C’est le titre d’une interview donnée au Figaro Madame par Claire Rémy, « responsable style et accessoires pour l’agence de tendances Carlin International », qui a piqué notre curiosité :
La journaliste du Figaro se charge de planter le décor :
« Tout le monde n’avait d’yeux que pour ses lunettes. Dimanche après-midi, François Hollande s’est rendu sur l’hippodrome de Longchamp dans le cadre du festival de musique Solidays. Présent pour réaffirmer l’engagement de la France au Fonds mondial contre le sida, le chef de l’État a dévoilé une nouvelle paire de lunettes. Oubliés les verres transparents, le président a opté cette fois-ci pour une monture foncée, qui n’a pas manqué de faire réagir. Mais ce changement d’accessoire n’est pas anodin en période de trouble politique. »
Le ton est donné. La styliste interviewée, pourtant, va plus loin dans l’interprétation de ce changement de monture :
« Ce changement correspond à un besoin d’affirmation identitaire et personnel . En tant que président, il veut afficher un autre style, plus affirmé. D’ailleurs, en général quand on change de paires, c’est que l’on a envie de montrer une nouvelle facette de sa personnalité. C’est renforcer une image pour la rendre plus distinguée, plus élégante. Il avait sans doute besoin d’une signature un peu plus forte. C’est extrêmement dosé, malgré tout, pour faire comprendre à son électorat qu’il est encore le même et toujours présent . (…) Pour François Hollande, ces nouvelles lunettes symbolisent un signe de reconquête politique. Voire même amoureuse. »
Et notre experte d’expliquer pourquoi François Hollande a préféré une paire de lunettes fabriquée par le danois Lindberg plutôt que d’opter pour un modèle « made in France » :
« La réponse est très simple. Il est seulement resté fidèle à la marque de lunettes de sa monture précédente. Une fois encore, c’est une caractéristique de François Hollande. Il joue la carte de la sécurité même lorsqu’il veut du changement , il veut être sûr de son choix. Donc il garde ce qui constitue pour lui la référence, sa marque de binocles préférée, mais avec un modèle plus moderne. Les Lindberg sont réputées pour être fabriquées avec des matériaux de haute technologie. Il porte sur son nez, le futur et l’innovation. »
S’il est regrettable que certains magazines consacrent une telle place dans leurs colonnes à ce genre de psychologie de bazar, il est plus inquiétant encore de voir certains hebdomadaires leur emboîter le pas, qui sombrent à leur tour dans le néant interprétatif.
Au Point, par exemple, après une titraille qui laisse présager une forte charge politique, l’article se perd dans des divagations vestimentaires et se vautre dans un journalisme de l’insignifiant qui ne nous épargne rien, jusqu’à sa conclusion dérisoire (ou absurde…) :
« En effet, de l’autre côté des Alpes, où l’on ne plaisante pas avec le look, le président du Conseil Matteo Renzi s’est attiré les critiques de Giorgio Armani en personne ! "Cette chemise blanche...", a lancé le géant de la mode, suscitant une rafale de commentaires mi-indignés, mi-amusés d’Italiens très à cheval sur leur image. Un épisode qui n’avait pas échappé à l’ancienne présidente du Medef Laurence Parisot, qui avait ironisé : "Ah, si nos politiques écoutaient les conseils de Karl [Lagarfeld] plutôt que ceux de Marx !" Eh oui, le style, c’est aussi une question de politique. »
Un tel mélange des gens et des genres pourrait simplement confiner au ridicule ; on retrouve malheureusement ce même gloubi-boulga journalistique ailleurs, notamment dans Metronews dont le gros titre est sans appel :
Seront certes évoqués in extremis l’engagement de la France à maintenir sa contribution au Fonds mondial pour la lutte contre le Sida, la tuberculose et le paludisme ainsi que le travail des bénévoles de Solidays… mais seulement après une longue dissertation sur la nouvelle monture du chef de l’État que le publicitaire et bon client médiatique Jacques Séguéla – spécialiste de montres suisses mais aussi de lunettes danoises à ses heures, semble-t-il – n’hésite pas à commenter en ces termes :
« Il va saisir toutes les occasions de se rapprocher des Français et choisir des moments de rassemblements populaires, il est en reconquête (…) Les lunettes saluent bien l’achèvement de son coming-out réformiste. »
Peut-être le gourou de la communication a-t-il un peu perdu de son aura auprès des puissants ; il n’a heureusement rien perdu de sa clairvoyance politique. Force est de constater qu’une fois n’est pas coutume, les journaux se font volontiers l’écho des analystes les plus lucides et des commentateurs les plus pertinents pour en faire profiter leurs lecteurs.
Quant à L’Express, il ne s’embarrasse pas non plus d’analyses trop poussées et reproduit à peu de choses près le « contenu » factuel du papier de Metronews précité, titre mystérieux inclus :
Au milieu de cette insondable vacuité, une exception notable, tout de même : un journaliste de Marianne semble en effet moins prompt que ses collègues à s’adonner au remplissage, en reste prudemment au conditionnel et ne goûte que modérément les « analyses psycho-oculaire de très haut niveau » précédemment évoquées.
Reste qu’au terme des ces « analyses », on ne peut que souscrire – en le transposant à la presse écrite – au propos de Pierre Bourdieu qui dans son ouvrage Sur la télévision, soulignait que « si l’on emploie des minutes si précieuses pour dire des choses si futiles, c’est que ces choses si futiles sont en fait très importantes dans la mesure où elles cachent des choses précieuses. (…) en remplissant ce temps rare avec du vide, du rien ou du presque rien, on écarte les informations pertinentes que devrait posséder le citoyen pour exercer ses droits démocratiques. »
Autrement dit, pendant qu’on digresse sur les lunettes du chef de l’État, et quoi qu’en pensent ou en disent certains « experts », on ne se penche pas sur sa politique pour le pays ni sur certains enjeux bien réels pour la majorité de la population. Plus que jamais, cette forme de journalisme politique qui produit des articles à partir de (presque) rien contribue à focaliser l’attention des lecteurs sur la communication des hommes politiques (qui n’en demandent pas tant) plutôt que sur les actions menées et leurs effets dans le monde réel. Telle est donc la « lunettologie » : une autre vision du journalisme politique, à la fois sourde au citoyen ordinaire et à ses préoccupations, et susceptible d’aveugler son lectorat.
Thibault Roques