Connivences commerciales et règne de la publicité
Internet n’est pas l’unique épine dans le pied du journalisme musical. Sa légitimité est aussi rudement mise à l’épreuve par la défiance d’un lectorat de moins en moins crédule quant aux logiques économiques qui sous-tendent la survie des magazines. Autocensure par peur de vexer les annonceurs et soumission à un flux-tendu de sorties de disques dans l’unique but de créer du contenu rapidement sont aujourd’hui au cœur de l’écriture de chroniques.
Un journaliste pigiste confie, anonymement : « Il y a rarement de la place pour le défrichage et la découverte de nouveaux artistes. Ce que les rédacteurs en chef de la presse musicale veulent avant tout, c’est une couverture qui paye. C’est comme ça que l’on se retrouve souvent à chroniquer les mêmes CDs que les titres concurrents… La logique, c’est d’éviter de passer à côté d’un buzz, alors dans le doute, tout le monde copie sur son voisin ».
En privé, les témoignages de journalistes musicaux décrivent souvent la même réalité : celle d’un contenu éditorial très largement soumis à la régie pub.
« Si l’on part du principe que le lecteur est aussi un auditeur donc un consommateur, la stratégie marketing la plus désabusée va consister à lui donner à manger ce que les prescriptions des grandes maisons de disques, des effets de mode et des artistes déjà bien installés supposent. On se retrouve ainsi avec la même inlassable bouillie, prête à réchauffer, sans originalité et prise de risque, servie sans conviction dans des magazines qui ressemblent désormais davantage à des catalogues de pub qu’à des titres avec un réel contenu », regrette un autre journaliste, soucieux de garder son anonymat et de ne pas citer de noms afin de « ne pas se brouiller avec ces quelques rédactions qui [lui] permettent de mettre un peu de beurre dans [ses] épinards ».
En d’autres termes, c’est ce que l’on pourrait appeler la dictature de « l’opé » : à partir du moment où un artiste est signé sur un label reconnu, son « business plan » est tracé d’avance. Zèle des communicants au service de sa réputation, disques promotionnels distribués à tout-va, carnets d’adresses remplis de journalistes plutôt coopératifs : la promotion d’un artiste suit un déroulé marchand très codifié et pensé en amont par des agences de stratégie marketing. Il faut dire qu’une fois une personnalité encensée par un média influent, l’effet domino suit presque instantanément.
Le problème ne réside pas tant dans ce processus de circulation circulaire de la notoriété médiatique qui fait que l’exposition médiatique génère toujours plus… d’exposition médiatique, mais plutôt dans l’uniformité d’une couverture qui se fait souvent au profit d’artistes déjà hégémoniques – et donc au détriment de ceux qui ne risquent pas de sortir de l’anonymat si leur travail n’est jamais diffusé....
Face au suivisme et à la dictature des valeurs sûres, ce sont donc les artistes inédits qui échappent au radar très sélectif de la presse musicale. Et comment prétendre livrer un avis sincère et objectif sur un album que l’on juge mauvais quand la maison de disques qui le sort a acheté deux encarts publicitaires dans le même numéro ? C’est là que le « compliment sandwich » intervient. Une critique négative, une critique positive, une critique négative, et on termine par une critique positive. Résultat : « On ne critique jamais totalement un disque, on nivèle ses défauts vers le haut, et on aseptise le tout. Ça permet d’avoir le beurre et l’argent du beurre : l’illusion d’une critique (pour nos lecteurs), et la garantie qu’on a vexé personne (pour nos annonceurs) », explique un journaliste officiant dans une revue musicale à grand tirage, toujours sous couvert d’anonymat.
