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BHL-moi-je met en scène BHL-moi-je à la télévision ukrainienne

par Julien Salingue,

Le 8 août dernier, l’inénarrable Bernard-Henri Lévy était invité à l’Opéra d’Odessa pour y jouer sa pièce Hôtel Europe, que Le Point présente ainsi : « [un] monologue [qui] retrace en cinq actes la tempête qui se lève sous le crâne d’un intellectuel engagé (qui ressemble furieusement à BHL) deux heures avant de prononcer un discours à Sarajevo sur la Bosnie, les conflits qui émaillent le monde, la montée des nationalismes et la construction européenne ». BHL mettrait en scène un intellectuel qui lui ressemble ? Comment est-ce possible ? La veille de cette représentation où il interprète son propre rôle, BHL, dans sa chemise blanche (son costume de toutes les scènes), était l’invité (s’était invité ?) sur le plateau d’une télévision ukrainienne. Une répétition, en quelque sorte, et une occasion d’entonner un hymne médiatique à la gloire médiatique du plus médiatique des intellectuels.

Le principe même de l’interview est pour le moins cocasse et prometteur : BHL est en effet invité à parler d’une pièce écrite par BHL, à propos de BHL, et interprétée par BHL. Résultat : du très grand BHL-moi-je dont chacun pourra se délecter (quelle que soit l’appréciation que l’on porte sur la complexe situation en Ukraine, sur laquelle nous n’entendons pas nous prononcer ici). Une grande leçon de modestie et d’humilité.


« Un modeste représentant des opinions publiques européennes »

L’interview dure environ 17 minutes, durant lesquelles Bernard-Henri Lévy s’exprime pendant environ 7 minutes et 30 secondes (en raison du temps pris par les questions et surtout la traduction) Après un rapide décompte, il s’avère que le grand homme emploie à pas moins de 55 reprises les termes « je », « moi », « mon » ou « ma », soit environ une référence à sa belle personne toutes les huit secondes. Belle performance. Et, comme nous allons le voir, ces références ne brillent pas, bien que BHL s’en défende, par leur modestie.

Cela commence très fort, puisqu’après seulement quelques secondes d’interview, le spécialiste de Botul annonce clairement la couleur : « Je suis venu soutenir le peuple ukrainien, je suis venu saluer la ville d’Odessa, et je serai demain soir à l’opéra d’Odessa pour jouer une pièce que j’ai écrite pour l’Ukraine. (…). Je vais dire qu’Odessa est une capitale de Europe et je vais venir saluer, très humblement, l’esprit de résistance européen d’Odessa ». C’est tout ? Non. Car BHL n’est pas seulement venu parler au nom de BHL, même s’il adore parler de BHL, et même s’il le fait « très humblement » : « Vous savez, les peuples, le peuple d’Europe est avec vous. Les dirigeants sont frileux, les dirigeants ont peur de Poutine, nos dirigeants. Mais nos peuples sont avec vous ». « Nos peuples » ? Étonnante formule… Le richissime Bernard-Henri Lévy aurait-il fait de nouveaux investissements lui permettant de devenir propriétaire des « peuples d’Europe » ? À voir…

Ne soyons pas injustes : BHL ne se pense peut-être pas propriétaire des peuples d’Europe. N’oublions pas qu’il s’exprime « très humblement »… La suite nous renseigne en effet davantage sur le rapport complexe qu’il entretient avec « ses peuples » : « Je suis ici le représentant de ces opinions publiques européennes, ces opinions publiques elles savent que le cœur de Europe bat à Odessa, et demain soir à l’Opéra, c’est ça que je vais dire. Le cœur battant de l’Europe, il est à Odessa. Et c’est pas moi qui le pense, c’est la majorité du peuple français, c’est la majorité des peuples européens, et je suis ici leur modeste porte-parole, leur modeste représentant ». Espérons que BHL, représentant auto-proclamé de peuples dont il affirme connaître les « opinions », ne soit pas un jour étouffé par sa « modestie ». Le théâtre ne s’en relèverait probablement pas…


« Le commerce c’est bien, mais la morale c’est tellement mieux »

Le « représentant des opinions publiques européennes » se fait ensuite plus incisif, notamment à l’égard des autorités françaises. Mais quand il met en cause certaines décisions du gouvernement Hollande-Valls, c’est pour mettre en scène sa propre audace et l’influence qu’il s’attribue (et que, trop souvent, on lui concède) : « Mon pays, la France, comme vous le savez, a promis deux navires à la Russie, deux Mistral, ça n’est pas possible, la France ne peut pas livrer à Poutine, aujourd’hui des navires de guerre. Le président Hollande qui a reçu le président Porochenko, ne peut pas livrer des bateaux de guerre à Poutine. Alors ça je le dis ici, je le dis dans la pièce de demain à l’opéra d’Odessa, mais je le dis aussi à Paris, et je le dis au président français Hollande et j’espère que je gagnerai. J’espère que ces bateaux ne seront pas livrés. J’espère que ces contrats seront rompus ».

