1. Les fantaisies sondagières du Parisien-Aujourd’hui en France
Une fois n’est pas coutume, on commencera d’abord par remercier Le Parisien-Aujourd’hui en France (qui poursuit ainsi son remarquable travail d’étouffoir) pour avoir commandité et publié le sondage qui consacre la défaite, voire la faillite du journalisme d’information dans la couverture de cette mobilisation.
En effet, le 17 juin, le quotidien affichait en Une : « 3 Français sur 4 contre la grève », ajoutant en commentaire : « Notre sondage montre qu’une très grande majorité de français ne comprennent pas ce conflit, qui les pénalise ».
« Une très grande majorité de Français… » aurait donc été pénalisée par cette grève… Comme si « une très grande majorité de Français » (nourrissons et retraités compris ?) prenaient le train chaque jour… Mettons ce commentaire quelque peu excessif sur le compte de l’élan et de l’indignation du rédacteur. « Ne comprennent pas ce conflit ? » Est-ce à dire qu’ils ne font pas preuve de compréhension à l’égard des grévistes ou qu’ils ne comprennent pas les raison du conflit ? La suite du sondage présentée en page 3 fournit quelques indices intéressants pour lever cette ambigüité…
On y apprend en effet, en réponse à une autre question, que « 34% des Français connaissent précisément les revendications des syndicats ». 34 % seulement… Dans ces conditions, que veulent dire les 76 % de sondés qui, selon Le Parisien, seraient opposés à la grève ? À quoi s’opposent-ils vraiment ? Avec quelle intensité ? Tout porte donc à croire que, comme trop souvent, ce sondage et son commentaire se contentent d’amalgamer des réponses disparates pour produire une opinion et une majorité de papier… Mais, toute réserve mise à part sur la fabrication de cette opinion pour sondage, comment ne pas saluer le courage aveugle du quotidien qui avoue ainsi, sans même s’en rendre compte, que les médias ne sont pas parvenus (parce qu’ils n’ont pas essayé) à informer sur la « réforme » et sur les revendications des grévistes.
2. Une passion subite pour les modes de déplacements des lycéens
En effet, si plus des deux tiers des sondés du Parisien-Aujourd’hui en France avouent ne connaître ni les tenants ni les aboutissants de cette grève, ce n’est certainement pas dans les grands médias qu’ils pourront s’informer : comme de coutume, le traitement de la grève s’est limité à rabâcher les difficultés des usagers – ce qui, soit dit en passant, ne doit pas contribuer à la popularité du mouvement dans « l’opinion ». À ceci près que ces derniers jours, à la complainte du voyageur « las », « fatigué », « en colère », « excédé », etc., est venu s’ajouter, miracle du calendrier scolaire, le « stress » du candidat au baccalauréat devant se rendre dans un centre d’examen !
Commençons par préciser, en nous appuyant sur un article du monde.fr [1], que selon la CGT, seulement « 8 % des lycéens prennent le train », tandis que le Parisien estime que « 40 000 lycéens se rendent en train au centre d’examens du bac », soit un peu moins de 6 % des 687 000 candidats…
Ce qui n’a pas empêché Le Parisien lui-même, en dépit de sa propre évaluation chiffrée, de titrer deux articles parus les 16 et 17 juin : « Grève SNCF : les candidats au bac racontent leur galère », et « Les candidats au bac à rude épreuve », ni les JT de TF1 et de France 2 d’accorder une place de choix à ce télescopage – sans conséquence – entre l’actualité sociale et l’actualité scolaire…
Un télescopage qui aura en tout cas stimulé l’inspiration des présentateurs et des journalistes des deux principaux journaux télévisés qui, à défaut d’informations pertinentes, auront multiplié les bons mots et les métaphores. Passage en revue de quelques séquences représentatives et de quelques perles montrant toute la bienveillance des grandes rédactions envers les grévistes :
Samedi 14 juin
– TF1 – 20h
