Ni les consignes de la FIFA, ni le souci d’harmoniser les réalisations, et encore moins le respect du jeu ne retiennent plus les réalisateurs français, qui laminent consciencieusement les matches durant cette Coupe du monde.
Non, ce titre n’est pas la parodie d’une des plus célèbres unes de L’Equipe, en 1960 : "Hary 10 secondes", suivant le record du monde de l’Allemand Armin Hary, qui allait peu de temps après devenir champion olympique à Rome. Non, 11 secondes, c’est la durée moyenne des plans larges du réalisateur François Lanaud pendant le premier tour de la Coupe du monde au Brésil...
Le temps n’est pas encore au bilan de ce Mondial, mais un aspect des réalisations qui nous ont été proposées-imposées nous frappe d’ores et déjà : la durée terriblement courte des plans larges, en tout cas chez les deux réals français, Jean-Jacques Amsellem et François Lanaud. Comme d’habitude, pourra-t-on dire. Les réalisateurs français de foot – dont la maîtrise technique est par ailleurs remarquable et reconnue – sont en effet les champions toutes catégories des excès, du rythme donné à tout prix aux images (quitte à tuer notre vision du jeu), de l’individualisation du foot (nombre élevé de plans sur les visages et de joueurs vus seuls en action balle au pied), de la profusion de ralentis.
Adeptes du découpage intense des rencontres, avec entre 800 et 1.200 plans, certains de ces réalisateurs sont des habitués du +1.000 : Laurent Lachand et surtout Fred Godard. Les Français sont "premiers", pour tous les critères d’appréciation cités plus haut, dans les cinq grands pays européens que sont Espagne, Italie, France, Angleterre et Allemagne. C’est-à-dire les premiers pour la déstructuration du jeu collectif…
Atomisation du jeu
François Lanaud a pourtant montré qu’autre chose était possible lors de sa belle finale de l’Euro 2012, Espagne-Italie, nous offrant alors une réalisation quasi britannique par sa modération en tout. Cela ne l’empêcha pas de revenir directement à son style habituel après l’Euro, sur Finlande-France. Lanaud était à 23 secondes sur sa finale de Kiev, il est donc tombé à…11 sur le Mondial brésilien.
C’est un réalisateur confirmé, recordman du monde du nombre de caméras sur un seul match : 51 lors de la finale de la Coupe d’Asie 2011 au Qatar ! Il a longtemps travaillé pour TF1, puis M6 et maintenant beIN Sports, a réalisé des matches sur toutes les Coupes du monde depuis 1998, et a signé les finales des Euros 2008 et 2012. Pas n’importe qui, donc. Nous n’en serons que plus sévères pour ce score de 11 secondes…
Seul Fred Godard fait "mieux" en France avec ses 8 secondes atomisantes pour le jeu. On a beau dire que notre regard, aujourd’hui, s’est habitué à tout, qu’à partir d’un simple fragment peut aisément être reconstitué l’ensemble, et donc que 11 secondes c’est bien assez pour voir les attaques, les démarquages et le jeu collectif, c’est-à-dire beaucoup de ce qui fait la beauté du football. Nous, nous ne le croyons pas. D’autres réalisateurs de ce Mondial non plus, d’ailleurs. L’Anglais Jamie Oakford fait lui… 30 secondes ! Son compatriote John Watts est à 25 et l’Allemand Knut Fleischmann à 23.
Scotcher le téléspectateur
Sur cette question des plans larges et de leur durée, le parcours de Lanaud intrigue. Car dès 2001, il faisait dans l’ultra-court : 8 secondes sur un – magnifique – France-Portugal amical (non, Fred Godard n’a pas tout inventé…). Plus tard, il s’installa dans des durées à peine plus fréquentables, quelques 14 secondes. Rien de bien réjouissant, certes, mais un peu moins de stress pour nos yeux et nos neurones, un peu plus de respect pour le jeu. 8-14-11 secondes de durée des plans larges : l’idée est au fond toujours la même, celle de scotcher le téléspectateur à l’écran par un semblant d’activité débordante sur le terrain, réelle ou fabriquée. Même si le match se traîne, la formule, elle, a fait ses preuves. Un découpage rapide et serré peut sauver presque n’importe quelle rencontre de l’ennui, donner l’illusion de l’action. Seulement voilà, dans le processus, où est passé le foot ?
