D’emblée, le titre choisi annonce un parti pris évident que la liste des intervenants ne peut que renforcer : sur les quatorze personnes sollicitées par Stéphane Bern, sept sont d’anciens proches du général de Gaulle, collaborateurs ou membres de la famille. Un choix qui interdit presque à coup sûr que soit porté un regard distancié sur la personne du général, et moins encore une réflexion critique sur son œuvre politique… Si au moins les sept autres intervenants avaient été choisis pour faire contrepoint. Il n’en fut rien, évidemment. Nous retrouvons par exemple Jean-Louis Debré, dont le père fut Premier ministre de de Gaulle (ce qui n’est jamais précisé dans de l’émission), et dont on se doute que les interventions n’éreinteront pas trop le grand homme... Bref, ce qui était à craindre dès le début de l’émission se confirme par la suite : ce n’est pas à un documentaire de vulgarisation historique que nous avons affaire mais à une véritable hagiographie.
La naissance d’une bête médiatique
Bien en phase avec le journalisme politique tel qu’il se pratique aujourd’hui, l’émission appréhende la politique essentiellement sous l’angle du spectacle et des petites phrases. Ainsi, après une première visite de la Boisserie où l’on apprend, détail essentiel, que le téléphone est caché « dans le cagibi, sous l’escalier », la voix off annonce sur fond de musique théâtrale : « Rebelle, insoumis, sarcastique, le général de Gaulle est le premier homme politique français à faire de la communication une arme de persuasion massive pour changer le cours de l’histoire » (sic). Pour tenter d’appuyer cette affirmation péremptoire, une première série d’intervenants nous vante les talents de communicant du général de Gaulle. Que mérite d’être abordée la manière dont de Gaulle utilise les outils de communications modernes pour construire sa propre image, notamment pendant ses deux mandats présidentiels, cela ne fait pas de doute. Mais cette question n’est jamais évoquée, et la maîtrise de sa communication par de Gaulle n’est abordée que pour mieux vanter la grandeur du personnage.
Pis, les grandes étapes de son parcours sont revues sous le seul angle du potentiel médiatique. Ainsi, la Seconde Guerre mondiale est principalement perçue comme un premier essai concluant de de Gaulle sous les feux des projecteurs. Des débuts qui ont été rendus possible par l’imprésario de circonstance du général, un certain…Winston Churchill qui souhaite « lui donner les moyens de ses ambitions » et décide de « tout miser sur cet illustre inconnu ». Il s’en suit une série d’interventions, photographies d’époque à l’appui, sur les campagnes médiatiques que de Gaulle effectue dans le but de conquérir le cœur du public. Une bien belle histoire, dont on ignore trop souvent le versant show-business !
On enchaîne ensuite sur le retour en France en 1944 et la descente triomphale des Champs-Élysées, au cours de laquelle « toutes les caméras sont braquées sur l’homme providentiel » (on notera au passage l’anachronisme, à une époque ou les principaux médias sont encore la presse écrite et la radio). Le temps de passer un extrait du fameux discours à la Mairie de Paris et c’en est fini de la guerre. Ainsi, vu par « Secrets d’Histoire », la place de de Gaulle dans la Seconde Guerre mondiale se résume pour l’essentiel à celle d’un produit médiatique créé de toute pièce et dont le succès serait même devenu incontrôlable : « La créature médiatique finit cependant par échapper à son créateur ».
De Gaulle règne sur la politique française
Un rapide passage sur le gouvernement provisoire permet d’enchaîner sur la « traversée du désert médiatique » et le « retour fracassant » de 1958. Inutile de dire que la manière dont sont traitées les onze années de présidence de de Gaulle sont du même acabit que ce qui a précédé. Sans surprise, les conférences de presse constituent le premier point sur lequel l’émission s’attarde sans aucune distance critique. Seulement des commentaires d’intervenants béats : « Les gens se battaient pour aller à la conférence de presse du général De Gaulle. C’est un show ! » raconte Jacques Vendroux, journaliste sportif et accessoirement… petit neveu de de Gaulle. Pour Alain Duhamel, « c’est un comédien prodigieux ! Mais vraiment prodigieux ! Mais qui travaillait beaucoup... Ses discours, il les prononçait sans note. Mais il les mémorisait. »
Les principaux événements survenus au cours des deux mandats présidentiels sont bien évoqués. Mais lorsqu’ils ne sont pas présentés sous le seul angle de la vie privée, ils en deviennent si schématiques et anecdotiques qu’ils en perdent toute substance politique. Ainsi, sur la Guerre d’Algérie, on serait tenté de croire que le fait de dire « Je vous ai compris » a permis à de Gaulle de se faire admettre unanimement comme le seul recours possible ; que sa rencontre avec le Chancelier Adenauer en 1963 se résume pour l’essentiel à un conflit familial pour savoir si ce dernier doit coucher à la Boisserie ; ou que la « Troisième voie » voulue comme alternative aux modèles américain et soviétique, n’est qu’une manière de « faire de la France l’arbitre de ce combat de titans » ; etc.
