Vedettariat en plateau, vedettariat à l’écran
Aux manettes de l’émission, un tandem 100% paillettes. Estelle Denis, ancienne animatrice de 100% foot sur M6, épouse de l’ex-sélectionneur de l’équipe de France Raymond Domenech [2], et Denis Brogniart. Journaliste au service des sports de TF1 depuis 1999, présentateur de l’émission de télé-réalité Koh Lanta [3], cet animateur multi programmes affiche un CV impressionnant : l’élection de miss France, le défilé militaire du 14 juillet, le mariage du prince Albert II de Monaco, le jeu Fear factor, l’émission de télé-réalité Familles d’explorateurs, Auto moto... Autant dire qu’il s’est davantage spécialisé dans l’animation des divertissements phares et la présentation des « opérations spéciales » et autres « évènements exceptionnels » couverts par TF1 que dans le commentaire sportif, et a fortiori le décryptage des subtilités techniques et tactiques d’un match de football…
Pour suppléer ces lacunes prévisibles, en appui technique des animateurs, deux consultants, comme c’est désormais la norme à la télévision. Franck Leboeuf, ex international français, vainqueur de la coupe du monde 1998, et le Belge Stéphane Pauwels, ancien coordinateur sportif du club de Lille et ex directeur technique de la Fédération algérienne de football. L’humoriste Tony Saint-Laurent apporte l’indispensable touche « décalée ». Enfin, Christophe Abel pilote la séquence télé-achat de My Téléfoot.
Un casting digne d’une pure émission de divertissement, où l’esprit critique n’aurait pas sa place. Au point qu’un salarié de la Fédération française de football, le journaliste reporter d’images Guillaume Bigot – cité à l’antenne –, accompagne l’équipe technique de Téléfoot dans ses tournages de la séquence « Bleus confidentiel » [4]. Mus par le même intérêt – la réussite sportive de l’équipe de France, seule à même de garantir une bonne audience et donc de permettre à TF1 de rentrer dans ses frais –, la fédération et TF1 mettent en commun leurs moyens logistiques pour embellir au mieux leur vitrine de luxe, dont les joueurs sont les produits d’appel.
Au programme, donc, la vie quotidienne des joueurs français – « Bleus confidentiel » –, séquence phare où la connivence le dispute au trivial ; de la fausse impertinence ; des supporters un brin caricaturaux censés représenter le peuple bleu. Rien en revanche de substantiel sur les secrets des autres équipes, leur appréhension de la compétition, les écarts entre les formations des « petites » et « grosses » nations, ni, ne rêvons pas, dans un pays pourtant réputé comme « le pays du football », sur la pratique amateur de ce sport, sa place dans la vie sociale brésilienne, etc.
Benzema en produit d’appel
À titre d’exemple, l’émission du 29 juin montre la préparation du match contre le Nigéria, au sein du « camp de base » de l’équipe de France. « Toute la semaine, les Bleus ont pris soin de leur corps, objectif, récupérer du match difficile contre l’Equateur », nous dit la voix off, sur fond d’images des joueurs en train de faire des exercices de musculation. « C’est bien pour les muscles et la récup », glisse Karim Benzema, le joueur vedette des Bleus. Une occasion de faire un point sur la physiologie des sportifs de haut niveau ou sur les secrets de leur préparation physique ? Pas vraiment…
Plutôt un énième prétexte pour suivre les faits et gestes les plus anodins de l’attaquant de l’équipe de France sur lequel TF1 et Téléfoot vont zoomer inlassablement pendant toute la durée de la coupe du monde. Torse nu et en short bien sûr. Et même dans un jacuzzi, où Benzema pianote sur son téléphone portable pendant que ses coéquipiers Antoine Griezman, Paul Pogba et Loïc Rémy se prélassent. « Je vous invite à passer la journée avec moi », enchaîne Karim Benzema.
« 24 heures dans l’intimité du meilleur buteur des Bleus, insiste le commentaire. Un petit déjeuner avant 10 heures, un repas qu’il ne prend pas habituellement. Puis passage chez le coiffeur, car comme tous les joueurs, Karim Benzema prend soin de lui. » L’attaquant de l’équipe de France y va de son commentaire capillaire. « Ah ah, le style c’est dégradé avec la barbe ». Ce n’est pas tout. « Comment Karim Benzema occupe-t-il son temps ? », interroge la voix off. Réponse de l’attaquant : « Dans une petite salle pour faire des exercices, sinon dans ma chambre, je me repose un maximum, bain froid, je ne change pas mes habitudes ».
Un peu de musique ? « Souvent, je vais te montrer ce que j’écoute », lance-t-il, familier, au reporter de Téléfoot. Il met un morceau de musique. « C’est un petit de mon quartier », précise Benzema. En l’occurrence le rappeur Big ben, « ami lyonnais de Benzema, qui lui a dédicacé un morceau, BBC, comprenez, Bale Benzema Cristiano, en hommage au trio offensif du Real Madrid. » Juste avant le déjeuner, Benzema dévoile son régime alimentaire de sportif de haut niveau : « beaucoup de pasta ». Suit une séquence avec le kiné de l’équipe de France. Puis à nouveau dans le jacuzzi, « chaud, froid, chaud, froid ». Le temps passe. « Il est 23 heures, c’est l’heure d’aller dormir, et demain départ pour Rio à 9 heures », signale la voix off. Karim Benzema prend alors congé : « Bonne nuit, et à bientôt les mecs. » Et pour ceux qui en voudraient encore, TF1 propose un bonus de six minutes sur son site internet, dans lequel on retrouve Benzema, dans l’avion cette fois. « Il a regardé un petit film, est ce que ça va l’inspirer contre le Nigéria ? », demande Christophe Abel. « C’est quoi comme film ? », renchérit Estelle Denis.