Si Oakford, Watts et Fleischmann, ces vieux routiers du foot télévisé, campent sur leurs positions – question plans larges, en tout cas –, ils ont leurs raisons et une certaine conception du jeu. Mais ça bouge aussi du côté alemano-britannique, chez les deux nouveaux de ce Mondial : Thomas Sohns et Grant Philips. Sohns l’Allemand est à 18 secondes, et Philips l’Ecossais à… 14 ! Un score inédit – hormis chez les Français – sur les grands événements de ces dernières années. Attention danger, la contamination française – inspiration clips, pub et flashes – est en cours.
L’autre réalisateur français sur cette Coupe du monde, Jean-Jacques Amsellem (qui par ailleurs nous abreuve inlassablement de super-loupes harassantes et de vues de jolies filles en tribune) fait lui 12 secondes, battu d’une courte tête par Lanaud, et juste devant Philips.
Déferlante techno
11 ou 12 secondes, c’est du pareil au même. Mais là encore, ce qui nous intéresse, à travers cet aspect particulier de son mode de réalisation, c’est l’évolution globale d’Amsellem. Jusqu’à il y a deux ou trois ans, c’était un réalisateur "modéré" en tout –pour un réal hexagonal... Est-ce l’arrivée de Laurent Lachand à Canal en 2011 et la pression que celui-ci a mise avec ses 130, voire 140-150 ralentis qui a chamboulé le relatif équilibre des réalisations d’Amsellem ? Toujours est-il qu’il a maintenant allègrement franchi le pas vers une sorte de déferlante techno, à coup de ralentis et de loupes, de plans sur les visages (terrain et tribunes) et de plans larges courtissimes. Avant l’Euro 2012, nous le situions à 17 secondes, il s’est ensuite stabilisé à 15, le voilà à 12. Godard est en vue.
Il arrive que, sur une très grande compétition, dans le cadre de leur travail au sein de l’équipe d’HBS – qui produit les images des Coupes du monde – les Français se calment un peu, voire beaucoup. Ce n’est pas le cas sur cette édition brésilienne, où ils foncent dans leurs travers comme à plaisir. Seuls au monde ou presque… Nous n’entrerons qu’après la finale dans le détail des statistiques des divers réalisateurs. Mais avec les éléments que nous avons, nous pouvons déjà dire une chose : ce Mondial n’aura pas été celui de l’harmonisation des styles de réalisation, pourtant prônée sur ces grands événements et censée éviter que les téléspectateurs du monde entier soient déroutés par de trop grandes différences d’un réalisateur à l’autre.
Maintenant… tous les goûts sont dans la nature : entre les 30 secondes de Jamie Oakford (qui dirigera la finale du 13 juillet, ouf) et les 11 secondes de François Lanaud, que chacun fasse son choix.
Jacques Blociszewski
Méthodologie.
La masse de travail que représente pour nous, sur une Coupe du monde, le visionnage et l’analyse de tous les matches (sauf deux à ce jour) ne nous permet pas de procéder à un bilan intégral et scientifique des réalisations, pour autant qu’existe une telle scientificité. Nous l’avons dit plusieurs fois dans ces colonnes : notre travail est, nécessité fait loi, artisanal et entièrement fait main. Cette approche n’a d’ailleurs pas que des inconvénients car, en sortant de la logique informatique, elle oblige à un vrai regard et, nous l’espérons, à une réflexion qui vient accompagner l’établissement des données.
Pour évaluer la durée des plans larges, donc, nous procédons ainsi : sur chaque match, nous chronométrons 20 plans larges (deux séries de 10) et divisons le chiffre obtenu par 20, obtenant ainsi une moyenne. Si une trop grande disparité est constatée entre les résultats des deux séries de 10 – ce qui est rare – nous faisons un troisième test, soit 10 plans larges de plus, pour confirmation.
Les 11 et 12 secondes des réalisateurs français sur ce Mondial sont la moyenne des résultats enregistrés sur leurs 6 matches du premier tour.
Les chiffres que nous communiquons ici ne sont donc pas des données "scientifiques", mais des évaluations que nous croyons et espérons malgré tout sérieuses, précieuses et éclairantes.