Du côté de la politique intérieure, ce n’est pas mieux. D’abord, alors qu’il évoque la conception qu’avait de Gaulle de la France, Stéphane Bern ne peut s’empêcher de nous servir ses propres emballements monarchistes. Choisissant de se rendre à Versailles pour nous faire visiter le Trianon-sous-Bois, réaménagé en lieu de résidence présidentielle à la demande de De Gaulle, il introduit le sujet d’une drôle de manière : « Restaurer la grandeur de la France. Mais pas seulement : le général de Gaulle veut aussi la réconcilier avec son passé et souvenez-vous : son père est monarchiste » … Avant d’insister, quelques minutes plus tard : « Le général de Gaulle a voulu restaurer la place de la France dans l’histoire en faisant de ce lieu le symbole d’une grandeur recouvrée ».
Autre aspect incontournable de la personnalité de de Gaulle sur laquelle l’émission s’appesantit : ses rapports avec les artistes du show business et les sportifs. Pas d’inquiétude, ces rapports sont excellents, nous dit-on. Et s’agissant des sportifs, nous assistons à une drôle de démonstration, consistant à reprendre sans aucune distance un extrait des actualités filmées de l’été 1960 relatant le passage du Tour de France à Colombey-les-Deux-Églises, fief de la famille de Gaulle. Le journaliste de l’époque annonce que, « grande surprise », de Gaulle est apparu « au milieu des villageois de Colombey » pour assister au passage du tour incognito. Si le caractère spontané de cette scène telle que rapportée par le reportage d’époque est plus que douteux, il est pourtant corroboré par le grand témoin convoqué par Stéphane Bern, Jacques Vendroux, qui précise : « Lui, il y a été tranquillement avec ses lunettes, comme un supporter... ça a mis une pagaille, mais une pagaille ! Mais il y a des coureurs, des coureurs, mais des grands coureurs de l’époque hein, ils se sont arrêtés, parce que c’était le général, mais leur seul souci c’était de faire une photo en pleine compétition avec le général de Gaulle. C’était extraordinaire. » Après une telle démonstration, comment reprocher au reportage de conclure ce chapitre en faisant le constat que le général de Gaulle était adulé des sportifs ?
De Gaulle au cœur de Mai 68
Plus aberrant encore, le passage de l’émission consacré aux événements de Mai 68. Alain Duhamel commence par expliquer doctement que « ça faisait dix ans qu’il était au pouvoir et les Français sont les Français, dix ans pour eux c’est toujours très long, même si on a affaire au plus grand homme français du XXème siècle ». Les Français, donc, en plus d’être versatiles et incapables de reconnaître un « grand homme » quand ils en tiennent un, seraient des ingrats, ajoute l’historien – ou à la lecture de ce qui suit, prétendu tel – et chroniqueur au Point, François Kersaudy : « Il a quand même redonné une extraordinaire prospérité à la France et d’un seul coup, il se fait traiter de dictateur par des gamins qui sont des gosses de riches en plus ». Voilà pour l’origine des événements : une rébellion d’étudiants friqués, bas du front et indignes du général !
Quant à l’issue de la crise, « Secrets d’histoire » n’y voit qu’une explication : le « coup de comm’ » génial de de Gaulle lors de sa « disparition » à Baden-Baden… Jacques Vendroux, encore lui, nous donne la clé de la psyché des Françaises et des Français face à l’événement : « Tout le monde s’inquiète, tout le monde s’affole, et tout le monde se dit : “Ben finalement le général de Gaulle, c’est pas si mal que ça” ». Et la voix off d’approuver : « Une disparition de deux heures qui va renverser la situation : le 30 mai, 500 000 personnes défilent sur les Champs-Élysées aux cris de “Vive de Gaulle” ! ». Plusieurs interventions viennent par la suite exalter encore les talents de de Gaulle pour les coups de poker médiatiques.
