- Paul Jay, rédacteur en chef à The Real News Network : Bienvenue sur The Real News Network, je m’appelle Paul Jay, et vous parle depuis Baltimore. Il y a vingt-cinq ans, un livre intitulé La Fabrique du consentement, coécrit par Noam Chomsky et Edward S. Herman, renouvela l’analyse des médias et mit en lumière ce qu’ils appelèrent le « modèle de propagande ». Edward S. Herman est justement en ligne avec nous pour revenir sur le sens - hier comme aujourd’hui - de ce livre. Il est économiste, observateur des médias et auteur de nombreux ouvrages. Il a longtemps enseigné à la Wharton School au sein de l’université de Pennsylvanie. La Fabrique du consentement, Génocide et propagande et Corporate Control (non traduit) figurent parmi ses ouvrages les plus connus. Merci beaucoup d’être avec nous Edward.
- Edward Herman : Avec plaisir.
- Paul Jay : Selon vous, pourquoi le livre a-t-il eu un tel retentissement ? Vous y attendiez-vous quand vous l’avez écrit ? Malgré son succès considérable auprès du grand public, le considériez-vous davantage comme un travail d’universitaire ? Il est même à l’origine d’un documentaire. Et c’est l’un des ouvrages de référence de ces 25 dernières années.
- Edward Herman : Il n’a pas fait tant de bruit que cela dans les grands médias. Il a fait du bruit à gauche. Cependant, même là, il y eut un débat car l’idée selon laquelle il existe un modèle structurel qui explique que les médias font ce qu’ils font en raison de facteurs structurels profonds et l’idée selon laquelle il allait être difficile d’agir sur eux allait à l’encontre de ce que beaucoup pensaient à gauche ; ils pensaient que l’on pouvait réformer les médias assez facilement en légiférant avec discernement, ce qui aboutirait à un système plus juste. Mais il y a un véritable modèle de propagande : La Fabrique du consentement montre qu’il y a des facteurs profondément enracinés à tout cela qui ne peuvent être modifiés par quelques réformes progressistes.
- Paul Jay : Pouvez-vous nous en dire plus sur ces facteurs profonds ? Existent-ils toujours ou bien ont-ils varié au fil du temps ?
- Edward Herman : Le modèle de propagande est un modèle structurel selon lequel les médias sont caractérisés par leur propriétaire – qui les possède –, et par le fait que leur source principale de financement est la publicité. Aux États-Unis, ces sources sont des gens puissants, à savoir des responsables du Pentagone, des chefs de grandes entreprises, etc. Ce qui compte aussi dans ce modèle, c’est que les retours négatifs – critiques en règle – sont aussi le fait des puissants. Enfin, autre élément de ce modèle : l’idéologie très américaine qui le sous-tend, à savoir l’anticommunisme et la foi dans un marché libre et non faussé, dogmes acceptés par tous et partout dans les médias dominants.
C’est donc cet ensemble de facteurs non négligeables qui constitue le modèle de propagande. Et ils sont toujours d’actualité. Certains estiment que les nouveaux médias, qui se sont plus ou moins substitués aux anciens, vont amener le changement. Mais les anciens médias faisaient beaucoup de journalisme, certes assez médiocre, mais il y avait, notamment dans les journaux et les magazines, des journalistes qui enquêtaient. Or l’avènement des nouveaux médias, c’est l’avènement de la publicité qu’ils ont largement absorbé, plongeant un peu plus dans la crise les anciens médias qui perdent ainsi des recettes publicitaires et licencient des journalistes à tour de bras sans que les nouveaux médias ne prennent le relais.
