Les instituts de sondages sont des entreprises comme les autres : ils vendent des produits (les sondages) à leurs clients (les commanditaires) pour réaliser des profits. Mais jusqu’où les sondeurs sont-ils prêts à aller pour répondre aux attentes de leurs clients ? La question se pose en particulier lorsque le client est un média, pour qui la valeur d’un sondage sera proportionnelle à sa capacité à « créer l’évènement ».
Elle se pose avec d’autant plus d’acuité lorsque des échéances électorales approchent : censés prédire les résultats des élections, les sondages d’intentions de vote fleurissent, avec, de préférence, des conclusions qui font des « Unes » tapageuses. Dans la perspective des municipales de mars, on a ainsi assisté à une vague de sondages et de commentaires (parfois contradictoires) sur la « montée du FN ». Avec une prudence méthodologique et une rigueur déontologique à géométrie variable…
L’objet de cet article n’est évidemment pas de réfuter l’hypothèse selon laquelle le parti d’extrême-droite serait en passe d’obtenir des scores élevés aux prochains scrutins – ni de la confirmer d’ailleurs. Mais de pointer comment cette « montée », qui reste à démontrer, est mise en spectacle à travers les commentaires, sans aucun recul, de sondages considérés à tort comme des scrutins anticipés.
Des commentaires peu scrupuleux
Prenons l’exemple du sondage TNS Sofres-Sopra Group mené le 30 janvier dans le troisième secteur de Marseille pour Europe 1 et le Nouvel Observateur. Pour l’hebdomadaire qui commande le sondage, « la présence du FN au second tour est la principale nouveauté par rapport au scrutin d’il y a six ans ».
Comparer le résultat du précédent scrutin des municipales au résultat… d’un simple sondage ? La présence du Front National au second tour est actée au point de faire du scrutin « une bataille au couteau dont le Front National est l’arbitre puisque tout cela se jouera, au final, dans le cadre d’une triangulaire. »
Audacieux. D’autant plus que ledit sondage s’est fait sur un échantillon de 614 personnes. Or si l’on considère la marge d’erreur (2,4 points environ), il est plus qu’hasardeux de déduire qui du candidat du Front National (14 %) ou du Front de gauche (11 %) pourrait arriver en troisième position. Mais de tels scrupules seraient sans doute moins vendeurs…
Idem à Strasbourg : Les Dernières Nouvelles d’Alsace et Europe 1 ont commandé à l’Ifop un (quatrième) sondage électoral publié le 21 février dans les colonnes du quotidien alsacien qui, plus prudent, titre : « L’hypothèse d’une triangulaire avec le FN ». Sauf que, à bien regarder les chiffres, cela donne 9,5 % pour le FN, 9 % pour Europe Écologie-Les Verts et 8 % pour François Loos qui se présente en indépendant.
Là encore, il est impossible de conclure qui arrivera troisième puisque le sondage se base sur un échantillon de 609 personnes environ (et donc une marge d’erreur d’environ 2,4 points). Et davantage encore de conclure sur une présence au second tour puisque cela suppose que le FN dépasse la barre des 10 %... Une hypothèse qui est donc là encore très fragile.
Victoire du FN à Hénin-Beaumont ?
Le 18 février, une « information » tombe : selon un sondage de l’Ifop pour Europe 1 et La Voix du Nord, le FN serait donné gagnant à Hénin-Beaumont « d’une courte tête avec 50,5 % d’intentions de vote » selon le site d’Europe 1.
Ce résultat est repris sans recul par La Voix du Nord, bien sûr, mais aussi, entre autres par l’AFP, 20 Minutes, Le JDD, BFM-TV, i>Télé, Les Échos, le Télégramme, le Figaro, Metronews… ainsi que par le Grand Journal de Canal + et Le Monde – qui reviendra sur son article, comme nous le verrons plus loin.
Seul problème : comme le souligne Hubert Huertas dans une chronique, le résultat de l’enquête est très peu fiable ! Avec un échantillon de 500 personnes environ, la marge d’erreur est de 4,5 points pour un score estimé à 50,5 % pour le candidat frontiste. Autant dire que ce résultat ne permet en rien de donner gagnant le Front National.
Victoire du FN à Forbach ?