Pour D., journaliste pigiste pour la presse quotidienne régionale, il est évident qu’un article est devenu une marchandise monnayable. Alors qu’il avait pour habitude de couvrir un gros festival de sa région pour un journal local, son rédacteur en chef lui a fait comprendre : « Ça fait plusieurs années qu’on veut faire un partenariat avec eux et que les organisateurs [du festival] refusent… donc cette année, on ne va rien faire ». « Pour la petite histoire, le festival préfère garder le journal concurrent comme partenaire média pour une évidente raison de diffusion [le journal concurrent couvre toute la région tandis que celui pour lequel D. travaille ne couvre qu’une ville. ndlr]. Du coup, le rédac chef boude, du coup les lecteurs n’ont plus les informations, du coup le festival perd en visibilité… », raconte D. Plus jusqu’au-boutiste encore, il n’est pas rare que via leurs régies pub, les rédactions se voient imposer la chronique d’un artiste plutôt qu’un autre, selon la logique « un encart publicitaire égal une critique élogieuse ».
Une critique standardisée et sans inspiration
Olivier Lamm, critique musical, évoque diverses formes d’« arrangements » dans les différentes rédactions avec lesquelles il a pu travailler. « Mais le fait est que la cooptation est un phénomène beaucoup plus complexe que celui qu’on imagine : ça va de l’échange de bons procédés entre major et magazines (une Une contre une grosse pub) à l’échange de services amical entre médias et petit label », relativise-t-il.
Aujourd’hui, ce journaliste écrit essentiellement pour The Drone, un média uniquement présent sur internet qu’il envisage « à plusieurs vitesses » et depuis lequel il tente d’atteindre son idéal journalistique. Parmi les défis éditoriaux, il cite : « Trouver un équilibre entre les sujets abordés sans tomber dans les écueils du trop généraliste ou du trop spécialisé, accompagner les scènes dont on se sent proches, être à l’écoute de ce qui tressaille, que ce soit à deux rues du bureau ou à l’autre bout du monde, loger tout le monde à la même enseigne – la star qu’on juge digne de pensée et de théorie ou le groupe de gamins qui débute ».
Mais pour la majorité de la presse musicale et plus encore des rubriques musicales des grands médias, suivre scolairement le rythme des sorties des maisons de disques les plus populaires reste la pratique dominante et constitue un considérable gain de temps pour des journalistes dont le travail est organisé de façon à être le plus rentable possible. Pourquoi se fatiguer à partir à la recherche d’artistes novateurs dont la communication n’est pas rondement ficelée quand il suffit d’ouvrir les e-mails envoyés par les chargés de relations presse et d’avoir toujours sous les yeux le calendrier de sorties des grandes maisons de disques ? Pis : pourquoi faire le pari risqué d’ouvrir le lectorat à de nouveaux horizons quand on peut continuer à lui parler d’artistes qu’il connaît déjà ?
Pour Olivier Lamm, le problème de fond vient d’ailleurs moins du couperet de la publicité que de l’oisive apathie des journalistes. Sont en cause selon lui, « un manque de professionnalisme, une autocensure et une mollesse étonnante de la part de journalistes souvent trop enclins à se ruer dans la facilité et les clichés […]. Beaucoup de journalistes relaient l’existence de produits fades et éculés parce qu’ils n’y voient rien à redire ». « Le vrai souci des magazines qui parlent de musique en France, c’est qu’ils considèrent par avance que leurs lecteurs sont idiots et ignares », conclut-il.
Étienne Menu est journaliste et co-rédacteur en chef d’Audimat, une revue qui entend mettre en avant « les artistes, les périodes ou les scènes musicales à l’aune de l’histoire de la pop », et proposer « des articles long format sur la musique » et « un discours critique exigeant ». « En termes pratiques, les magazines musicaux ou les rubriques musique des titres généralistes doivent trouver suffisamment de marchandises musicales "valables" pour remplir leurs pages – c’est la même dynamique que la critique cinématographique ou littéraire. Du coup on s’emballe artificiellement sur des disques de qualité moyenne, juste pour produire du contenu, et aussi bien sûr garder de bons rapports avec les maisons de disques qui achètent des espaces publicitaires », analyse-t-il. Il poursuit : « Il y a toujours eu trop de sorties et trop d’artistes peu talentueux. Quand par exemple on lit un numéro des Inrocks de la fin des années 90, on tombe sur des dizaines de groupes oubliés, le plus souvent pour de bonnes raisons. C’est normal, c’est le jeu, seulement ça se fait souvent au détriment de groupes plus intéressants, ou en tout cas plus libres, mais dépourvus de vrais moyens en termes de promotion et de distribution ».