On remarque à nouveau l’incroyable capacité de BHL à se poser comme l’homme de toutes les situations et l’égal des puissants qu’il ose affronter. Ce qui importe, du moins ici, ce n’est pas ce qu’il dit puisque ce qui importe est qu’il le dise… comme il le dit et le redit lui-même, dans sur sorte d’imitation de l’art de l’anaphore : « Je le dis ». Et il le redit, en personnifiant un combat qui devient ainsi « son » combat : « j’espère que je gagnerai ».

Notons au passage ce petit cadeau offert par BHL à ceux qui connaissent un peu son CV et ses prises de position passées : « J’espère que ces contrats seront rompus. Parce que le commerce c’est bien, mais la morale c’est tellement mieux et tellement plus important ». Quand bien même on pourrait s’accorder avec BHL pour estimer que vendre des armes à la Russie de Vladimir Poutine n’est pas l’acte le plus moral qui soit, il est pour le moins audacieux de la part de cet admirateur inconditionnel de l’armée israélienne, qu’il considère comme « l’armée la plus morale du monde » (rien que ça), d’avoir recours à ce type de vocable, a fortiori en pleine offensive meurtrière contre Gaza. À moins que BHL ait des indignations à géométrie variable ? Nous n’osons le penser…


Quelques leçons du génial BHL aux « simples » Ukrainiens

François Hollande n’est pas le seul à bénéficier des conseils avisés du grand BHL. Ce dernier offre en effet aux Ukrainiens eux-mêmes, dans une autre partie de l’interview, et ce à titre gracieux, quelques leçons de géopolitique et de résistance. La preuve : « Sur le Maïdan à Kiev j’ai dit "Attention ! Poutine est capable de tout, Poutine est un impérialiste, Poutine est un néo-fasciste" (…). J’ai dit ça sur le Maïdan. J’ai dit aux jeunes du Maïdan : "Attention ! Vous avez face à vous un adversaire redoutable, capable de tout" ». Nul doute que les « jeunes du Maïdan », confrontés directement, et au quotidien, aux manœuvres de Poutine et à la répression organisée par ceux qui étaient alors ses alliés ukrainiens, devaient et doivent encore remercier Bernard Henri-Lévy qui est venu leur apporter ses lumières directement depuis Saint-Germain des Prés sans même prendre le temps de faire une escale par son somptueux riad de Marrakech.

Les jeunes de Maïdan sont donc des privilégiés, mais ils ne sont pas les seuls. En effet, BHL entend dispenser son savoir à d’autres Ukrainiens sans doute très impatients d’entendre l’avis de l’éternel rebelle à propos de leur situation : « Je vais aller voir tout à l’heure des blessés, des réfugiés du Dombass ; pour moi ce sont des héros d’ailleurs, ils affrontent une des plus puissantes armée du monde. (…) Je vais donc aller les saluer et je vais leur dire comme sur le Maïdan à Kiev : "Vous êtes braves, mais Poutine est barbare, il est capable de tout !" ». On ne doute pas un seul instant que ces blessés vont être ravis, et étonnés, d’entendre dans la bouche de BHL ce qu’ils savent déjà.

Pourquoi le grand BHL se sent-il donc obligé d’administrer ses doctes leçons à des personnes qui, étant en première ligne, connaissent mieux que lui la situation sur le terrain, et notamment le degré des violences armées ? Pourquoi leur enseigner ce qu’elles savent ? Tout simplement parce que ces gens sont « simples ». La preuve ? C’est BHL qui le dit : « La barbarie des hommes d’un côté et l’esprit de résistance et l’héroïsme et la grandeur des hommes de l’autre coté. Et moi j’admire l’esprit de résistance, j’admire cet esprit de grandeur qui s’empare de gens simples, à Kiev et à Odessa comme à Sarajevo où comme en France à l’époque de la résistance contre le nazisme, des gens simples saisis par la grandeur qu’ils ont en eux ». En résumé, BHL aime la simplicité quand elle permet d’honorer celui qui l’honore : BHL-moi-je, qui se réserve la complexité et le sens de la complexité.


Poutine n’est pas Hitler, mais quand même…

Un grand sens de la complexité qui s’exprime particulièrement lorsque BHL, en philosophe pour les nuls, déclare identique ce qu’il se défend de comparer : « Il y a une tradition en Europe qui s’appelle "l’esprit de Munich", c’était en 1938, face à Hitler, on a donné à Hitler ce qu’il voulait : les Sudètes, la Tchécoslovaquie, l’Autriche et on a dit "Ouf, on a la paix !". (…) L’Europe a peur de Poutine comme elle avait peur d’Hitler, mais ce qu’elle ne comprend pas, c’est que les gens comme Hitler ou comme Poutine il faut les arrêter tout de suite. Plus on attend plus ce sera difficile. Ce n’est pas la même chose Hitler et Poutine, naturellement, naturellement, mais l’attitude de Europe c’est la même, c’est "l’esprit de Munich" ». Un même « esprit » pour des contextes différents ? La fabrication des amalgames est en marche ! En résumé, je ne dis pas que Poutine est l’équivalent d’Hitler, mais quand même.