Dans Le Républicain Lorrain, c’est « un sondage exclusif » qui est annoncé en grande pompe : « Demain dans Le Républicain Lorrain, vous découvrirez tous les résultats et les analyses d’un sondage exclusif […] La présence de Florian Philippot comme tête de liste confère à ces municipales de Forbach une envergure nationale » car, semble s’enorgueillir, le quotidien, il « attire tous les médias nationaux ». On a les satisfactions que l’on peut…
Là encore, les commentateurs vont un peu vite en besogne… « Le FN Florian Philippot donné en tête au 1er tour » titre Le Parisien dans un article du 25 janvier. Sauf que les résultats de cette enquête commandée par Le Républicain Lorrain et Europe 1 à l’Ifop auprès de seulement 500 habitants comprend une marge d’erreur de 4,1 points sur les résultats attribués au FN (35 %) et au PS (33 %).
Dans un accès de déontologie, Le Parisien mentionne dans son commentaire la marge d’erreur… et l’oublie aussitôt, concluant que Philippot serait en tête au premier tour. Au second tour les deux candidats sont annoncés au coude à coude dans le cas d’une triangulaire avec une marge d’erreur plus importante. Mais pourquoi ne pas évoquer la possibilité que le candidat UMP ne maintienne pas sa liste ?
Autres « têtes d’affiche »
Comme à Hénin-Beaumont, les sondages sont particulièrement prisés là où le FN s’apprêterait à faire des scores importants. C’est le cas à Béziers, où il est représenté par Robert Ménard, candidat soutenu par le FN, Debout la République, le MPF et le RPF. Paris Match publie un sondage commandé à l’Ifop, réalisé du 13 au 15 janvier et publié le 19 février sur le site de l’hebdomadaire. S’il est annoncé « au coude à coude » au premier tour, il est distancé au second dans le cas favorable d’un maintien de la liste socialiste. Ce qui n’empêche pas Le Journal du Dimanche de titrer, sur la foi de ce sondage : « Béziers, la plus grande ville FN ? » Pour le frisson ?
Et même lorsque le score n’est pas au rendez-vous, la présence du FN en seconde place dans les pronostics des sondeurs suffit à faire l’actualité. C’est le cas avec Louis Aliot à Perpignan : « Perpignan : le FN n’y arrive pas » commente le Nouvel Observateur à propos d’un sondage commandé par l’hebdomadaire à la Sofres. « Louis Aliot atteindrait quand même les 28 % dès le premier tour et arriverait en 2e position » semble lui répondre le site du Point.
Mais la palme revient sans doute au sondage Ifop pour 20 Minutes et i>Télé qui permet au quotidien gratuit de titrer le 23 février, « EXCLUSIF. Le Front National l’emporterait à Fréjus face à une droite "fracturée" ». Le FN l’emporterait en effet selon ce sondage dans l’hypothèse… d’une « quadriangulaire » au second tour. Que ne faut-il pas inventer pour jouer à se faire peur ! Et cela quand bien même, dans le même article, la socialiste affirme « être claire vis-à-vis du Front National » pour le faire battre…
Entre « montée » et « décrue » ?
La preuve de la « montée du FN » serait donnée non seulement par les sondages d’intention de vote aux municipales, mais également par des sondages, d’opinion cette fois, à l’échelle nationale. Ainsi, sur la foi d’un sondage TNS Sofres pour France Info, Canal+ et Le Monde, ce dernier titre le 12 février « 34 % des Français "adhèrent aux idées du Front National" ». Les personnes interrogées répondaient à la question « Êtes-vous d’accord avec les idées du FN ? » – sans que les idées en questions ne soient précisées.
D’autres résultats du sondage éclairent en partie le sens ces réponses : 43 % des personnes interrogées n’adhèrent ni aux constats, ni aux solutions du FN ; 35 % adhèrent aux constats mais pas aux solutions du FN. Restent 14 % des répondants qui adhèrent aux solutions du FN. Mais ces résultats ne sont cités nulle part… Ainsi Le Monde aurait pu titrer « 14 % des Français adhèrent aux solutions du FN ». Moins vendeur ?