Il faut également noter que la pauvreté du vocabulaire utilisé n’aide pas à ré-enchanter le genre. Ainsi, la musique pop semble condamnée à n’être plus qu’« acidulée », le dernier « hit électro » sera invariablement considéré comme « redoutablement efficace » et un morceau de rap contestataire sera forcément « poétique et engagé ». Ce lexique pseudo-érudit et stéréotypé constitué de mots-valises interchangeables mis bout-à-bout cache mal sa propre vacuité… Et surtout, alors que cela devrait être sa raison d’être, il échoue à retranscrire véritablement l’expérience d’écoute.
Un public formaté par l’industrie
L’alignement systématique sur l’agenda économique des sorties de disques ne nuit pas seulement à l’inspiration de la presse spécialisée. Elle habitue également l’auditeur-lecteur à une perception de la musique comme une marchandise périssable, soumise à tous les effets de mode – au même titre qu’une chemise ou qu’un article de décoration intérieure en somme.
« Le rythme du marché peut provoquer chez les passionnés de musique une forme d’avidité permanente, une compulsion à entendre de nouveaux produits, voire simplement à entendre parler d’un futur nouveau produit. Il y a chez beaucoup de journalistes et de fans une sorte d’obsession du "ça va sortir bientôt, ça promet, on attend ça avec impatience", qui fétichise l’attente même du disque et tend à entraver le jugement critique », constate ainsi Étienne Menu.
Dans un contexte dominant ultra marchand, à la fois en amont (chez les rédactions sommées de couvrir les sorties les plus « bankables ») et en aval (chez les consommateurs de musique toujours plus friands d’exclusivité), et alors qu’Internet permet au lectorat d’accéder à un contenu gratuit foisonnant, on assiste à une fuite en avant commerciale de nombreux titres qui ont choisi de diversifier leurs revenus.
Ainsi, le mensuel Tsugi co-gère désormais la salle de concert Le Trabendo, après avoir organisé des soirées « Tsugi Superclub » au Bataclan avec l’agence de communication We Become pendant cinq ans tandis que Les Inrockuptibles a été jusqu’à modifier sa ligne éditoriale, tronquant une partie de ses pages musique au profit de celles consacrées aux « faits de société » et au « life style ». Une stratégie qui a permis à l’hebdomadaire d’attirer de nouveaux annonceurs ciblant les CSP +. À coup de hors-séries et de produits dérivés, les expédients marketing ont fini par porter leurs fruits et la presse musicale continue aujourd’hui de consolider ses bases arrières… ailleurs que dans ses traditionnelles colonnes.
Le journalisme musical n’est pourtant pas condamné pour survivre à faire du charme à l’industrie de la musique et aux annonceurs. À condition toutefois de délivrer une information de qualité. En effet, comme le fait remarquer Étienne Menu, « pour un auditeur lambda qui va écouter maximum 10 albums nouveaux par an, c’est difficile de faire un choix qui ne soit pas guidé par les prescriptions médiatiques, et surtout c’est difficile d’affiner ce qu’on pense de ces disques puisque les articles sur le sujet ne retranscrivent que rarement la véritable expérience d’écoute et ne donnent que peu de repères techniques ou historiques » ; et de fait, ajoute-t-il, « les lecteurs sont peu familiers des argumentaires rigoureux sur la pop music ».
Émilie Laystary