Outre la futilité et l’insignifiance de ces séquences ayant bien peu à voir avec le football, c’est la personnalisation outrancière de l’exercice qui est stupéfiante alors qu’il s’agit de couvrir (ne parlons pas d’informer…) un sport… collectif ! Omniprésent, Karim Benzema l’est aussi en marge du festival d’humour de Marrakech, où My Téléfoot interpelle Tony Saint-Laurent et quelques confrères comiques [5] sur les joueurs de l’équipe de France le 15 juin. « Souris, t’es à la coupe du monde », conseille Waly Dia au buteur. Ses coéquipiers ne sont pas épargnés.
Paul Pogba ? « Il faut qu’il change de coiffeur ! », plaisantent les humoristes en manque d’inspiration. Tant le « sujet » de la fantaisie capillaire des joueurs de l’équipe de France a été rebattu par certains médias, et TF1 en particulier. Quant à Mathieu Valbuena, régulièrement chambré pour sa petite taille, il est cette fois brocardé pour son élégance vestimentaire, jugée approximative. La critique est autorisée, dès lors qu’elle porte sur l’accessoire.
S’esbaudir sans jamais sourciller
Elle peut aussi être surjouée, voire insidieuse. Énervé de service, Stéphane Pauwels balance un coup de gueule calculé lors de la « minute belge ». Commentant la qualification de l’Algérie, il vole au secours de son sélectionneur, Vahid Halilhodzic : « J’ai travaillé avec Vahid [6] ; c’est très compliqué de travailler avec la presse algérienne, ils l’ont fracassé après le premier match [de l’Algérie], assène Pauwels sur un ton virulent. Après le premier match il a remis l’église au milieu du village, il a dit, vous allez nous laisser travailler, il a fait le boulot. C’est pas le plus grand des entraîneurs, mais il est capable de sublimer une équipe moyenne. J’ai envie de vous dire pour le peuple algérien one, two, three, viva l’Algérie ! ».
En somme, sur le plateau de Téléfoot, où il s’agit avant tout de vendre le produit « Coupe du Monde » au plus grand nombre, il n’est pas de bon ton de critiquer le spectacle proposé, alors qu’au contraire la critique… de la critique journalistique est bienvenue ! Difficile dans ces conditions d’offrir un travail journalistique et une information sportive dignes de ce nom. D’autant que la connivence n’est pas en reste : en tant qu’ancien collègue du sélectionneur algérien, Pauwels n’était évidemment pas le mieux placé pour évaluer la qualité de son travail en toute impartialité. Au surlendemain de l’élimination de l’équipe de France [7], le consultant belge fera preuve d’une plus grande retenue au moment d’évoquer la « polémique » Ribéry, privé de coupe du monde en raison d’une blessure. Défendant les méthodes de son médecin de club – le Bayern de Munich – adepte de l’Actovegin, un produit autrefois interdit, la star française avait relancé le débat sur certaines pratiques dopantes propres au football allemand. Mais ni Pauwels, ni Estelle Denis et Denis Brogniart, n’aborderont cette question épineuse sur le plateau. Ni d’ailleurs la grande majorité des médias audiovisuels et écrits. De peur d’écorner la « fête du football » et la légende d’un sport propre ?
Il est une autre légende que TF1 aime entretenir : celle d’un peuple français uni derrière son équipe nationale, comme un seul homme. Quitte à montrer un échantillon de supporteurs assez peu représentatif... Pour le dernier match des Bleus, Téléfoot plante sa caméra à Villiers-sur-Marne, dans le salon de beauté… des sœurs du joueur Blaise Matuidi. « J’ai eu un contact avec lui ce matin », nous informe l’une d’entre elles, qui le félicitera malgré la défaite contre l’Allemagne. TF1 est aussi allé suivre le match dans une caserne de pompiers. Et chez les militaires français basés à Bangui, en République centrafricaine. Hélas, un violent orage privera de match nos valeureux soldats. Mais pas d’hymne national, qu’ils entonnent à pleins poumons devant la caméra de Téléfoot ! Au même moment, dans une maternité toulousaine, un tout jeune père de famille encourage les Bleus...
Déçus mais reconnaissants, « les supporteurs » – du moins une poignée d’entre eux – applaudiront les joueurs de l’équipe de France à leur retour en France, à l’aéroport du Bourget. Une scène a priori anecdotique. Pas pour Téléfoot, qui informera en direct, minute par minute, de l’atterrissage imminent de l’avion de l’équipe de France : 12 h 01, « ils vont atterrir en avance », annonce l’envoyé spécial au Bourget. 12 h 04, « problème sur le nord de paris, la banlieue parisienne », l’avion aura un peu de retard. « Les roues devraient bientôt se poser, de plus en plus de supporters crient et chantent merci les bleus. Nous aussi on sera devant le terminal du Bourget pour recueillir les réactions des joueurs », observe le reporter de TF1. 12 h 09, « huit minutes de retard ». 12 h 12, « ils ont posé le pied sur le territoire français, je n’ai pas vu l’avion, mais les bleus sont bien arrivés en France ». Le président de la Fédération française de football, Noël le Graet, descend le premier, suivi de Guillaume Bigot, « qui nous donne des images chaque semaine », rappelle Denis Brogniart.
De bien belles images en effet, proposées au détriment des images… de football, presque absentes de l’émission, trop occupée à traquer les fantaisies capillaires des joueurs et tous les à-côtés non sportifs et souvent dérisoires de la compétition, afin de retenir le public le plus large possible devant le poste et de faire flamber le prix de la page de publicité !
David Garcia