Sur l’omniprésence de ces reportages, d’abord. Le journaliste fait le constat – enthousiaste – qu’il « ne s’écoule pas une semaine sans qu’une chaîne de télé ne nous propose de suivre une brigade de police ou de gendarmerie ». Mais on découvre vite qu’il s’agit bien plus de quelques émissions hebdomadaires, comme la phrase précédemment citée pourrait le laisser croire. On apprend en effet que la police reçoit « plus de deux mille demandes de reportage en tout genre chaque année », et la gendarmerie « près de mille deux cents dossiers émanant de sociétés de production et de journalistes. Environ 60 % des demandes reçoivent une réponse favorable des deux autorités », nous est-il également précisé. Un rapide calcul nous amène donc au chiffre faramineux de 1920 reportages et documentaires tournés chaque année auprès des forces de l’ordre, soit plus de… cinq par jour !
Mais c’est surtout sur l’aspect qualitatif du rapport entre les médias et les autorités que cet article mérite notre attention. Tout est dit dans le sous-titre : « Le petit écran est devenu un outil de communication pour la police et la gendarmerie »…
Un outil de communication utile : « Il est important de montrer tout ce qui met en valeur notre expertise et notre intégrité », explique un commissaire. Un outil de communication fiable : « gendarmes, policiers et sociétés de production travaillent d’abord dans la confiance ». Un outil de communication docile, même : « Il ne suffit pas de recevoir un oui [à la demande de reportage] pour tourner ce qu’on veut », indique l’auteur du papier. « Par exemple, gendarmes comme policiers ne tiennent pas vraiment à ce que l’on ne diffuse que des reportages de ce qu’ils nomment la police “pin-pon” : (…) peu d’images intéressantes (…). Pas d’intérêt ».
L’intérêt dont il est question ici n’étant aucunement, on l’aura compris, celui des téléspectateurs, mais bien celui des forces de l’ordre. Et pour que cet intérêt soit garanti, les brigadiers s’improvisent même scénaristes : « Il nous arrive souvent de proposer une vision plus innovante que celle voulue par une production car elle correspond davantage à ce que nous recherchons », nous explique ainsi benoîtement un lieutenant-colonel. Bref, on finit par se demander si les émissions dont il est question ici méritent encore le nom de reportages, et non plutôt celui de spots publicitaires.
On comprend facilement, à la lecture de ce qui précède, d’où vient la « réelle volonté de la police et de la gendarmerie d’ouvrir leurs portes aux caméras ». On pourrait en revanche se demander – un peu naïvement il est vrai – quel intérêt peuvent trouver les journalistes à jouer les attachés de presse des « hommes en bleu ». Les réponses sont multiples, mais toutes trivialement matérialistes, et sont encore données candidement par l’article de TV Magazine.
En premier lieu, « police et gendarmerie sont "gratuites". "Nos effectifs de police ne coûtent rien aux producteurs, ont beaucoup de choses à montrer pas très loin de Paris, ce qui coûte moins cher en déplacement et représente une certaine facilité" », s’enorgueillit un commissaire. Ensuite et surtout, la police fait vendre, et les bonnes audiences sont assurées. « On montre les aspects d’un métier passionnant, pour lequel le public se sent très concerné parce qu’il fait partie de son quotidien », tente d’analyser Carole Rousseau, présentatrice de l’émission « 90’ Enquêtes », sur TMC, une des références en matière de racolages sécuritaires et spectaculaires... Un propos qui ne soulève aucune réaction du reporter de TV Magazine, sur qui il ne faut pas compter pour demander à Carole Rousseau pourquoi les chaînes de télé ne témoignent pas du même engouement pour les facteurs ou les enseignants, par exemple, auxquels la plupart d’entre nous ont tout de même affaire, plus quotidiennement qu’aux gardiens de la paix. Mais toute pseudo-analyse sociologique disparaît à la fin de l’article, pour laisser la place à la vérité toute nue et aux arguments les plus triviaux : ces reportages visent avant tout à « exploiter le filon police-gendarmerie qui n’est pas près de s’épuiser ». Car comme le dit Carole Rousseau, en guise de conclusion : « Il n’y a ni lassitude ni épuisement du sujet. Ces magazines ont de beaux jours devant eux ».
Des reportages sur la police et la gendarmerie qui ont littéralement submergé les chaînes de télévision ; des équipes de journalistes qui se comportent comme les services comm’ des forces de l’ordre ; un magazine télé, propriété de Dassault, qui, loin de s’offusquer du phénomène, semble au contraire s’en enthousiasmer… Rien de tout cela, finalement, ne devrait nous surprendre : il suffit de zapper n’importe quel soir sur la TNT pour en faire l’expérience. Mais c’est précisément cette banalisation qui pose question, car l’on finit par s’habituer à une programmation télévisuelle qui instille auprès du public, à son insu, une vision sécuritaire de la société. Et comme le dit notre lieutenant-colonel qui, décidément, a bien compris l’intérêt que peuvent représenter les médias pour les forces de l’ordre : « Avoir "du bleu" dans les émissions, c’est faire passer un message ». Un « message » qui, abondamment et complaisamment repris, finit par valoir éloge indiscuté et indiscutable de politiques fort peu alternatives et, notamment, de la pire des politiques (comme nous l’avons relevé très récemment dans un article sur les médias et le Front National)…
Johann Colin