À la demande de la direction de la rédaction, Marcelle avait d’abord renoncé à évoquer, dans sa chronique du 4 avril dernier, les problèmes où Libération se débat depuis des mois. Puis, une semaine plus tard, sa chronique du 11 avril a été purement et simplement supprimée – après qu’il avait refusé de l’amputer d’un post-scriptum où il répondait à un mail envoyé à l’ensemble des salariés du quotidien par leur nouveau PDG. Et ce 25 avril, de nouveau : le journal paraît sans « No Smoking ».
Marcelle réagissait là aux textes de deux collaborateurs de Libération : Bernard Guetta et Alain Duhamel, dont les chroniques sont respectivement publiées le mercredi et le jeudi. Au second, il reprochait notamment d’avoir, dans sa chronique du 17 avril - consacrée aux prochaines élections européennes -, amalgamé dans un même opprobre, et selon un procédé devenu tristement banal, la cheffe du Front national et le coprésident du Parti de gauche, en pronostiquant : « Le Pen aboiera, Mélenchon éructera ».
Plus généralement, Marcelle déplorait que, neuf ans après l’ahurissant battage médiatique qui avait précédé le référendum de 2005 sur le Traité constitutionnel européen, les propagandistes du « oui » n’aient rien perdu de leur « morgue » de l’époque.
Ce que découvrant, Fabrice Rousselot, directeur (démissionnaire) de la rédaction de Libération, a jugé que certains des termes de cette chronique étaient « insultants » pour les intéressés : « Je ne peux pas les laisser passer », a-t-il signifié à Marcelle.
Les archives de Libération témoignent cependant de ce que des échanges assez vifs ont déjà opposé, dans les pages du journal, certains de ses chroniqueurs. Dans une tribune datée du 20 mars 2012, un certain… Alain Duhamel traitait ainsi Daniel Schneidermann - qui avait osé l’égratigner dans une chronique parue la veille – de « Tartuffe » : il lui reprochait, entre autres amabilités, d’user d’ « insinuations » et d’ « amalgames », et de préférer « l’aversion à la réflexion ». D’évidence : la direction de Libération, qui s’était donc empressée de publier cette « réponse » d’Alain Duhamel, n’avait pas considéré que les mots qu’il employait étaient « insultants » pour Schneidermann.
Mais force est de constater qu’aujourd’hui, Marcelle, curieusement, ne bénéficie pas des mêmes égards – puisqu’après qu’il a refusé hier d’« amender » son propos, sa chronique – que nous publions ci-dessous – a été censurée.
Pour la deuxième fois, en trois semaines : cela commence à faire beaucoup – et tant, même, que l’on comprendrait mal que la rédaction de Libération reste encore sans réagir…
Sébastien Fontenelle
Remarque d’Acrimed. L’on ne voit pas bien ce qu’il peut y avoir d’« insultant » dans les appréciations portées par Pierre Marcelle contre les deux mammouths du « commentariat » que sont Alain Duhamel et Bernard Guetta, et finalement censurées (voir ci-dessous). En revanche, publier sans contrepartie leurs chroniques outrancièrement favorables à l’UE et caricaturant les points de vue opposés, est assurément injurieux, non pour quelque éditocrate à la susceptibilité délicate, mais pour… une grande partie du lectorat de Libération, ou du moins de son lectorat potentiel ! Que la chefferie du journal ne s’en aperçoive même pas est consternant, mais significatif de son aveuglement…
La chronique (censurée) de Pierre Marcelle :
Dans un mois, jour pour jour, donc, les élections européennes, et, faute de mieux en matière d’argumentaire, chez les maîtres-penseurs, c’est reparti comme en 2005 : à boulets roses et au canon de marine, le retour des « ouiistes » d’alors, les mêmes exactement, sans vergogne et assez impavides pour n’avoir jamais seulement envisagé de changer un tout petit peu d’avis, ne serait-ce que dans l’expression de leurs certitudes…
Entendons-nous : que mes voisins de chronique, respectivement en charge de Diplomatiques et de Politiques, réactualisent leur morgue avec leurs convictions, rien à dire. Nul ne répugne, dans ces pages, à s’afficher péremptoire. Parlant ici d’un point de vue européiste, j’ai, moi aussi, eu désir d’une Constitution qui n’aurait pas abdiqué tous pouvoirs aux marchés, se serait préoccupée de social et de fédéralisme, aurait construit les moyens de son émancipation et porté haut les principes démocratiques dont mensongèrement elle se réclamait. Pourtant, neuf ans après certaine campagne pour le oui à ce « traité établissant une Constitution pour l’Europe » mais qu’un référendum sanctionna en 2005 d’un non sans appel, six ans après ses cyniques réécriture et ratification constitutionnelle en « traité de Lisbonne », et deux années après que la promesse de campagne présidentielle hollandaise de le renégocier eut été jetée aux orties, on aurait apprécié qu’un bilan en fût tiré, et sa propagande à tout le moins reconsidérée. Au lieu de quoi, rien que l’arrogante et lancinante répétition, dans le même dogme, des mêmes injures et des mêmes oukases.