- Lancement de Claire Chazal : « Et pour le moment on ne sait pas quand le mouvement de grève à la SNCF prendra fin, autant dire que les bacheliers qui vont passer leurs épreuves lundi et qui vont devoir se déplacer sont inquiets . Les autorités ont promis de tout faire pour rassurer les candidats en acceptant notamment de prolonger l’examen en fonction des retards. »
- Ouverture du reportage : « Parmi les milliers de voyageurs qui cherchent leur train, des bacheliers en attente d’une solution pour lundi matin, épreuve de philosophie, question : peut-on accepter d’être esclave d’un mouvement social ? »
Dimanche 15 juin
– France 2 – 13h
- Lancement de Laurent Delahousse : « Un mouvement qui inquiète les familles et les lycéens car ce lundi ils devront se rendre dans leur centre d’examen pour la première épreuve du bac, la philo, des passe prioritaires seront distribués, vous allez le voir »
– France 2 – 20h
- Annonce des titres : « Une séquence décidément difficile pour la SNCF : 6e jour de grève et 700 000 lycéens qui espèrent arriver à l’heure pour leurs examens, demain c’est le jour J pour le bac philo. »
- Lancement de Laurent Delahousse : « Vous le savez ce conflit intervient en pleine période d’examens. Peut-on accéder au bonheur dans une société en crise ? Voilà un sujet qui pourrait demain alimenter bien des commentaires dans l’épreuve de philosophie. 700 000 lycéens et leurs parents s’interrogent en tout cas ce soir : seront-ils à l’heure pour leur examen ? En tout cas certaines mesures ont été mises en place afin de tenter de gérer au mieux cette situation. »
Lundi 16 juin
– TF1 – 13h
- Lancement de Jean-Pierre Pernaut : « Le bac a donc commencé, et d’autres examens, comme les CAP et les BEP, avec pour la première fois un jour comme celui-là une grève des trains , donc, 14% de grévistes seulement, mais encore de grosses perturbations. À Clermont-Ferrand, par exemple, la gare a été complètement bloquée très tôt ce matin par des grévistes, même les trains qu’on avait promis aux lycéens n’ont pas pu circuler . Une grève qui n’est pas responsable disait tout à l’heure à la radio le premier ministre Manuel Valls. Pour des dizaines de milliers de lycéens allant passer le bac, ça faisait un stress de plus . »
- Commentaire du reportage : « Prudence, sagesse et anticipation, rien à voir avec les sujets de philosophie, mais ce sont les trois vertus cardinales pour tout candidat confronté à une grève un jour d’examen . »
- Micro-trottoir avec une lycéenne dans une gare parisienne : « - Je suis partie tôt (petit rire étouffé)… c’est tout. – Ça rajoute un peu de stress ? – Plus ou moins (dubitative)… On fait avec, hein… »
- Suite du reportage dans la région Nord où « les élèves ont pris leurs dispositions avec la complicité bienveillante des parents qui ont parfois du prendre un jour de congé pour permettre à leurs enfants de plancher . »
- Conclusion, qui fait honneur à la pugnacité des équipes de TF1 qui n’auront pas fait le pied de grue pour rien devant les grilles du lycée, en ramenant ces images furtives mais spectaculaires : « Finalement les retardataires auront été peu nombreux, certains ont quand même dû escalader les grilles du lycée . »
– France 2 – 13h
- Annonce des titres : « Merci de nous rejoindre. Le stress des transports ajouté au stress du baccalauréat . Certains des 687 000 lycéens ont du mettre le réveil un peu plus tôt ce matin à cause de la grève à la SNCF, système D de rigueur pour être à l’heure à l’examen et 6e jour de grève avec toujours pas de sortie de crise en vue. »
- Lancement du reportage : « Il a fallu s’organiser, faire sonner le réveil un peu plus tôt pour ceux qui devaient prendre le train, anticiper le départ de la maison afin d’arriver à l’heure au centre d’examen, une matinée forcément stressante . Heureusement, de nombreux parents se sont rendus disponibles pour leurs enfants. »
– TF1 – 20h
