Le dispositif de « C dans l’air » (France 5) ne détonne pas franchement dans le paysage médiatique : une petite heure de discussion entre cinq « experts » à l’expertise souvent douteuse, donc, devisant sur les sujets qui agitent l’actualité, le tout étant saupoudré de quelques reportages.
Entre le 5 février et le 15 avril 2014, Yves Calvi jugea, semble-t-il, que l’actualité politique française devait dominer : sur 50 émissions, 31 furent consacrées à la politique économique, aux « affaires », aux élections, à l’exercice du pouvoir ou encore à l’état de l’opinion. Et pour évoquer ces sujets, Yves Calvi a remisé son imagination dans un tiroir et préféré puiser dans la jarre du conformisme pour transformer son émission (et donc la « chaîne du savoir » du service public) en machine à commentaires.
Un carnet d’adresse atrophié
Un rapport de la Commission sur l’image des femmes dans les médias avait déjà évoqué l’absence de parité dans certaines émissions comme « C dans l’air ». À cette observation, il convient d’ajouter le manque de renouvellement dans le choix des « invités »... Si l’on peut encore qualifier ainsi des intervenants si réguliers qu’ils en deviennent quasiment des chroniqueurs.
Ainsi, sur la période ciblée, Christophe Barbier (L’Express) a participé à près d’un tiers des émissions consacrées à un thème touchant à la politique. Mais on notera qu’il est également « expert » en géopolitique puisqu’il est aussi intervenu dans un débat sur les relations entre l’UE et l’Ukraine [1]. Suivent derrière lui Catherine Nay, présentée comme « éditorialiste politique à Europe 1 et Valeurs actuelles », avec neuf interventions. Claude Weill (Nouvel Observateur) et Yves Thréard (Le Figaro) ont été tous deux conviés à sept reprises. Hélène Pilichowski (éditorialiste à… C dans l’air), Roland Cayrol, Pascal Perrineau et Dominique Reynié (politologues) figurent dans la liste des « incontournables », que complètent les sondeurs qui constituent un contingent impressionnant : un peu moins d’une dizaine d’interventions tous instituts confondus.
Du côté de la presse, un club des cinq se partage les trois quarts des invitations ! Le Monde, grâce à un ingénieux système de roulement entre trois journalistes, devance légèrement Le Figaro et L’Express, suivis de très près par... Valeurs actuelles. Marianne récolte les miettes avec une seule intervention quand le très neutre Nicolas Beytout a déjà été convié trois fois pour le compte de L’Opinion, journal créé il y a moins d’un an. Notons aussi que des quotidiens centenaires tels que La Croix ou L’Humanité sont snobés.
Rythme effréné et mélopée néolibérale
En ce qui concerne les thèmes abordés, parmi les 31 émissions peu ou prou consacrées à la politique française au cours de ces deux mois, cette omniprésence des sondeurs, des journalistes issus des plus grands titres parisiens, d’éditocrates patentés et autres patrons de presse, constitue, par elle-même, un indice : alors que l’économie, les réformes et l’emploi ne donnaient lieu qu’à six émissions, les élections à quatre, et les partis politiques à une, les vingt autres approfondissaient avant tout les sujets de préoccupation… du tout-Paris médiatico-politique ! Avec par exemple neuf émissions consacrées à la nomination de Valls à Matignon et au remaniement, sept aux « affaires » (dont six dans la semaine du 5 au 12 mars pour mieux disséquer à chaud les affaires Buisson et Sarkozy), trois au climat politique et un à « l’état de l’opinion »… Un concentré de « politique politicienne » en quelque sorte.
Et lorsqu’elle se penche sur l’économie politique, autant le dire tout net, l’émission roule à l’essence néolibérale et évite autant que possible tout autre carburant. Mais sporadiquement, dans un élan de munificence, Yves Calvi invite un économiste moins consensuel à rejoindre la troupe. Laquelle ne fait pas toujours montre de la même ouverture d’esprit que le maître de cérémonie…
Comme le 14 février dernier [2], lorsque Éric Heyer s’est retrouvé aux côtés de Ghislaine Ottenheimer, Natacha Valla et Michel Godet. Proposant une vision un peu moins catastrophiste de l’état des finances publiques françaises que celle avancée par Michel Godet, Heyer et son sens de la responsabilité vis-à-vis de ses propres enfants sont immédiatement pris à partie par Godet. (On admirera au passage la question choisie par Yves Calvi) :
- Yves Calvi : « À chaque fois que l’on parle de faire des réformes en coupant dans les dépenses, nous dit un téléspectateur, la CGT et FO menacent de descendre dans la rue. Alors que faire ? »
- Michel Godet : « […] La CGT l’a dit : c’est le rapport de force. Jusqu’ici, ça leur a été payant... Mais je voudrais quand même dire un mot sur ce qui vient d’être dit. Je trouve que c’est parce qu’il y a ce genre de discours en disant "y’a pas de problème, tout ira bien et cetera" qu’aujourd’hui nos enfants – vos enfants ! – vont avoir 180 000 euros à rembourser quand ils seront actifs du fait que nous, les parents, nous avons vécus au-dessus de nos moyens. »
- Éric Heyer : « C’est faux. »
- Michel Godet : « Oui il conteste ça, mais c’est la réalité ! »
- Éric Heyer : « Mais non, c’est faux. »
- Michel Godet : « Donc ça vous dérange pas, peut-être que vous n’avez pas d’enfants mais [...] »
- Éric Heyer : « Bien sûr j’ai des enfants... »
- MichelGodet : « Moi je me sens coupable vis-à-vis de mes enfants . »
- Éric Heyer : « Non mais ça, franchement, c’est le degré zéro de l’analyse, sincèrement hein. Jamais on va demander à votre enfant, je vous le rassure, de rembourser la dette française... »
- Michel Godet : « Si ! Il va payer ! Il aura des retraites moindres... »
- Éric Heyer : « Mais non, pff... »
Un épisode qui illustre bien la confusion de nombre d’émissions où des éditorialistes bavards rabâchent leur catéchisme en se souciant des faits comme d’une guigne pourvu que leurs effets de manche séduisent l’animateur qui est aussi souvent la force invitante… Un comble pour une émission qui se veut didactique et alimentée par des « spécialistes ». Et finalement, c’est le téléspectateur qui trinque, sevré de pluralisme même sur le service public, induit en erreur par des experts de pacotille, et mal informé par des débats sans autre portée que l’effervescence qu’il déclenchent parmi les maîtres d’œuvre des médias dominants…
Jérémy de Rugy