Bernard Guetta, avec sa chronique du 16 avril titrée « Coupable Occident, forcément coupable », ouvrait le bal à propos d’Ukraine et de Rwanda en enfermant ses adversaires mal identifiés dans une double caricature. Selon lui, faire doucement remarquer que la politique postcoloniale de la France, en Afrique et dans le mitan des années 90, n’avait pas l’innocence immaculée de l’agneau pascal, c’était prétendre que « la gauche et la droite françaises […] auraient, autrement dit, (sic - c’est nous qui soulignons, ndlr), voulu l’assassinat à la machette de 800 000 personnes ». En vertu d’un raisonnement semblablement binaire, constater que l’illisible diplomatie de l’UE encouragea un partenariat économique avec Kiev, fournissant ainsi à l’expansionnisme poutinien un prétexte à réagir, c’était, selon Guetta, prêter à ladite UE le désir réfléchi, voire prémédité, de « s’en prendre aux Russes ». Ainsi, Mélenchon serait-il identifié comme pro-russe, donc « poutinien », aussi sûrement que Le Pen en Syrie pro-el-Assad. Contre celui-ci et celle-là, il ne s’agit que de marteler encore et toujours, envers et contre tout, que l’UE est par essence libre-échangiste vertueuse autant que les États-Unis, et son bilan admirable. Mais, à la question posée en préalable par le chroniqueur : « Pourquoi tant de gens qui ne sont pas analphabètes, tant de Français qui ne sont, a priori, pas demeurés, ont-ils pu dire ou penser tant d’inepties ? » il ne serait pas répondu.
Dès le lendemain, Alain Duhamel ferait à son compère écho dans sa chronique intitulée ce jeudi 17 avril « Qui va défendre l’Europe ? » Préjugeant les comportements de chaque parti face à une institution qui, si elle a, certes, du mal à exister, le doit d’abord et surtout à elle-même, l’auteur lui prédit d’abord « le supplice du pilori », de quoi évidemment « Marine Le Pen pavoisera, Jean-Luc Mélenchon s’enfiévrera ». Toujours, dans la balance rhétorique de Duhamel, l’obsession de ces deux-là unis, au mépris de toute réalité programmatique, comme un couple (tel celui, symétrique, qu’il forme en l’occurrence avec Guetta)…
Et pour qu’il soit bien entendu que cette union de « populistes » et « démagogues » est de nature diabolique, le lexique autant que la syntaxe sera plus bas appelé à la rescousse : où « le message de l’UMP sera totalement cacophonique », où « les cris des souverainistes écraseront les propos trop sages et trop lisses des pro-européens », où « le PS sera muet », « les écologistes défendront l’Europe comme des adolescents brouillons » et « les centristes […] prêcheront stoïquement dans le vide », quid des deux Fronts, national et de gauche, également innommés parce qu’également innommables, et, partant, personnalisés à l’extrême (si j’ose dire) via leurs deux leaders ? La sentence est assénée comme un trait de hache : « Marine Le Pen aboiera, Jean-Luc Mélenchon éructera. » Vous ne vous attendiez pas à ce que ceux-là s’expriment autrement que comme des animaux, non ?
À la chute de Guetta, « l’Occident est impuissant », et à celle de Duhamel, « l’Europe a disparu de notre paysage ». L’un ni l’autre n’a rien appris, mais il faut d’ores et déjà supposer que, de cela aussi, les « nonistes » avec les abstentionnistes du 25 mai devront faire repentance.
Pierre MARCELLE