Le parallèle avec Hitler ? Une spécialité de BHL qui, comme nous le soulignions déjà en 2006, a déjà par le passé « [mis] dans le même sac Milosevic, Khomeiny, Hitler et les Talibans » et, plus récemment, comparé Kadhafi à Hitler dans une interview que nous avions déjà eu l’occasion d’évoquer : « Alors, bien sûr, Kadhafi n’est pas Hitler et Benghazi ce n’est pas Auschwitz. Mais enfin ce n’est pas complètement le contraire. Kadhafi est une des figures majeures de la barbarie contemporaine ». Le même procédé qu’à propos de Poutine : une mise en équivalence insistante, que l’on dément aussitôt en la maintenant. Mais le résultat est là : un goût immodéré de l’emphase rhétorique et des comparaisons sans contenu qui ont notamment pour effet (à contresens du béachélisme lui-même) de relativiser considérablement ce que fut l’ampleur de la barbarie nazie, à commencer par celle qui s’est exercée dans les camps de concentration.

BHL est donc prêt à raconter à peu près n’importe quoi, emporté par sa volonté de se mettre en scène et en avant, dans une posture de héros des temps modernes. Même le journaliste ukrainien semble, par moments, gêné. Manifestement les éditocrates et les journalistes français qui accueillent régulièrement BHL le sont beaucoup moins.


***



Chacun l’aura compris, et pourra s’en assurer en regardant la vidéo dans son intégralité (ce que nous avons fait, non sans mal, à plusieurs reprises), BHL moi-je a une fois de plus démontré l’étendue de son talent et de son amour de BHL. On ne peut ici s’empêcher de citer quelques extraits compte-rendu du spectacle de BHL sur BHL joué par BHL, dans la revue La Règle du jeu, dirigée par BHL. Ces extraits montrent que le fan club de BHL a su tirer les principales leçons des enseignements du maître :

« Le pari n’était pas mince. Le risque était grand que l’immense nef de 1600 sièges, étagée six fois jusqu’au paradis, devant tant d’étrangeté, de radicalité, d’attente, se vide peu à peu, ainsi qu’il arrive, paraît-il souvent, lors du Festival du film d’Odessa où aficionados et estivants se volatilisent sans façon, en grappes, quand l’histoire sur l’écran dérange ou déplaît. Pensez : un monologue en français de deux heures ou presque sans entracte, sous-titré en ukrainien ainsi que le veut la règle du pays, pour un public presqu’exclusivement russophone, en fin d’après-midi quand l’air est si doux aux terrasses d’Odessa. On nous avait prédit le pire.
Le public est resté, happé par la véhémence et l’ordre impérieux du discours d’un homme seul, qui, ordinateur en main, vivait en direct son texte, sentinelle hallucinée des catastrophes en cours et de l’abaissement européen face au retour de la saloperie populiste un peu partout à l’Ouest et de l’impérialisme à l’Est. Un ton, oui, entre halluciné et prophétique, en mémoire, peut-être, d’Artaud au Vieux Colombier, un soir de 1947, quand nous n’étions pas encore nés… (…)
Quant à Lévy, costume noir, mèche folle, corps dandy infatigable, les Dieux du Théâtre, ce soir-là, étaient au-dessus de sa tête, grand rebelle ».

N’en jetez plus ! Le fan club a d’autant moins peur du ridicule qu’il relaie son héros, dont la capacité à s’auto-congratuler n’a d’égale que son insistance sur sa « modestie ». On ne peut d’ailleurs manquer de souligner le contraste entre sa posture de laudateur du « peuple ukrainien » et de représentant des « peuples européens » et son désormais légendaire égocentrisme, une fois de plus à l’honneur dans cette interview. Comme si les uns n’étaient faits que pour mieux servir l’autre ?

Tout cela ferait sourire si la prestation de BHL à la télévision ukrainienne n’était pas la caricature caricaturale de celles qu’il offre dans les médias français. Tout cela ferait sourire si la situation en Ukraine n’était pas si tragique, et si BHL ne jouait pas, par moment, un véritable rôle auprès des pouvoirs en place, comme ce fut le cas lors de la guerre en Libye. La Libye… Que pense d’ailleurs BHL du chaos dans lequel se trouve le pays après l’intervention de l’OTAN ? A priori pas grand chose, son nouveau cheval de bataille étant désormais l’Ukraine. Soyons honnêtes : le « bloc-notes » de BHL daté du 7 août est consacré à la Libye. Qu’y apprend-on ? Que la situation en Libye n’est certes pas rose, mais que BHL « ne regrette rien ». Pourquoi ? Parce que la Libye « n’est pas [devenue] un pays islamiste ». C’est tout ? C’est tout. Rideau.


Julien Salingue


Sources : Cet article a été rédigé grâce à la vidéo et à sa transcription que l’on peut trouver sur le site « Les crises.fr » [1].

 
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Notes

[1Une vidéo précieuse dont l’usage n’implique pas nécessairement l’approbation de son réalisateur et de ses points de vue.

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