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Grève à la SNCF : les usagers des médias pris en otage par les éditocrates

par Frédéric Lemaire,

Plus de 10 ans après sa première publication, notre « lexique pour temps de grèves et de manifestations » est plus que jamais d’actualité. « Prises d’otage », « galère des usagers », « grogne syndicale », etc. La grève des cheminots, entamée mardi soir, signe le grand retour de la langue automatique d’un journalisme officiel plus ou moins ouvertement hostile aux mouvements sociaux.

« L’opposition entre les lycéens qui vont passer le bac et les terribles grévistes qui les en empêcheraient, l’opposition entre les usagers et les grévistes, c’est une thématique idéologique de droite » note Claude Askolovitch, dans son éditorial du 14 juin sur I-télé. Et de conclure, sans que l’on sache s’il ironise ou s’il s’en félicite vraiment : « Voir les socialistes faire du Figaro, c’est nouveau, donc c’est intéressant ».

Mais si le gouvernement a « parlé à droite  » comme le note Askolovitch, une partie des médias n’a pas manqué de lui emboîter le pas. À commencer par Le Monde, qui titre sobrement son éditorial du 13 juin : « SNCF : il faut savoir arrêter une grève ». Le « journal de référence », devenu journal officiel, reprend à son compte l’injonction du gouvernement.

« "Compromis", "intérêts de tous" : voilà des mots que les grévistes n’entendent pas. » L’éditorialiste du Monde, en manque d’inspiration, a-t-il pioché dans notre « lexique » pour rédiger son éditorial, cousu de la langue automatique du journalisme brise-grève ? « Il y a dans ce mouvement de grève une grande irresponsabilité de la part de syndicats qui accréditent l’idée que, décidément, ils préfèrent le conservatisme à la réforme . »

Le Monde rabroue les syndicalistes qui « n’obtiendront rien », vont « perdre la bataille » et dont la grève est injustifiée car elle « perturbe la vie quotidienne des usagers », « menace le bac » mais surtout, parce qu’elle est « illisible » pour l’opinion publique. Tellement « illisible » que Le Monde ne daigne dire un mot du contenu de la réforme ni des revendications des grévistes.

Comme un écho ironique à l’éditorial de la chefferie du Monde, le blog des « décodeurs » sur lemonde.fr publie un article le même jour : « Mais au fait, pourquoi la SNCF fait grève ? » Bonne question, à laquelle le lecteur trouvera des éléments de réponse plus factuels que la charge anti-syndicale de la Une du quotidien papier. On y apprend, entre autres, que la « menace sur le bac » brandie par le gouvernement et Le Monde est à relativiser ; ou encore que les deux syndicats (CGT-Cheminots et Sud-Rail) qui appellent à la continuation de la grève représentent une majorité des salariés – même si l’article met en avant les « fractures » et luttes internes syndicales.

Le Monde fait-il du Figaro ? Ni une, ni deux, ce dernier – qui consacre une double page à la « galère des usagers » – monte le ton : la France « se déglingue », elle n’est « plus capable d’assurer correctement la tenue des épreuves du baccalauréat » à cause de « quelques cheminots syndiqués », peste l’éditorialiste Yves Thréard. Des privilégiés nuisibles qui bloquent la France « pour un oui ou pour un non », pour des motifs « inacceptables ».

Le Parisien n’est pas en reste, à l’image des Unes que nous avons publiées ici. « C’est parti pour une journée de galère pour les usagers de la SNCF » commente en vidéo sur leparisien.fr l’éditorialiste du quotidien, raccord avec la ligne éditoriale de l’édition papier. Avec, à la clé, une « question du jour » qui annonce la couleur : « SNCF : Faut-il limiter le droit de grève ? »

Dans le même registre, le Figaro va plus loin : « Faut-il interdire le droit de grève dans les transports publics ? » interroge le quotidien conservateur sur son site.