- Lacement Gilles Bouleau : « C’est une discipline qui demande de la concentration, de l’inspiration, et cette année un certain sens de l’organisation . La philosophie a ouvert le bal du baccalauréat 2014, l’épreuve a commencé par un problème de mathématiques : comment arriver à l’heure en salle d’examen lorsqu’un train sur deux ne circule pas ? »
- Reportage (à base de micro-trottoirs) – extraits du commentaire : « Et pour ceux qui n’ont pu échapper au chemin de fer , avec un TER sur deux trains inter-cités sur cinq, mieux valait être philosophe avant l’heure , comme ici à Dijon, il est 6h30, Guillaume doit se rendre à Mâcon » ; « Suffit-il d’avoir le choix pour être libre ? Ceux qui ont planché sur ce sujet de philosophie pourront l’appliquer concrètement demain matin avec la poursuite de la grève des cheminots . »
- Et finalement, toujours la même conclusion : « Selon le ministère de l’Éducation nationale, le nombre de retardataires est le même que l’an dernier , 269 candidats ont même bénéficié aujourd’hui de consignes particulières »
– France 2 – 20h
- Même conclusion de David Pujadas : « Et cette grève n’a pas trop perturbé les débuts du bac général. La SNCF avait déployé les grands moyens et les familles avaient pris les devants. »
À la fin d’un reportage montrant une énième fois les expédients trouvés par les uns et les autres, qui indifférents à ces petits tracas, qui fatalistes, qui maugréant, David Pujadas reprend la parole en plateau : « Bonsoir Guillaume Daret, trois questions avec vous qui reviennent souvent sur ce mouvement… » Stupeur parmi les observateurs d’Acrimed : David Pujadas – faisant enfin honneur au service public – s’apprêtait-il à soulever quelques-unes des questions qui permettraient de comprendre ce mouvement social, comme : quel est le contenu de la réforme ferroviaire proposée par le gouvernement ? Qu’est-ce qui pose problème aux cheminots dans ce projet ? Quelles sont leurs revendications ? Quel est l’avenir du service public de transport ferroviaire ?
Que les contempteurs de David Pujadas se rassurent, la suite ne devrait pas trop les décevoir : « D’abord est-ce que les jours de grève sont rémunérés ou déduits de la fiche de paie des grévistes ? Deuxième question : est-ce que ce qu’on a appelé le service minimum s’applique depuis une semaine ? Dernier point : quel est le coût de cette grève pour la SNCF ? »
3. Commenter sans informer, débattre sans cheminots
Commenter la grève sans informer sur les revendications des grévistes et ne leur accorder la parole que sous forme de micro-trottoirs : telles sont les dures lois des télévisions généralistes. Mais le comble fut atteint sur France 5, la soi-disant « chaîne du savoir ». C’était sur le plateau de « C dans l’air », le 16 juin, sous le titre éloquent « Valls résiste aux syndicats » :
Comme l’a noté Sébastien Fontenelle sur Twitter : « On a failli inviter un(e) syndicaliste, mais on s’est dit que ça risquait de pourrir l’ambiance. »
Bien qu’annoncée 48h à l’avance, la prise en otage du baccalauréat par les cheminots en grève, promise dans tous les médias, ne s’est donc pas produite – et pour cause, elle ne pouvait avoir lieu puisque l’immense majorité des candidats n’avaient pas besoin de prendre le train pour se rendre sur leurs lieux d’examen. Ce qui n’a pas empêché plusieurs éditions successives des principaux journaux télévisés d’insister lourdement, de généraliser et de dramatiser à l’envi les angoisses supplémentaires occasionnées à de pauvres adolescents et à leurs familles… Mais doit-on s’étonner qu’une si belle occasion de dénigrer cette grève ait été aussi largement exploitée ?
Et pendant ce temps, l’essentiel du public (et des journalistes ?) ignore toujours ce que contient le projet gouvernemental, ce qui pose problème aux cheminots dans cette réforme ferroviaire, la nature de leurs revendications, et l’avenir que réservent au service public de transport ferroviaire la passion bruxelloise pour la concurrence, et celle de nos élites politico-médiatiques pour « la réforme »…
Blaise Magnin et Henri Maler