L’avantage avec les sondages, c’est qu’il y en a toujours un pour en contredire un autre : quelques jours plus tôt, les sondologues du Monde diagnostiquaient un « trou d’air » du FN, contredisant déjà de précédents sondages… L’occasion, non pas de remettre en question cette avalanche de sondages, mais de pousser un peu plus loin le bavardage. Est-ce le signe d’une « chute », d’un « plateau » ou d’une « décrue » ? C’est en tout cas une opportunité pour de nouveaux « pronostics »…
Et deux jours après les révélations du Monde sur l’« adhésion des Français aux idées du FN », un autre sondage BVA pour i>Télé, Le Parisien et Aujourd’hui en France concluait que le FN serait en recul en termes d’« intentions de victoire » et non sur les intentions de vote. Comprenne qui pourra.
Comme quoi en matière de sondologie, il suffit parfois de choisir le bon thermomètre pour trouver la bonne température…
Des scrupules méthodologiques… à oublier au plus vite !
Il serait injuste de dire que les mouvements de yo-yo des sondages électoraux, fabriqués par des sondeurs complaisants et acclamés par les commentateurs, n’ont pas provoqué de questionnements dans les médias. « Dès que les intentions de vote pour le FN progressent, la presse multiplie les unes chocs. Parfois, au mépris de son devoir d’information », commentent Les Inrockuptibles en faisant notamment référence au Nouvel Observateur. Celui-ci s’interrogeait à propos des résultats d’un sondage « exclusif » sur le FN sur lequel nous nous étions également penchés : « Bientôt le premier parti de France ? » . Mais Les Inrockuptibles n’ont pu s’empêcher, pour analyser ce phénomène, d’interroger… un sondeur de l’Ifop !
Dans son édito politique du 20 février sur France Inter, Marc Fauvel en appelle de son côté « à se méfier des sondages », d’autant plus que « ce sont les instituts de sondage eux-mêmes qui le reconnaissent ». Et de rappeler les biais méthodologiques de ces sondages, et notamment les problèmes liés au « redressement [1] » par les sondeurs des votes FN : « Dans l’ouest du pays, par exemple, où il est peu implanté, on continue à redresser le score de ses candidats. Alors que dans le sud-est, où il est désormais enraciné, on considère que les gens n’ont plus honte de dire qu’ils vont voter pour lui… Il y a un peu de doigt mouillé derrière tout cela… »
Et certains journalistes de noter, enfin, l’absence de précautions des médias à l’égard des marges d’erreur – déjà largement commentée dans cet article. Le sondage sur la « victoire » du FN à Hénin-Beaumont a ainsi donné lieu à de nombreuses réactions et appels à la précaution, notamment de la part de La Croix ou du Monde.
L’article en question du Monde, grand consommateur de sondages s’il en est, comporte une mise au point savante sur les marges d’erreur… avec bien sûr le commentaire du maître-sondeur de l’Ifop, Frédéric Dabi. Il remplace un précédent article, purement et simplement supprimé, qui annonçait, imprudemment donc, la victoire du FN.
La mise au point du Monde est d’autant plus nécessaire que les bonnes résolutions ont presque trois ans : en 2011, le quotidien appelait déjà à prendre en compte les marges d’erreur… En d’autres termes, méfiez-vous des sondages mais ne nous privons pas de les commenter en long, en large et en (de) travers.
D’autant que les européennes s’annoncent déjà avec leurs lots de sondages fracassants… et de bonnes résolutions oubliées. « Élections européennes : les listes du FN en tête selon un sondage » titre la dépêche du Monde. En tête à deux points près… soit l’étendue de la marge d’erreur.
Ces critiques occasionnelles, dans les médias, des sondages et surtout de leurs usages médiatiques les moins scrupuleux, sont une exception qui confirme la règle : celle du traitement sensationnaliste de la vie politique à coups de sondages « chocs ». Ou comment, par cynisme ou par réflexe, le marketing éditorial passe avant la rigueur méthodologique ou déontologique.
Cette instrumentalisation des sondages est d’autant plus irresponsable qu’elle a pour conséquence de faire du Front National un pôle d’attraction permanent de la vie politique... et la principale « vedette » de ces élections municipales.
Frédéric Lemaire (avec Blaise Magnin)