Le complot des incrédules
Or, dans nombre de pays, de larges secteurs de l’opinion publique – du moins celle que les sondages prétendent refléter – avouent leur incrédulité à l’égard des explications fournies ou accréditées par les médias dominants : de l’attaque de Pearl Harbour en décembre 1941 aux attentats du 11 septembre 2001, de l’assassinat de Kennedy à la mort de Lady Di, pour ne mentionner que quelques exemples.
Cette opinion publique-là est une construction artificielle des sondages eux-mêmes qui agrègent des réponses disparates : une opinion qui ne manifeste guère en tant que telle en dehors de ces sondages, qui ne fournissent donc, dans l’hypothèse qui leur est la plus favorable, que des indices. Mais de quoi ?
- L’incrédulité se nourrit d’abord d’une défiance généralisée à l’égard des informations fournies par les institutions publiques et les médias eux-mêmes : une défiance à l’égard des médias, des journalistes et des informations qu’ils diffusent, une défiance dont ils font les frais, même si ces médias et ces journalistes n’en sont pas tous indifféremment responsables et, en tout cas, les seuls responsables.
- L’incrédulité repose ensuite sur le sentiment que c’est derrière les apparences qu’il convient de chercher la vérité, quitte à attribuer à des actions concertées d’individus ou d’institutions ce qui relève de logiques sociales et politiques sans lesquelles ces actions, quand elles existent, seraient inefficaces.
- L’incrédulité peut enfin trouver aussi sa source dans le souvenir de précédents fâcheux : des « machinations » en tous genres que les médias ont très inégalement combattues quand elles existaient quand ils ne les ont pas accréditées alors qu’elles étaient inventées. Qu’il s’agisse, donc, de « complots imaginaires » : les prétendus « massacres » de Timisoara, le prétendu « Plan Fer à cheval », prêté à Milosevic, destiné à « nettoyer » le Kosovo de sa population albanophone, la campagne d’intoxication sur l’existence d’armes de destruction massive enterrées dans le désert irakien par Saddam Hussein, etc. Ou qu’il s’agisse de machinations bien réelles, fomentées ou soutenues par la CIA notamment : le coup d’État en Iran en 1953, le coup d’État au Chili en 1973, le programme d’armement des talibans en Afghanistan à partir de 1979, le financement illégal des contras nicaraguayens aux cours des années 1980, etc.
La défaite du journalisme
Que font les médias pour combattre l’incrédulité qui les frappent et qui frappent, du même coup, les informations qu’ils diffusent, même quand elles sont vérifiées ?
- Condamner la défiance à l’égard des grands médias sans la comprendre, répondre aux doutes, même les plus mal fondés, en assénant des certitudes, disqualifier toute critique des médias en l’assimilant à une paranoïa conspirationniste : tels sont les pires services que l’on puisse rendre au journalisme lui-même.
- Traiter l’inquiétude insatisfaite des publics à l’égard des apparences comme une ignorance coupable, lui prêter des penchants conspirationnistes assimilables à des théories et les jauger de toute la hauteur dont sont capables des pédagogues qui ne parlent qu’à eux-mêmes et méprisent le peuple qu’ils prétendent instruire : ces postures relèvent d’une conception du journalisme dont l’arrogance égale son impuissance quand il traite des publics suspicieux en peuple de conspirationnistes.
- Passer par pertes et profits l’existence de conspirations réelles ou la diffusion des « complots imaginaires » inventés par des institutions politiques et leurs services, alors que ces exactions ou ces mensonges d’État nourrissent une suspicion légitime, c’est alimenter ce que l’on condamne : la quête de complots cachés qui sont souvent imaginaires.
Il existe bel et bien, en effet, des visions conspirationnistes globales et des micro-théories conspirationnistes. Encore convient-il d’identifier clairement et distinctement chacune de ces théories, même si on peut les reconnaître à quelques traits rhétoriques relativement invariants.
Quand ils existent, les « obsédés du complot » – pour reprendre une expression de Caroline Fourest [2] – le sont généralement d’un complot particulier qu’il est vain d’englober dans un « complotisme » généralisé. Aux « obsédés du complot », répondent trop souvent, dans l’espace médiatique, des « obsédés du complotisme » qui non seulement en amalgament toutes les formes, mais l’attribuent généreusement à des positions qui ne sont en rien conspirationnistes. Or voir du conspirationnisme partout interdit aux journalistes de lui faire face quand il est avéré. Et si l’on ajoute que la détection d’un conspirationnisme sous-jacent ne suffit pas à lui répondre (comme le montre le cas d’Alain Soral), les prétendues enquêtes monolithiques sur le conspirationnisme (comme celle de Daniel Leconte flanqué de Philippe Val [3]), consomme la défaite du journalisme d’enquête.
À ces défaites du journalisme, un seul remède : un peu moins d’imprécations et un plus de journalisme !
Henri Maler