé aux journalistes doit être supprimé progressivement sur trois ans, tandis que les conditions d’une compensation salariale seront discutées entre partenaires sociaux. » Fort bien. Mais n’est-ce pas une position très… patronale que de s’en remettre à une « discussion », entre de prétendus « partenaires », sans tenir compte des rapports de force existants, notamment dans la presse écrite ?
Entre sa suppression pure et simple et son maintien sans réserves, les marges ont étroites. La discussion est ouverte...
Mais pour arrêter une position, c’est l’ensemble du dispositif d’aides à la presse qu’il faut examiner. À suivre donc…
Henri Maler
Quelques autres sources
- Le Nouvel Observateur : « Avantage fiscal des journalistes : un privilège ? »
- Rue89 : « Parlez-nous de la niche fiscale des journalistes, monsieur Cohen » ;
- Blog de Louis Colart sur Mediapart : « Journalistes : la « niche fiscale » à l’avenir incertain, 27 novembre 2012.