Pourtant moi comme beaucoup d’autres pensions que les nouveaux médias ne pourraient qu’être plus démocratiques. C’était sans compter sur la concentration croissante dans les nouveaux médias. Beaucoup de ces nouveaux médias sont les médias sociaux qui génèrent sans doute des liens personnels et des égos boursouflés, mais peu de journalisme d’investigation. Google, Facebook et consorts font tout sauf du journalisme d’investigation. Au mieux, ils compilent ce que font les autres et le vendent, notamment aux annonceurs. Il y a donc dans les nouveaux médias une concurrence avec les anciens médias pour les recettes publicitaires, et ces nouveaux médias passent le plus clair de leur temps à se demander où et comment placer des annonces.
- Paul Jay : Si l’on se penche sur les salles de rédaction des grands médias – et comme vous le savez, j’en ai fait partie pendant des années –, ce qui m’a toujours frappé, notamment aux États-Unis, c’est qu’il semble y avoir une croyance partagée par les journalistes selon laquelle la politique étrangère américaine ne peut qu’être pétrie de bonnes intentions. Par définition, elle promeut une certaine forme de démocratie, lutte contre certaines formes de tyrannie et même s’il y a bien quelques actions politiques déplorables, ce ne sont que des erreurs émanant des individus ou d’un gouvernement particulier – au moins celui de Bush. Reste que depuis Truman jusqu’à aujourd’hui, il y a nécessairement volonté de bien faire. Comment articuler cela aux facteurs structurels que vous évoquiez ?
- Edward Herman : Je crois que le lien est très étroit parce qu’en vertu des facteurs structurels – disons sur les sources par exemple – d’où vous tenez vos informations ? – vous allez chercher vos informations du côté des responsables, du ministre de l’Intérieur, du Pentagone. Et ceux qui sont en place sont des types conservateurs, très riches. Et les critiques elles-mêmes, quand il y en a, viennent de ces mêmes responsables, du Pentagone ou autres, des puissants à droite. Et l’idéologie sous-jacente à toute cette structure, c’est que le communisme, c’est (le) mal alors que le marché libre et non faussé, c’est (le) bien. Voilà ce qu’ils défendent, c’est leur but, et donc ce sont des gens bien.
Je crois que ça remonte très loin tout ça. L’idée selon laquelle nous sommes bons et même supérieurs, on la trouve déjà chez Teddy Roosevelt qui nous considérait comme naturellement supérieurs. Et cette vision du monde, elle est profondément ancrée, très profondément ancrée, mais c’est de l’idéologie et toute la structure du pouvoir le reflète. Et à mesure que l’empire se consolide, eh bien, il faut tout faire pour être bon. Les médias ne sont que le reflet de cela, font partie intégrante de l’économie politique. Ils reflètent ce que les acteurs majeurs telles que les grandes multinationales ou les responsables au gouvernement souhaitent.
- Paul Jay : On peut aussi penser à des cas comme celui de Dick Cheney qui peut aujourd’hui encore aller sur des plateaux télé et dire le plus sérieusement du monde « oh, vous savez, toutes les agences de renseignement pensaient qu’il y avait des armes de destruction massive », comme s’il ne s’agissait pas là d’un mensonge éhonté. Mais on en sait tellement plus aujourd’hui, aussi bien du côté des services de renseignements britanniques (grâce au mémo de Downing Street) qui pensaient qu’il n’y avait pas d’armes de destruction massive que du côté du renseignement américain à qui on a demandé de le (faire) croire officiellement. Reste que les médias continuent de l’inviter pour dire ce genre choses, lui et beaucoup d’autres. Quant au président Obama, lui, il n’a aucun compte à rendre aux médias : il a commencé par critiquer cette guerre en la qualifiant de stupide mais n’a pas demandé de comptes ni à Cheney ni à Bush pour une guerre illégale et, pour finir, l’a même fait sienne, menant aujourd’hui la même politique. Et les médias dans tout ça ? Souvenez-vous de Gore Vidal qui parlait autrefois des États-Unis de l’Amnésie plutôt que d’Amérique. Les médias n’y échappent pas, même si les journalistes à qui l’on parle, individuellement, ne sont pas dupes.