Impossible de poursuivre ce bref tour d’horizon de la presse nationale sans évoquer les tauliers de L’Express et du Point, qui n’ont pas manqué de tirer à boulets rouges sur les cheminots. Leur grève évoque à Franz-Olivier Giesbert une France « toujours à cran, éruptive, plombée par les boulets des corporatismes ». L’éditorialiste du Point, jamais avare de métaphores douteuses [1], en tire une conclusion aux subtils accents totalitaires : « n’est-il pas temps d’essayer de guérir la France sans lui demander son avis, quitte à la brutaliser un peu ? »

Dans un de ses désormais célèbres éditoriaux vidéo, Christophe Barbier décerne quant à lui un « carton rouge » aux grévistes de la SNCF (entre autres). Selon lui, « le recours à la grève n’est pas une bonne formule », cela fait d’eux des « preneurs d’otage » et incite « à certaines violences ».

Notons que Libération ne se mêle pas à ce concert de dénonciations de la grève des cheminots. En fait le conflit social est tout simplement absent de la Une du quotidien, comme des billets des éditorialistes qui lui préfèrent l’actualité irakienne et la coupe du monde de football.

Le son de cloche n’est pas si différent chez les chroniqueurs à la télévision ou à la radio. Arlette Chabot, sur LCI, peine à comprendre la raison pour laquelle les syndicalistes luttent contre une réforme qu’ils ont voulu, et ce malgré les concessions du gouvernement. La continuation de la grève relèverait d’une « surenchère » due à la « division syndicale ».

Pédagogue mais intraitable, Nicolas Doze douche les espérances des manifestants sur BFM-TV : la réunification de la SNCF ? Impossible, à cause de l’Europe. Le maintien du statut des cheminots ? Impossible, dans le nouveau cadre européen. Éponger la dette de l’entreprise, en grande partie le résultat des investissements dans les lignes à grande vitesse ? Impossible : ce serait l’équivalent d’une subvention publique, interdite… par Bruxelles.

La chronique de politique de France info consiste, quant à elle, en une longue exégèse de ce que dit et pense « l’exécutif ». Quelques exemples :

- « Le modèle de la crise sociale version 1995 ne peut s’appliquer à ce mouvement. Aujourd’hui, le gouvernement parie sur le fait que cette grève n’est pas comprise, et par conséquent, qu’elle n’est pas populaire. »

- « L’exécutif ne semble pas ressentir les prémices d’une crise sociale. Comme s’il était convaincu qu’il s’agissait d’une simple crispation de la CGT, débordée par sa base »

- « Lundi, ce ne sont pas des salariés au pouvoir d’achat en berne qui seront pénalisés, mais leurs enfants ou leurs proches, des lycéens qui vont passer leur Bac. Le distinguo devrait peser dans les AG ce weekend end. C’est que veut croire, et espérer, l’exécutif. »

Laissons à Claude Askolovitch, que nous citons en ouverture de cet article, le mot de la fin (ou presque). Avec cette hypothèse lumineuse : au fond, si le gouvernement de gauche emploie le « vocabulaire idéologique » de l’adversaire – en jouant les usagers contre les grévistes – n’est-ce pas que « peut-être, tout simplement, la réalité est-elle de droite » ?

***

Si opposer usagers et grévistes relève du « vocabulaire idéologique » de la droite, comme l’affirme Askolovitch, faut-il s’étonner que la majorité des grands médias aient, comme le gouvernement, « parlé à droite » ? « Peut être que tout simplement, la réalité est de droite » suggère l’éditorialiste. Le problème qui demeure, et qui est un problème démocratique, c’est que ce constat semble partagé, consciemment ou non, par une majorité d’éditorialistes, de chroniqueurs et de chefferies éditoriales… Le traitement médiatique de la grève des cheminots ne fait qu’en apporter une nouvelle preuve.

Frédéric Lemaire

PS : Cet article ne vise évidemment pas à l’exhaustivité, mais signalons tout de même cette intervention qui nous avait échappée : celle d’Alain Duhamel qui réalisait ce lundi sur RTL un véritable best-of des contresens et autres imprécations éditocratiques. Signalons l’affirmation péremptoire selon laquelle la CGT et Sud auraient « perdu régulièrement aux élections professionnelles depuis 15 ans » ; or ils sont respectivement premier et troisième syndicats à la SNCF ! Pour le reste : syndicats de mauvaise foi, grève décrétée « impopulaire », « corporatiste », d’« apprentis sorciers » voire de « travailleurs protégés contre les travailleurs exposés »...

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Notes

[1La France serait « rongée comme par des puces par les syndromes du déclin, elle fait penser à ces grands malades qui, à force de s’être grattés, ne supportent plus qu’on les touche. »

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