Cette présentation des choses est doublement simpliste, pour ne pas dire absurde. D’une part, la personnalisation atteint ici son paroxysme en ramenant le vaste bouillonnement social, culturel et politique, doublé de la plus grande grève ouvrière du XXe siècle en France, que fut mai 68, à la seule question du maintien au pouvoir de de Gaulle. D’autre part, celle focalisation sur « la communication » et les « stratégies médiatiques », dès qu’il s’agit de son action politique, ainsi que le récit presque heure par heure de leur déroulement et de leurs effets, sont pour le moins excessifs, à une époque où ni les sondages, ni les chaînes d’info en continu ne scandaient la vie politique.
De Gaulle intime
L’émission de Stéphane Bern ne serait pas ce qu’elle est sans cette avalanche d’anecdotes insignifiantes concernant la vie privée et sentimentale de ceux dont il est question. Dans ce numéro, le ton est tout de suite donné : « On connaît l’homme public, moins l’homme privé, profondément épris de sa femme Yvonne ». Sur l’homme privé, l’émission tient effectivement toutes ses promesses, avec toute l’emphase mâtinée de fausse pudeur qui fait le charme de l’exercice : « L’histoire de ce couple est indissociable de celle de la France » ; les trois enfants de Charles et Yvonne de Gaulle sont le « ciment de cet amour », et tout particulièrement Anne, « leur fille trisomique née en 1928 », dont nous apprendrons que la mort à l’âge de 20 ans ne fera « que renforcer l’affection profonde qui unit ce couple de légende », après avoir assisté à l’étalage complet de ses infirmités.
Mais ce n’est pas tout : « Si Charles est visiblement très épris de son épouse, il n’en est pas pour autant insensible au charme de la gente féminine. Yvonne ne semble pas avoir de motif de jalousie, même si parfois, elle peut montrer quelques signes d’agacement » ose la voix off. L’honneur est sauf, semble-t-il, puisque, selon Alexandre Duval-Stalla, « la seule maîtresse qu’on connaît au général de Gaulle, c’est la France »…
Le documentaire s’aventure ainsi très, trop longuement sur le terrain de la vie conjugale des de Gaulle et de la psychologie intime des deux protagonistes : « D’abord ils s’installent dans un petit appartement à Paris, où c’est moche hein, c’est petit, il y a le métro qui passe tout le temps, elle fait les courses, elle fait la cuisine, elle cire le plancher, […], lui il est constamment en expédition dans le désert, elle est seule avec les enfants, jamais elle ne se plaint », explique Christine Clerc. À l’endurance d’Yvonne répondent les failles cachées de Charles : « Le général de Gaulle a toujours été un mélancolique. Et peut-être un peu un dépressif, un dépressif intermittent. Ça n’est pas un homme gai et ça n’est pas un homme positif » explique Alain Duhamel, avant que Christine Clerc ne revienne à la charge : « Elle (Yvonne) connaît cette sensibilité cachée qu’il ne faut pas montrer, elle sait à quel point il a souffert de ses échecs, de la naissance, du développement et des crises de la petite Anne, elle voit à quel point il souffre et elle ne le supporte pas pour lui, elle cherche à le protéger ».
Si l’émission se termine par une critique à mots couverts de certains aspects de l’action de de Gaulle, comme le mépris qu’il vouait à ses opposants du fait d’une conception excessive de son propre rôle politique, ou sa rencontre avec Franco en 1970, ces quelques objections, empilées dans les dix dernières minutes de l’émission, n’entament en rien le ton apologétique qui prévaut dans l’ensemble du film.
Comme à l’accoutumée, l’émission de Stéphane Bern ne nous épargne donc pas les détails futiles sur la vie intime de celui auquel elle se consacre, détails que l’on tente naïvement de faire passer pour les résultats d’une investigation historique. Ce goût pour les anecdotes insignifiantes révèle surtout une extraordinaire confusion entre la vie collective d’une société à une certaine époque et la vie intime de ceux qui en sont les acteurs les plus en vue. Pis, cette personnalisation extrême suggère implicitement que l’histoire n’est que le produit de la volonté et des décisions de ceux qui gouvernent, de leur génie, de leur clairvoyance et de leur charisme… Personnalisation et peopolisation : tel est le secret de « Secrets d’histoire ». C’est aussi la recette du journalisme politique du temps présent. Coïncidence ?
Rémi Lépinay (avec Blaise Magnin)