- Edward Herman : Effectivement, beaucoup de journalistes ne sont pas dupes ; le problème, c’est que ceux qui sont les plus visibles sont les mêmes qui endossent la vision des dominants. Donc oui, ils sont assez extra-ordinaires, ces journalistes. En dépit de ces nouveaux médias et du développement supposé de la démocratie, lorsque Bush voulut aller en guerre en 2003, il pouvait mentir, et ses mensonges passaient comme une lettre à la poste. Certes le Times et le Washington Post se sont excusés après coup de n’avoir pas été assez critiques, mais il y avait beaucoup de gens à l’époque qui avaient une vision radicalement différente, et il n’était pas difficile de montrer que les affirmations de Bush selon lesquelles l’Irak détenait des armes de destruction massive étaient fausses. Mais ceux qui pensaient ça étaient tenus à l’écart des médias.
- Paul Jay : Donc pour revenir aux nouveaux médias (dont The Real News fait partie, me semble-t-il), il y a là une brèche qui s’est ouverte. Autrement dit, Internet permet à The Real News et à d’autres médias indépendants d’exister, et de dire le genre de choses qui ne passent pas dans les grands médias. Mais ce que vous avez raison d’ajouter, c’est que nous ne nous adressons qu’à une infime partie de la population. Le défi, pour nous, c’est donc d’accepter que le monde n’est pas prêt de changer, et les grands médias non plus. À nous, donc, de trouver le moyen de toucher le plus grand nombre.
- Edward Herman : Tout à fait. Mais je crois que ce que vous faites est important car dans les grands médias il n’y a pas de place pour les points de vue alternatifs. Il est certain qu’il faudrait plus de journalisme d’enquête, et que si vous aviez plus de moyens, vous le feriez ici à The Real News Network. Mais à défaut de cela, encore peut-on inviter des gens qui ont mené ce travail d’enquête, ou qui à tout le moins défendent un point de vue qu’on ne lit jamais dans le New York Times. C’est là que The Real Network peut vraiment être utile – et l’est, d’ailleurs, d’ores et déjà.
- Paul Jay : Tout à fait d’accord. Il se trouve que l’on discute en ce moment même de la création d’un regroupement d’agences de presse indépendante, où nous allons tous ensemble tenter de lever des fonds suffisants pour mener le type de travail journalistique dont vous parliez à l’instant.
- Edward Herman : Tant mieux, c’est une belle idée.
- Paul Jay : Pour finir, 25 ans après ce livre, que vous inspire-t-il d’autre ?
- Edward Herman : Je crois malheureusement que l’avenir est plutôt sombre car nous sommes dans un système belliqueux où guerre et patriotisme s’entremêlent. Le gouvernement est très puissant et très belliqueux. La concentration dans les médias ne cesse d’augmenter. Quant à Internet, il a déçu jusqu’ici, même s’il reste du potentiel à exploiter. Ce dont nous avons vraiment besoin, cependant, c’est d’une vraie démocratie. Disons, une démocratie digne de ce nom. Le gros problème, c’est que les inégalités se sont creusées, ce qui n’a pas été sans effet sur le monde politique, dont le centre de gravité s’est déplacé vers la droite. Or les gens de droite ne souhaitent pas que les médias se démocratisent. Ils ne veulent même pas d’un système plus juste, encore moins d’un système d’aides aux médias indépendants, qui serait souhaitable selon moi. Ce serait formidable mais j’ai bien peur que ce ne soit pas pour demain. La question sous-jacente, c’est celle d’une démocratisation qui permettrait à l’intérêt général d’irriguer les décisions politiques. Malheureusement, c’est un cercle vicieux : si les médias sont corrompus, ils n’ont aucune raison de favoriser le processus de démocratisation. Et sans démocratisation, il est difficile d’améliorer les médias. Mais il faut continuer de se battre dans ce sens.
- Paul Jay : Très bien. Merci d’avoir été avec nous, Edward.
- Edward Herman : De rien, Paul.
- Paul Jay : Et merci à vous de nous avoir rejoint sur The Real Network.