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Menaces sur l’avenir de Libération et du Monde

par Blaise Magnin, Henri Maler,

Alors que Libération subit actuellement une crise si grave qu’elle menace son existence, celle que traverse une nouvelle fois Le Monde, plus larvée, n’en est pas moins menaçante pour son avenir. Au moment même où l’éditocratie salue peu ou prou le prétendu « réalisme » de François Hollande et du gouvernement, il est à la fois cocasse et symptomatique de l’état général déplorable de la presse française, de constater que les deux quotidiens qui accompagnent avec plus ou moins de distance cette orientation politique connaissent de telles difficultés. Pourtant, quelle que soit l’estime dans laquelle on peut tenir ces deux publications, il y a tout lieu de s’en inquiéter…

L’avenir de Libération n’a jamais été aussi sombre et flou. L’hypothèse d’une restructuration, voire d’un « dépeçage » et « vente à la découpe » de « la marque » et des locaux reste posée. L’actionnaire de référence (et milliardaire de l’immobilier) Bruno Ledoux, particulièrement favorable à la transformation du quotidien fondé par Sartre en complexe de loisirs branché, a ainsi débarqué Philippe Nicolas, ex-acolyte de Nicolas Demorand à la tête du journal et plutôt partisan d’un « dépôt de bilan », plus protecteur juridiquement et qui aurait pu permettre de ne pas cesser la parution dans l’attente d’un nouvel actionnaire éventuel.

Tout en promettant une restructuration « inévitable » et « très conséquente », le bien nommé Ledoux affirme qu’il n’est pas question d’abandonner le papier et entend créer, en plus, « une Libé TV, une radio »… Un peu magicien, donc, l’entreprenant entrepreneur est aussi un patron à poigne. En plein de bras de fer avec sa rédaction, il n’hésitait pas à lancer, le 6 mars, devant un parterre d’étudiants en journalisme que « si on est contre [ses projets], personne n’est tenu de rester. Le journal n’appartient pas aux journalistes. On n’est pas en Union soviétique. » Comme chacun sait, en Union soviétique, les journaux étaient autogérés par les journalistes !

La situation du Monde, en crise permanente depuis près de vingt ans, avec alternance de recapitalisations et de nouvelles formules est quelque peu différente. Alors qu’une nouvelle fois la situation financière du journal est très délicate, les mesures envisagées par la direction semblent plus radicales encore. Quelques mois après la création d’un cahier quotidien intitulé significativement « Éco & Entreprise », qui donne déjà une place disproportionnée à la micro-économie, il s’agirait à présent, au prétexte de développer l’édition web, de supprimer des postes au sein des pages Environnement, mais aussi ceux consacrés au suivi de l’exclusion/pauvreté, de la banlieue, de l’extrême-gauche ou des musiques populaires.

Avec comme objectif évident de séduire le seul lectorat qui semble importer : celui des décideurs et des cadres dirigeants à fort pouvoir d’achat, attirant les annonceurs les plus prodigues. Ce plan de réorganisation, avec menace de licenciements secs en cas de refus des réaffectations, qui couvrirait en sus une reprise en main éditoriale et idéologique, éloignerait encore davantage Le Monde de son statut de « quotidien de référence », auquel lui seul croit encore, et en ferait un concurrent toujours plus direct du Figaro et de « ses pages saumon », mais aussi du quotidien du monde des affaires, Les Échos.

Autant dire que les bribes vaporeuses d’orientation progressiste qui restaient au Monde risquent de définitivement s’évaporer sous peu.

D’un autre genre, les dérives de la ligne éditoriale de Libération n’en sont pas moins grandes. Autoproclamée « maison commune de toute la gauche », Libération se complait depuis de nombreuses années déjà dans des postures radical-chic qui, à de rares exceptions près, réduisent à presque rien les préoccupations sociales et anticapitalistes de la gauche de gauche et du mouvement social, tout en se délectant du « réalisme » et de la conversion au libéralisme le plus brutal de la gauche de gouvernement.

Alors pourquoi ceux qui ne partagent pas les options politiques de Libération et du Monde devraient-ils s’inquiéter de l’éventualité que les lecteurs soient privés des contorsions péri-gouvernementales du premier et du libéralisme vaguement social du second ? Pour quatre bonnes raisons au moins :

- Parce que les options éditoriales d’un titre ne coïncident pas totalement avec ses options politiques et que comme le souligne Chomsky, l’information que diffusent les médias n’est pas réductible à la propagande ;

- Parce que le pluralisme forme un tout et que, aussi peu qu’il soit respecté dans les colonnes de ces journaux, il est peu probable qu’il sorte renforcé si, hormis L’Humanité et La Croix, seuls demeurent comme grands quotidiens généralistes nationaux Aujourd’hui en France (Le Parisien) et Le Figaro ;

- Parce que les autres médias, en particulier sur Internet, ne peuvent pas être de purs et simples substituts à la presse écrite imprimée ;

- Parce que les usagers des médias ne sont pas (ou ne devraient pas être) seulement des consommateurs, décidant selon leurs goûts et opinions, aussi légitimes soient-ils.

Quelles que soient leurs préférences, qu’ils adorent ou détestent Le Monde et Libération, qu’ils se méfient des médias traditionnels ou seulement de certains d’entre eux, qu’ils privilégient ou non les sites en ligne et les médias associatifs, ces usagers sont tous concernés : ce n’est pas – ou pas toujours – par soustraction de titres que se gagne le combat pour une appropriation démocratique des médias

 
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